Success Story - 18.01.2014

Saïda Rached: Un militantisme nommé sagesse

Nouvellement élue présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) lors de son 10e congrès du 22 au 24 novembre dernier, Madame Saïda Rached est née sous le signe astrologique du Verseau, deux ans après l’indépendance de la Tunisie.

À l’image des natifs de cet avant-dernier des signes du zodiaque, elle est animée de rêves d’innovation, ayant l’espoir chevillé au corps, constellé d’idéalisme et d’amour de la liberté élevé en dogme, l’indépendance étant une règle de vie, outre une générosité à toute épreuve.

C’est probablement l’exemple de sa mère qu’elle qualifie de militante véritable qui lui a ouvert assez tôt les yeux sur les injustices qui sont faites à la femme tunisienne. Mais elle apprendra vite du fait de son militantisme précoce que les abus ont ceci de positif qu’ils permettent de comprendre le sens et la valeur de la tolérance. Toujours est-il qu’elle avait de la peine à voir ces femmes, au travers de sa mère, jamais assez considérées à leur juste valeur, ne serait-ce que pour leur remarquable et permanente réussite à élever leurs enfants, assurer leur réussite. Ce qui fut le cas de la famille Rached.

Celle qui s’appela un temps Aoun, du fait de cette particularité qui fait porter parfois, en Tunisie, un nom différent aux membres d’une même famille, a fait sa scolarité primaire et son premier cycle du secondaire dans sa ville natale avant de se retrouver interne pour le deuxième cycle à Monastir.

Un caractère avant-gardiste

Déjà, dès sa prime scolarité, elle va se distinguer par une originalité qui marque son personnage veillant particulièrement à être toujours avant-gardiste. Ainsi, son cursus fut particulier. Mordue d’humanités, fascinée par le savoir, elle satisfait sa passion en faisant des études littéraires en sixième et septième après avoir commencé ses 4e et 5e années en filière scientifique. Mais admise brillamment au baccalauréat Lettres en 1975-1976, elle est encouragée, sinon pressée, de faire science dans le cadre du pourcentage ouvert aux littéraires. La filière littéraire avait mauvaise presse, en effet.

C’est peut-être par compensation psychologique que celle qui n’a pu finalement embrasser la carrière d’avocat à laquelle elle se destinait fut une brillante juriste de terrain.

Ses études de médecine, la militante les poursuit à Sousse, pour le premier cycle, et à Tunis pour le second. Mariée jeune, dès sa deuxième année d’études, elle a eu la chance d’avoir un mari très coopérant, un ami de lutte pratiquement; assurément sa formation des grandes écoles et ses études en France l’avaient préparé à apprécier et aider le militantisme de sa compagne.

C’est probablement l’influence de son professeur de philosophie qui en a fait une militante politique de gauche. Car Saïda Rached le revendique haut et fort: elle a le cœur normalement positionné. Toutefois, assure-t-elle aussitôt, elle est indépendante et y tient comme à la prunelle de ses yeux. Le vrai militant est d’ailleurs celui qui sait défendre bec et ongles son autonomie, condition sine qua non pour préserver ses valeurs intactes.

Ces valeurs, elle a eu l’originalité de les défendre, dans les années 80, au sein d’un groupe trotskiste clandestin, adhérant à la 4e Internationale. Il était le seul à poser déjà clairement la question de la femme. Il était en avance sur tous les autres mouvements de gauche; ce qui explique la présence en son sein de cette femme d’avant-garde qu’est notre militante. D’ailleurs, se souvient-elle, la condition pour adhérer au groupe était d’avoir des convictions et une option pour un mouvement féminin autonome. Sa spécificité idéologique tenait justement à cette revendication d’indépendance et ce militantisme pour la dignité de la femme.

Le passage au féminisme ne fut alors qu’une formalité pour qui portait l’exigence de la dignité féminine en proue de sa personne. Et ce fut le club Tahar Haddad, un passage obligé à l’époque où il était formellement interdit de faire du féminisme. Le club se présentait donc comme un club culturel.

Évoquant les riches heures de ce club portant le nom de celui qui fit tant pour la femme, elle a tenu à saluer sa directrice, Madame Jalila Hafsia, qui ne ménageait pas ses efforts pour les aider à avoir la possibilité d’agir, de militer. Elle en évoqua d’autres dans la générosité dont déborde son coeur.

Les grandes réflexions et les débats fertiles continueront dans un groupe syndical appelé «Ceux de la base» au sein de l’Ugtt, groupe issu du 18e congrès, parmi six autres groupes syndicaux.  Cette activité débordante se reflète bien dans le fait que sa haute responsabilité actuelle à l’association est le 3e mandat en son sein, ayant été déjà sa trésorière et, juste avant son élection comme présidente, sa secrétaire générale. 

Aujourd’hui, dans une association qui réunit des militantes d’horizons divers, même si la tonalité d’ensemble est d’être globalement de gauche, Mme Rached ne se dépare jamais de son indépendance politique. Pour elle, comme pour l’association, ce qui compte c’est la liberté du choix à la condition que cela ne touche pas aux principes et valeurs pour lesquels on milite. «C’est le travail en commun, la solidarité et l’action collégiale qui nous permet de tenir», dit-elle.

Les valeurs, le féminisme

D’emblée, dans les nouveaux locaux, bien situés sur la route de l’Ariana, juste derrière la place Pasteur, la nouvelle présidente se définit comme une militante responsable, mais parmi tant d’autres. L’association est plurielle, riche de combattantes pour les valeurs, unies dans l’action et la décision pour être nombreuses, l’union faisant la force, et celle-ci donnant qualité et efficacité au nombre. «On est plurielles; on vise non seulement les droits de la femme, mais les droits humains. Notre bataille est pour le respect de la pluralité», assure celle qui ne le dit pas, mais qui est avant tout une militante de toujours, militante de terrain pour une pluralité effective.

Ce militantisme incarné, quasiment organique lui permet de jeter un regard lucide sur le monde associatif, trouvant nombre d’associations coupées du monde, pensant qu’il incombe aux plus actives de la société civile d’incarner au plus près l’intérêt du peuple dans ses différences.

D’autant plus qu’on se fait une fausse idée de la réalité sociologique de la Tunisie profonde, moins conservatrice que ses élites ou que l’apparence qu’en donnent les villes huppées de la côte. La présidente de l’Atfd qui ne travaille pas dans la capitale, étant surtout en contact avec la ruralité, confirme bien que l’âme rurale tunisienne est libre, «empreinte surtout de dignité». Avec une émotion non feinte, tout de volontarisme, elle rappelle cette figure emblématique de la vieille dame rurale, lors de la Révolution, à laquelle on a volé la vie de l’un des fils et qui offrait les autres à la réussite de la Révolution du peuple. Et le médecin, femme de terrain, de conclure, péremptoire : «Les femmes de Redeyef, et du sud en général, affichent une dignité belle à voir». D’ailleurs, «la mixité dans le sud du pays ne fait pas problème, elle n’est pas rejetée, la femme côtoyant l’homme dans les divers lieux de travail». C’est que pour gagner leur vie tellement miséreuse, il ne suffit même plus de travailler à deux dans le couple et au sein des familles pauvres, tellement nombreuses; toutes les mains sont à l’œuvre, garçons et filles confondus, pour subsister. «Et tous sont égaux dans la vie!»

«Bourguiba? On ne verse pas dans le paternalisme !»

Les femmes de l’Atfd voueraient-elles un quelconque culte à Bourguiba pour l’œuvre remarquable accomplie, comme c’est un peu la mode aujourd’hui? Nullement. Madame Rached martèle, catégorique:«La femme tunisienne d’aujourd’hui est loin de se considérer comme la création de Bourguiba; à l’Atfd on ne verse pas dans le paternalisme. On croit à l’Etat moderne et on y milite.»

Elle ajoute, sûre d’elle, l’histoire confirmant ses propos : «On était des opposantes à Bourguiba»; et les femmes de l’association restent les opposantes qu’elles ont toujours été !

S’il est de bon ton aujourd’hui d’encenser l’héritage de Bourguiba, Mme  Rached estime — même si elle ne nie pas que ce qui a été accompli par le «Combattant suprême» fut révolutionnaire — qu’il aurait pu faire bien plus. Ce faisant, il aurait alors aidé à ce que la graine intégriste ne reste pas dans le fruit de l’État au sortir de l’indépendance. Ce qui ne fut pas le cas; et cela a maintenu en l’état l’absence dans notre pays de culture démocratique.

«Le Code du statut personnel a bien été une révolution; il a d’ailleurs été adopté avant la constitution!», dit-elle, avec comme une pointe de regret dans la voix.

«On a ainsi intériorisé nombre de traditions comme le système patriarcal.» C’est que les acquis du Code du statut personnel ne sont pas irréversibles, car la révolution n’est pas achevée. «D’autant plus qu’il reste des lacunes à combler au Code du statut personnel, relatives au patriarcat, l’homme y étant défini comme chef de famille, à la tutelle des enfants donnée ipso facto au père, outre les décisions importantes lui revenant, et sans parler de la  part inégalitaire d’héritage ou du nom du mari et le domicile conjugal».

La modernité, un fait inévitable

C’est ce qui a fait que l’on se retrouve dans la situation hallucinante actuelle, menaçant d’un retour vertigineux en arrière. Mme Rached ne comprend d’ailleurs pas la «contradiction flagrante, incroyable» de certaines de nos jeunes désorientées, acceptant le voile, et finissant, à la faveur de l’hypocrisie sociale, par se porter volontaires à s’offrir pour le repos du guerrier. Or, tout commence de manière apparemment anodine, comme avec «le niqab, qui est un reniement de l’humanité de la femme, tout simplement. Les femmes qui acceptent cette déshumanisation, il n’est pas étonnant qu’elles acceptent les formes de traite de la femme, comme de se donner aux guerriers du jihad.»

À la base, c’est le reniement de l’humanité de la femme qui ouvre largement la voie à tous les excès dont cette prétendue alliance du jihad et du niqah.

La présidente de l’Atfd nuance toutefois ses propos en assurant que notre jeunesse est dans l’ensemble attachée à «la modernité, un fait inévitable en Tunisie. Il y a juste qu’elle subit un lavage de cerveau. Aussi, il urge d’y apporter la contradiction la plus vigoureuse. Et c’est ce que s’emploie à faire l’association le plus efficacement possible. Il est inacceptable et impossible de laisser libre cours à la moindre volonté de retour des siècles en arrière!»

«On a milité au sein du Front du salut»

La militante politique, syndicaliste, féministe, droit-de-l’hommiste et militante pour les droits humains revendique haut et fort ses choix de gauche. Elle les assume, rappelant que ses compagnes de lutte, tout comme elle, étaient habituées depuis longtemps, y compris du temps de Bourguiba, à être taxées d’opposantes. L’Atfd réclame volontiers le qualificatif de groupe de pression, se définissant comme étant le fer de lance de la lutte en Tunisie pour les droits humains, «ne marchandant point sur les principes universels des droits de l’Homme et les valeurs humaines.»

D’ailleurs, sa pugnacité dans la défense de ses valeurs, et son positionnement résolument à gauche, ayant participé activement dans le cadre du Front du salut, en a fait la bête noire des islamistes au pouvoir. La nouvelle présidente le reconnaît avec une pointe de fierté : «On a milité au sein du Front du salut». Certes, la déception était grande, le dialogue n’étant que palabres, un dialogue de sourds, mais la mission de porter la parole juste dans les cénacles politiques a été accomplie et continuera de l’être.

«Une bataille pour le respect de la pluralité»

La bataille majeure de l’Atfd est celle de la pluralité. Elle a été engagée et en a gagné une manche capitale avec le principe de la parité pour la première élection libre en Tunisie. Toutefois, pareil succès demeure insuffisant, dans les faits, tous les partis, à une exception près, n’ayant pas joué le jeu de la parité réelle en plaçant les femmes en tête de listes. «Or, c’est ça la vraie parité, le vrai militantisme!», martèle la militante que les apparences et l’écume des choses ne trompent point.

C’est que l’Atfd plonge ses racines loin dans le militantisme, ses premiers combats remontant aux années 1970 avec ce qu’on appelait Mouvement autonome des femmes. Tout au long du règne de Bourguiba, encensé donc par les laïques, mais pas par l’Atfd, les militantes de l’association étaient bel et bien dans l’opposition.

Et elle le reste depuis sa création officielle, le 6 août 1989, avec pour slogan, entre autres, la lutte, la solidarité et surtout l’autonomie. Madame Rached est d’ailleurs l’une des fondatrices. Elle est également de celles ayant fait de leur militantisme un sacerdoce.

Une aura internationale

Pareil esprit de femmes conquérantes, parfaitement solidaires, si sensibles aux valeurs humaines a été pour beaucoup dans l’aura internationale de l’association, puisque l’Atfd a le statut d’observateur au Conseil économique et social de l’ONU; et elle est aussi membre de la Fédération internationale des droits de l’Homme.

Certes, ce statut, elle l’a eu à la suite de l’arrivée de la Tunisienne Souhayr Belhassen à la tête de la Fédération et grâce à son ambition d’élargir le champ d’action de la Fédération aux droits de la femme. Mais cette ambition de la Fédération internationale s’est faite au travers d’une association féministe précise qui est l’Atfd et par référence à son passé militant, son expérience féministe, son talent et son savoir-faire présent pour la défense haut et fort des droits légitimes au féminin. 

Une telle efficacité débordant la Tunisie, irradiant dans le monde arabe et au-delà, est mondialement reconnue. Elle a été récemment saluée par le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, obtenu en 2012.

Ce prix a été également un coup de chapeau à l’indépendance d’esprit de l’Atfd et de ses militantes, opposantes par définition au pouvoir institué; car la démocratie est dans l’opposition et le droit à l’impertinence. Et, dans l’association, on croit que la révolution est en marche dans le pays.

Une mentalité à changer

Or, justement, comment faire pour que cette révolution n’échoue pas ? «Il faut mettre en place des mécanismes institutionnels pour l’application et l’exercice de la démocratie: un tribunal constitutionnel, un observatoire national des droits de l’Homme, l’accroissement du rôle de la société civile; et ce par la reconnaissance du droit des citoyennes et des citoyens d’agir efficacement en se constituant partie civile.»

D’où cette ligne stratégique aujourd’hui pour l’Atfd consistant à «constitutionnaliser les droits de la femme et lever les réserves à la convention de la Cedaw, ou plus exactement veiller à l’enregistrement de la levée des réserves obtenue avec le gouvernement de M. Béji Caïd Essebsi».

Et bien sûr, tout reste prioritaire, comme la lutte contre le mariage précoce, cette atteinte aux droits de l’enfant, «un tel mariage n’étant qu’une sorte de pédophilie déguisée. Aussi nous faut-il nous opposer, toutes et tous, à un aboutissement de l’échec de la société».

La présidente de l’Atfd affirme que jamais il n’y a eu de véritable volonté politique en Tunisie pour l’égalité parfaite entre l’homme et la femme. Ainsi, malgré son œuvre révolutionnaire, le premier président de la Tunisie indépendante est resté en deçà de son modèle, Atatürk; d’où un manque de crédibilité à apporter à son entreprise restée inachevée. «Ce furent des acquis très importants, certes, notamment en matière de scolarisation, de santé, d’infrastructure dans le pays, mais restés insuffisants.»

Ce qui a alimenté la discrimination à l’égard de la femme dans l’imaginaire populaire, comme avec «cette image féminine si défavorable dans les livres scolaires donnant des indicateurs fort négatifs». Aujourd’hui, cette absence de volonté perdure encore. Et l’insuffisance manifestée par les uns et les autres est palpable avec l’exemple des réserves apportées aux conventions internationales, notamment la Cedaw.

Les grandes batailles de l’ATFD

«La grande bataille de l’association est celle de l’institutionnalisation des droits humains universels par des dispositions claires de criminalisation de toutes les discriminations».

À l’Atfd, on ose rêver d’une constitution «qui soit garante de la citoyenneté et des droits humains, pour l’égalité, la citoyenneté et la dignité».

Parmi les axes prioritaires de son programme, figure l’action pour la définition de la discrimination. En cela l’association fait sienne celle proposée par la convention Cedaw : «Toute distinction, exclusion, ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine». 

L’Atfd agit aussi pour amener à l’adoption d’une loi-cadre contre les violences faites aux femmes, et plus particulièrement à criminaliser les violences physiques, morales et sexuelles faites aux femmes dans les espaces publics et privés, à les considérer comme une atteinte à l’ordre public. Elle agit pour que l’État protège l’intégrité physique, morale et sexuelle des femmes et des fillettes. En effet, comme on l’a vu, Madame Rached n’hésite pas, bien à raison, de qualifier le mariage avec de très jeunes filles de pédophilie.

L’Atfd agit aussi pour que l’on institue un tribunal constitutionnel indépendant afin de contrôler la constitutionnalité des lois et leur adéquation aux conventions internationales relatives aux droits humains ratifiées par la Tunisie.

F.A.


 

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