News - 12.01.2014

- Z - à Harvard: «J'ai reçu une énorme claque»

Le fameux «Digage» tunisien vient de frapper dans l’Amérique d’Obama. Il n’a pas touché la Maison-Blanche, mais la prestigieuse université de Harvard, à Boston. C’est en soi une performance qu’on doit à notre célèbre caricaturiste Z. Architecte de profession et doté d’un humour décapant, il n’a pu s’empêcher de convertir ses planches à dessin en véritables brûlots contre la dictature.

Celle de Ben Ali, mais aussi toutes les autres. Devant les étudiants rassemblés, mercredi 13 novembre dernier, à la Stubbins Rm au  Gund Hall où se trouve le Centre d’études sur le Moyen-Orient, à Harvard, il fera tabac.

Drapé dans un total anonymat, Z cultive son grand mystère. Lui qui a toujours fui les médias a, exceptionnellement, accepté de répondre aux questions de Leaders. Quelles impressions garde-t-il de son passage à Harvard? Et quels sont les dessins présentés à cette occasion ? Mais aussi, qui est en fait Z ? Comment est-il venu à la caricature ? Pourquoi a-t-il choisi de signer Z et comment voit-il le Tunisien en 2014. Interview.

Quelles impressions gardez-vous de votre visite à Harvard?

Au-delà du prestige et des honneurs, j’ai reçu une énorme claque. Moi l’ennemi juré du capitalisme, de l’impérialisme et de l’arrogance de ce pays, je n’ai pas su rester indifférent au luxe, à l’argent et aux moyens qu’investissent ces gens dans l’université. Tout ce faste, qui dans nos pays est réservé aux palais de nos puissants, se retrouve aux States déployé au profit du savoir et de la connaissance.

Face à moi j’avais un public international de jeunes chanceux, pour la plupart riches, profitant de ce système. Je le dis sans mépris, il s’agit d’un constat objectif. Mais je suis obligé de reconnaître que profitant de ce système, ces jeunes étaient beaux, intelligents et instruits. J’avais un réel plaisir à me retrouver face à cette crème de la crème pour parler de «Zaba» et «Zaballah». J’ai pu également constater la nonchalance d’une autre catégorie d’étudiants (qui n’étaient pas intéressés par mes dessins) et qui fréquentent les départements de business et de finance. Parmi eux, des fils d’émirs qui adoptent tous les codes de la haute société américaine et qui dans leurs pays respectifs ne remettront aucunement en question la dictature «capitallahiste». Du moins, c’est l’impression que j’ai eue en les observant dans une conférence en train de vanter les mérites du libre marché dans les pays du Golfe sans qu’aucune voix de l’auditoire (complètement acquis) ne relève l’absence totale de libertés —tout court— dans leurs contrées. Tout cela relève des contradictions de cette université, mais plus largement de l’idéologie américaine qui, au nom de l’excellence, est capable de concessions éthiques.

Dans quel cadre était-elle organisée?

C’est grâce au «lobbying» acharné d’un ami étudiant à Harvard que j’ai pu me faire inviter par le département spécialisé dans les études sur le Moyen-Orient (Center for Middle Eastern Studies). Cet ami, «Y», est plus jeune que moi. Il prépare une thèse à Harvard.

Il a réussi à convaincre son directeur de recherche de la pertinence de ma venue. Il avait dit tellement de belles choses sur moi que le département m’a envoyé illico des billets d’avion en classe affaires, et m’a organisé trois conférences et une expo. Ce qui me stressait le plus, c’était de décevoir «Y» plutôt que de ne pas assurer auprès des Américains.

Pour ma venue, j’ai exigé que Harvard puisse assurer  mon anonymat.  Pour mes interventions, j’ai souhaité ne pas me limiter au département des études sur le Moyen-Orient et m’adresser aux étudiants d’architecture. Étant moi-même architecte, je voulais présenter mon travail de blogueur en tant qu’architecte-blogueur-caricaturiste, car ma contestation de Ben Ali avait démarré il y a six ans lorsque je me suis attaqué à sa politique urbaine (les mégaprojets de Sama Dubaï). Harvard a répondu favorablement à ma demande et m’a offert la possibilité d’intervenir deux fois à la GSD (la prestigieuse école d’architecture de Harvard).

Le public de la GSD n’était pas forcément sensible à ce qui se passait en Tunisie. La plupart étaient incapables de situer notre pays sur une carte. J’ai dû présenter mon travail en dehors du cadre arabo-musulman et éviter «l’auto-exotisation». J’ai pu ainsi parler de manière plus universelle sur la caricature comme arme de contestation politique et citer le cas tunisien comme exemple.

Quels sont les dessins présentés à cette occasion ?

J’ai beaucoup insisté sur les dessins de l’avant-révolution. En particulier  ceux dans lesquels apparaissent des
flamants roses manifestant contre les mégaprojets du lac de Tunis. J’ai pu leur montrer l’évolution progressive d’un architecte qui, commençant par critiquer la politique urbaine, se retrouve à critiquer la politique en général et à dénoncer directement la dictature.

Comment ont réagi les étudiants et les autres présents ?

Les étudiants du département des études sur le Moyen-Orient (auxquels je m’étais adressé en arabe) connaissent très bien la problématique de la liberté d’expression dans nos pays. Dans l’auditoire, certains sont originaires du Machrek et il y avait même une étudiante tunisienne. Leurs questions étaient pointues et on a traité de sujets de fond. Dans l’école d’architecture, c’était plus ludique. J’ai même dessiné en direct. Je crois que le public a apprécié.

Comment êtes-vous venu à la caricature?

J’ai lancé mon blog le 28 août 2007. J’étais à l’époque étudiant en urbanisme à Paris. Je me suis attaqué à la mode des mégaprojets émiratis que je voyais comme une forme de colonisation déguisée conçue au détriment du contexte local et écologique.  Mais ma principale critique portait sur le manque de transparence et l’absence totale de toute forme de concertation publique. C’était le fait du prince sur des milliers d’hectares. J’illustrais mes textes par des plans. Puis petit à petit, j’ai commencé à transformer les plans en cartoons.

Je me suis donc progressivement improvisé caricaturiste et j’ai élargi mon champ de critique sur des problématiques proprement politiques (Benalisme, népotisme, corruption). Les caricatures ont très vite pris le dessus sur le texte, notamment grâce à Facebook où les internautes partageaient mes dessins et ce malgré la censure qui s’était abattue sur mon blog en décembre 2008.

Pourquoi cette signature Z ?

Pour avoir été un fan de Takriz, pour avoir suivi le parcours héroïque de Zouhaier Yahyaoui, j’ai compris que la simple ouverture d’un blog en Tunisie était en soi un acte politique et que, par conséquent, la sécurisation de mon compte était vitale. Le choix d’un pseudo s’est fait par hasard. J’ai cependant été fasciné par la symbolique du «Z», à la fois dernière lettre de Takriz, première lettre de Zouhaier, de Zaba et d’un gros mot vulgaire que tous les Tunisiens connaissent. Puis évidemment, «Z» comme Zorro et «Z» à l’image du film éponyme de Costa Gavras où il est justement question d’un réquisitoire contre  la  dictature des colonels en Grèce.  Mais j’étais loin à l’époque de penser que Z allait devenir ma signature de caricaturiste.

Quels sont pour vous les dessins les plus marquants ?

Mon dessin le plus marquant reste celui que j’ai réalisé fin décembre 2010, juste après les évènements de Sidi Bouzid, et dans lequel j’avais imaginé Ben Ali fuyant la Tunisie. Certains conspirationnistes ont vu dans cette caricature la preuve de mon appartenance à une cellule secrète américaine œuvrant au Proche-Orient. Pour eux, il était évident que je ne pouvais être qu’un  «cyber-collabo» pour avoir eu connaissance avant tout le monde du scénario de la fuite de Ben Ali, tel qu’il aurait été préparé par la CIA. J’attends la réaction de ces mêmes personnes quand elles liront dans votre journal que j’ai été invité par Harvard…Leur preuve sera toute faite !

Si on vous demandait de croquer le portrait du Tunisien en 2014 ?

Je suis opposé à l’idée «du» Tunisien. Pour un caricaturiste, j’aurais pu, au contraire, me satisfaire de certains clichés sur le Tunisien et me contenter d’une image d’Epinal sur le Tunisien hospitalier, sympathique, grincheux et éternellement pacifiste, qu’il ait vécu en 2014 ou à l’époque d’Hannibal.  Ce que la révolution a eu le mérite de dévoiler, ce sont les individus. De fait le Tunisien, la femme tunisienne, ne sont plus que des concepts archaïques. Ces clichés sont malheureusement entretenus par notre intelligentsia aussi bien progressiste qu’islamiste. Cette obsession s’exprime de manière ridicule par les interminables débats sur l’identité qui ont marqué la rédaction de la constitution. Pourtant avec l’émergence de l’individu, on aurait dû comprendre qu’il n’existe pas de Tunisien type, que l’identité est changeante, situationnelle.

L’identité, c’est du mercure. Ça doit rester insaisissable. Pas de Tunisien ! Pas de portrait !

Par contre, il existe un territoire qui s’appelle la Tunisie. Ce qui nous y lie, ça ne devrait plus être tant l’origine, la religion, la langue, le clan ou la famille, mais simplement la gestion efficace de ce territoire, de l’espace public et le partage équitable des richesses et du bonheur.
 

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