Opinions - 22.01.2014

Pourquoi avons-nous besoin d'un gouvernement technocrate

Le parti islamiste «Ennahdha» qui est arrivé en tête à l’Assemblé nationale constituante avec 41% des voix ne peut rater cette occasion historique d’édifier ses propres institutions et de garder le pouvoir pour longtemps. Comme l’avait considéré Friedrich Hayek (1943), un gouvernement d'une majorité homogène et doctrinaire issu d’une démocratie peut être aussi tyrannique que la pire des dictatures. Ennahdha est un parti qui a su faire l’alliance entre plusieurs tendances à obédience islamiste et qui a des chances de remporter de nouveau les prochaines élections.  Ce parti va poursuivre l’édification de ses institutions dont l’origine historique n’est pas en faveur d’une démocratie libérale ou délibérative. Une telle situation ne peut déboucher que sur l’instabilité politique qui plongera la Tunisie dans la ruine totale.

Pour cela, nous plaidons comme l’avait préconisé Platon en faveur d’un gouvernement de savoir, de compétence, d’engagement et de probité.

Le parti islamiste a su tirer profit de l’instant historique

Gustave Le Bon  nous enseigne que pour gagner les élections un parti doit avoir l’argent, le prestige, le réseau social, l’appui et  la sympathie des médias. Tous les partis peuvent disposer des ces atouts avec des degrés différents. Cependant, le parti islamiste profite en sus de l’histoire et de la géographie ce qui lui a permis de devancer l’opposition qui était effritée. En effet, le jeu politique en Tunisie comme dans les autres pays arabes dépend étroitement de la religion. Le parti islamiste Ennahdha a forgé une image positive d’honnêteté, de militantisme, d’hospitalité, de bienveillance au sein d’une population mortifiée par le chômage, la pauvreté, la corruption et les inégalités sociales. L’aisance financière de ce parti (aides des pays du Golfe) lui a permis d’être proche de la population à travers ses associations caritatives formelles et informelles éparpillées sur le territoire. Ennahdha a  bénéficié également du meilleur réseau de communication dans le pays (5.000 mosquées et imams) prêts soutenir sa campagne électorale. Au rayon des médias, Ennahdha a impulsé la naissance de plusieurs journaux et chaînes de télévision d’obédience islamiste.

Sur le plan constitutionnel, alors qu’il était préférable d’adapter les institutions existantes, le parti islamiste a voulu créer de nouvelles institutions qui ont coûté (investissement de départ et coût de transaction) énormément à la collectivité nationale. Leur stratégie s’explique par leur volonté d’instaurer des institutions qui appartiennent  au «path dependence».

Illusions sur une coordination coopérative avec les islamistes

«Il ne peut y avoir de Coran sans musulmans qui le lisent, l’interprètent et tentent de le traduire en institutions et réalités sociales» (Saïd, 2011) .

La théorie du path dependence de North (2005) semble être très utile dans l’explication des réformes institutionnelle envisagées en Tunisie post-révolutionnaire. «Path denpendence» ou dépendance au sentier, signifie que la prise des décisions, l’établissement des règles et des lois et le choix des structures institutionnelles sont influencés par celles du passé. En d’autres termes, ces structures doivent être issues des paroles d’Allah du prophète Mohamed ou inspirées des expériences antérieures des Etats islamistes. Le «path dependence» traduit l’existence d’une intime relation entre le système de croyance et le cadre institutionnel en vigueur [North 2005]. L’édification des institutions par les islamistes est affectée intentionnellement ou non intentionnellement par le poids de l’héritage politique islamique «policy legacy». Cet héritage est antidémocratique: «L'Islam, qu’il soit intégriste ou pas, est-il compatible avec la démocratie de type occidental ? La réponse est clairement non»  Amon Perlmutter (2011).

Cet héritage incite à la préservation des inégalités afin de conserver le pouvoir et ceci depuis le paganisme en passant par le califat islamiste (Ibn Khaldoun). La religion (le Coran et la Sunna) a été historiquement instrumentalisée afin de remplir ce rôle. Deux siècles après le décès du prophète, la confusion entre le Khilafah et le pouvoir  a fait que le calife s’est accaparé du privilège linguistique lui permettant d’interpréter les versets coraniques et les paroles du prophète afin de rester au pouvoir . Afin d'atteindre cet objectif, il a utilisé le fanatisme « Assabia » (esprit de corps particulier), le «factionnalisme», le «clientélisme», la «Oumma» ou «l’esprit sectaire» (sectarianisme). D’ailleurs, le «Asabia» a été justifié par le Coran  et la Sunna. Le prophète Mohammad tenant compte de ce facteur («Asabia») stabilisateur du pouvoir islamiste à l’état embryonnaire a exigé que son successeur  appartienne à la tribu «Quraish» qui se caractérise par une forte «Asabia» . Le «Asabia» permet d’unifier les individus et de faciliter leur action collective.

Ainsi, ce «path dependence», a été marqué par l’unicité de la vérité, de la propriété (la chose publique devient une chose privée dans l’intérêt de la communauté musulmane: Oumma), du leader ce qui s’avère en contradiction avec les principes et les bases de la démocratie. La référence à ce «path dependence» explique en grande partie la volonté du parti islamique de désarmer l’opposition ou le contre-pouvoir de tout dispositif collectif de régulation. Ainsi, la coordination entre eux ne peut être de type coopératif elle est plutôt une coordination de fait accompli puisqu’ils ne sont pas d’accord sur les principes voir sur l’essentiel. Ce type de coordination entrave le processus de la croissance et du développement.

Gouvernement indépendant: Savoir, compétence, probité et engagement

En dépit de son pouvoir magique, la démocratie ne peut soulager la crise. Aucun parti politique et à plus forte raison les islamistes ne prétend réduire les contradictions sociales, assurer et garantir la relance de l’économie, la stabilité, l’efficacité du gouvernement et la liberté individuelle et collective à court ou à long terme. En effet, arrivé au pouvoir, les institutions créées ne peuvent que préserver le pouvoir [Schotter (1981)]. D’ailleurs, la question du meilleur régime était au cœur de la réflexion depuis Platon et Aristote . Ces deux philosophes ont posé les grandes questions de tout les temps : qu’est-ce qu’un régime juste ? quelle doit-être son organisation? qui doit gouverner?

Platon, distingue trois parties de l’homme qui sont les besoins, le cœur et le savoir auxquelles correspondent les trois classes de la société. La première classe correspond aux paysans, artisans, et commerçants qui sont le moteur de la vie domestique. La seconde est la classe des guerriers chargés d’assurer la défense de la nation. La troisième  est celle des détenteurs du savoir qui sont les philosophes. Pour Platon, le peuple n’est pas rationnel parce qu’il est guidé par l’opinion et les illusions, ainsi il ne peut pas diriger ou gouverner. Les guerriers sont irrationnels puisqu’ils se basent essentiellement sur leur force physique. Ce ne sont que les philosophes qui peuvent gouverner car ils sont proches du savoir. Ainsi, un régime est juste selon Platon s’il met chaque catégorie (peuple, guerriers, philosophes) à sa place.

Chez Platon, le régime idéal est une aristocratie ou encore " roi - philosophe "  où le savoir et la raison dominent. Tous les autres régimes (ploutocratie, démocratie, monarchie, …) sont écartés par Platon car ils négligent la place du savoir.

Ces idées ont également inspiré d’autres auteurs. North (2005) nous a enseigné que le changement économique est tributaire à la qualité de la démographie, au stock de la connaissance, au cadre institutionnel qui détermine les structures incitatives du pays.  En se référant à ce cadre philosophique et économique, nous avançons les conséquences suivantes:

Premièrement, le choix d’un modèle de gouvernance politique ne se limite pas uniquement à la volonté d’instaurer une démocratie importée ou adaptée aux conditions socioéconomiques du pays. Par ailleurs, le militantisme politique à lui seul, ne peut être un critère de choix des membres du gouvernent quelque soient les sacrifices consentis. Deuxièmement, la Tunisie a besoin d’inventer un système politique local basé sur des institutions plus souples à construire et à modifier compte tenu de la capitalisation sur son expérience et sur celle des pays du «printemps arabe». Troisièmement et le plus important c’est que ce système doit tirer sa légitimité d’une reconnaissance locale et internationale, du savoir, de la compétence, de la probité, de l’intégrité et de l’engagement de ses fondateurs et de ses exécuteurs.

Hayet Ben Said
Enseignante chercheuse

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