Success Story - 12.01.2014

Raouf Saïed: Le touche-à-tout de la diplomatie tunisienne

Raouf Saïed: Le touche-à-tout de la diplomatie tunisienne

Il est l’un de nos diplomates les plus chevronnés. Il est entré dans la carrière d’une manière peu commune. En effet, on est venu frapper à la porte de sa chambre à la résidence universitaire à Aix-en-Provence près de Marseille où il faisait ses études pour lui demander d’entrer en diplomatie comme on entre en religion par conviction.

Mais une diplomatie particulière, le consulaire et le social en premier où il baignait en plein. Du Consulat général tunisien à la cité phocéenne, il atterrit tout naturellement à l’Ambassade à Paris pour s’occuper des questions de l’émigration en France. De Paris, il ira à Strasbourg pour ouvrir le consulat tunisien de l’Est de la France. Rentré à Tunis, il intègre l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères où il fera une brillante carrière. Il est l’un de nos rares diplomates à avoir presque tout fait : la diplomatie bilatérale en tant qu’ambassadeur dans plusieurs zones géographiques, qui ont en commun  d’être le théâtre d’événements d’importance. A Belgrade, d’abord, où il a assisté à l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie. A Oslo, ensuite, où il ouvre la première ambassade tunisienne en Norvège au lendemain des Accords d’Oslo entre les Palestiniens et les Israéliens. A Alger enfin où il accompagne le pays voisin et frère dans son combat victorieux contre le terrorisme à la fin de la décennie de larmes et de sang. La diplomatie multilatérale comme membre de la représentation tunisienne auprès de l’ONU à New York. Là-bas, il a acquis une expérience incomparable. En effet, son affectation a coïncidé avec l’accession de la Tunisie au Conseil de sécurité en 1981-82, où il a appris, en tant que délégué suppléant (auprès de l’ambassadeur Taieb Slim) les arcanes de la politique internationale au contact des représentants des grands de ce monde. Le multilatéral, il devait le retrouver comme directeur général de la DGOCI (Direction générale des organisations et des conférences internationales). Au Cabinet du ministre où se prennent les décisions, comme attaché de Cabinet puis comme chef de cabinet (du ministre feu Abdelhamid Escheikh). La formation et les études enfin en tant que directeur général de l’Institut diplomatique pour la formation et les études (IDFE).

L’invité de Leaders de ce mois est M. Raouf Said qui jouit actuellement d’une retraite méritée entre Tunis, où il continue à s’intéresser à la diplomatie en tant que membre du bureau de l’Association des anciens ambassadeurs et consuls généraux, et sa ville natale Nabeul, ville des senteurs, des couleurs et du labeur. Il a bien voulu nous raconter les événements marquants d’une carrière diplomatique bien remplie.

La charge émotionnelle du travail bien fait

Le premier fait qui l’a marqué peut paraître anodin mais il n’en est pas moins révélateur. A Marseille où il a commencé sa carrière, il s’occupait au Consulat général du social. Un jour, en rentrant à son bureau d’un rendez-vous à l’extérieur, il a remarqué la présence d’un homme dans un état de grande détresse. S’enquérant de son problème, il a su qu’il venait d’arriver par bateau en compagnie de son très jeune fils inscrit sur son passeport et de sa femme. Disposant, lui, d’un titre de séjour, il a été admis avec son bébé dans les bras alors que sa femme a été refoulée. C’est un cas humain. L’homme étant un travailleur à Lyon, il a tout préparé pour accueillir son épouse et leur bambin. Se sentant responsable de ce cas, notre jeune diplomate n’avait d’autre choix que d’aller en personne au port pour solutionner ce problème. Usant de tous ses talents de persuasion, il a fini par avoir gain de cause. En sortant de la zone sous douane en compagnie de la jeune femme, il a retrouvé notre bonhomme qui n’en croyait pas ses yeux. Celui-ci s’est littéralement jeté sur lui, les larmes aux yeux, pour l’embrasser. Cette histoire qui date de plus de quarante ans, Raouf Said s’en souvient comme si c’était hier et l’a marqué pour toujours. Sa charge émotionnelle reste présente dans son esprit. Il a appris ce jour-là que chaque cas humain est unique et qu’il ne s’agit ni d’un numéro ni  d’un dossier, mais bien d’hommes ou de femmes en chair et en os dans leur bonheur et leur malheur, dans leur joie et leur détresse.

Les relations personnelles au service du pays

Le deuxième fait marquant, il l’a eu à Strasbourg où il a ouvert le premier consulat tunisien. Le chef-lieu de l’Alsace est un grand pôle universitaire où un grand nombre de Tunisiens poursuivaient leurs études, notamment en médecine. Les problèmes les plus ardus que rencontraient les étudiants tunisiens avaient trait principalement aux questions de l’hébergement. A Strasbourg et dans toutes les villes de France, il y avait, il y a encore un florilège d’associations et de clubs. Des cérémonies hautes en couleur étaient organisées pour l’admission à ces confréries, avec tenue particulière et cérémonial haut en couleur. Pour se faire admettre dans la ville, il n’y a pas mieux que d’épouser les traditions locales. C’est ainsi que le nouveau consul se fait admettre dans une confrérie. En tout honneur. Pour son grand bonheur, l’un de ses confrères s’est trouvé être le directeur du CROUS, l’équivalent de notre Office des œuvres universitaires responsable des foyers et restaurants universitaires ainsi que des bourses. Dès le départ, il lui a offert 22 chambres dans les résidences universitaires à charge pour lui de les distribuer aux étudiants tunisiens selon son bon désir. Ce n’était d’ailleurs que le début d’une étroite collaboration entre les deux hommes pour le plus grand bien des étudiants tunisiens dans la grande métropole alsacienne.

Témoin en direct de l’indépendance de la Bosnie

Son premier poste d’ambassadeur fut en Yougoslavie, en Roumanie et en Bulgarie avec résidence à Belgrade, et ce au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin. Il était tout à fait attendu que cela provoque par effet d’entraînement la dislocation de la Yougoslavie, surtout que la personnalité du Maréchal Joseph Broz Tito qui constituait le ciment liant les différentes nationalités cohabitant dans cette République fédérative  n’était plus de ce monde. Ce fut une période fort riche en événements et en rebondissements. Le plus marquant fut évidemment pour Raouf Said d’avoir été témoin en direct de l’annonce de l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine suivie tout de suite après par le déclenchement de la guerre par les Serbes contre leurs compatriotes musulmans.

Ce fut un moment crucial pour lui.  S’étant rendu à Sarajevo pour rencontrer les dirigeants bosniaques, il a été reçu en compagnie de l’interprète mise à sa disposition, en premier par le président Alija Izetbegovic. Dans la conversation, le chef bosniaque lui a glissé que le conseil des ministres qu’il venait de présider avait décidé de déclarer officiellement l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine et qu’il est de ce fait le premier à  l’apprendre. Toujours accompagné de la même interprète, il a rencontré ensuite le chef des Serbes de Bosnie, le fameux psychiatre Radovan Karadzic. Il se rappelle lui avoir demandé, entre autres, comment expliquer que les Serbes qui ne sont que le cinquième de la population revendiquaient la moitié du territoire. Sa réponse fut mémorable se rappelle-t-il : «Que puis-je y faire si les Serbes vivent dans des maisons alors que les autres communautés, les Musulmans et les Croates, préfèrent vivre dans des appartements en hauteur et ont donc besoin de moins de terrain». Au cours de la discussion, il a remarqué que l’interprète s’était mise à débiter en serbo-croate, la langue commune à toutes les communautés, un long monologue qui ne correspondait pas à son temps de parole et en même temps il a vu le visage de son interlocuteur devenir rouge pourpre de colère. A sa question, la dame, qui s’est révélée par la suite être serbe, a indiqué avoir mis au courant Karadzic de la décision du conseil des ministres concernant l’annonce de l’indépendance  de la Bosnie et que le chef des Serbes a proféré des menaces du genre : ils ont cherché la guerre, ils vont l’avoir cette guerre. Le soir même, la guerre de Bosnie qui devait faire plus de 100.000 morts civils et militaires a été déclenchée et le siège de Sarajevo, une très belle ville, a commencé. Bien plus tard, décision a été prise au niveau des Nations unies de rétrograder le niveau de représentation de toutes les ambassades à Belgrade, en guise de représailles. Ayant été instruit de regagner Tunis, Raouf Said n’avait d’autre alternative que de quitter son poste par la route, l’aéroport ayant été fermé. Ayant conscience que la voiture d’un ambassadeur, de surcroît d’un pays musulman, était une cible toute désignée d’un sniper serbe isolé ou même inspiré par le pouvoir en place, l’ambassadeur prit rendez-vous avec le chef du protocole du ministère des Affaires étrangères pour lui remettre la note diplomatique annonçant son retour à Tunis «pour consultations» et pour lui remettre, à sa grande surprise, et de façon officielle son itinéraire. Ainsi il se mettait sous sa propre protection. L’ambassadeur marocain qui était dans la même situation a trouvé judicieuse la démarche de son collègue tunisien. Et les deux chefs de mission ont quitté Belgrade ensemble dans un même cortège. En plus de la Yougoslavie, Raouf Said était accrédité comme ambassadeur non résident en Roumanie et en Bulgarie,  deux pays qui vivaient alors le début de leur transition d’un régime communiste totalitaire à un régime démocratique.

L’ouverture de l’ambassade d’Oslo

Dans la vie d’un ambassadeur, ouvrir une ambassade est toujours un événement mais lorsque cette ouverture est motivée par des considérations hautement politiques,  cela devient un événement marquant, un moment fort. C’est le cas de l’ambassade tunisienne à Oslo dont la décision d’ouverture a été prise dans le sillage des Accords d’Oslo entre les Palestiniens et les Israéliens en 1993. Raouf Said a été pressenti pour être le premier ambassadeur résident auprès du gouvernement d’Oslo. Ce fut pour lui la découverte d’un peuple dont la gentillesse le dispute à la modestie et aussi chaleureux que le pays est froid. Celle d’un pays très riche grâce aux gisements pétrolifères de la mer du Nord mais qui dépense avec parcimonie car il veut que cette richesse profite aux générations futures. Pour ce faire, il a inventé le Fonds souverain pour les générations futures.

Il se rappelle fort bien la cérémonie de remise de lettres de créance au souverain norvégien, le Roi Herald V. Après le salut des drapeaux, il a été introduit au cabinet du Roi où il a été invité à entrer dans une salle minuscule, là il y avait un modeste bureau derrière lequel se trouvait un homme qui était le Roi en personne avec lequel il a eu un agréable aparté où, comme convenu, la politique était exclue puisque le roi règne mais ne gouverne pas. Il avait été question notamment du ski sur sable et du statut de la femme en Tunisie. A la veille du Jour de l’an suivant et au cours de la réception offerte  par le couple royal au corps diplomatique, il a été invité en compagnie de son épouse à saluer la Reine Sonja. Celle-ci avait été admirative de leur tenue traditionnelle. La souveraine qui parlait un français parfait s’est exclamée devant la jebba de l’ambassadeur : un pays qui a un costume national aussi beau et aussi raffiné ne peut qu’avoir une grande civilisation. Des propos qui sonnent encore à ses oreilles.

Alger: le pays proche

D’Oslo, il a été muté à Alger où le devoir l’a appelé étant donné sa riche expérience et le réseau de connaissances qu’il s’était constitué notamment lors de son séjour à New York. L’Algérie, le grand pays voisin, qui reste reconnaissante à la Tunisie pour le soutien fraternel qu’elle lui avait apporté lors de la guerre d’indépendance, était un poste facile étant donné la charge sentimentale qui existe entre les deux pays et les deux peuples. Mais c’est un poste hautement stratégique du fait des relations étroites, complexes et très denses sur tous les plans existant entre Alger et Tunis. A cette époque, l’Algérie vivait la fin des années de braise, le cauchemar du terrorisme. Bien qu’obligé de se déplacer en voiture blindée et être suivi  nuit et jour et dans tous ses déplacements par des gardes du corps aguerris, Raouf Said garde les meilleurs souvenirs de son séjour algérien et de ses visites à l’intérieur du pays, dont notamment à Tamanrasset dans l’extrême sud saharien. Les anicroches inévitables dans les rapports entre deux pays aussi proches, et dont les intérêts sont intimement liés, il est parvenu à les transcender grâce à la volonté mutuelle de tout faire pour garder aux relations bilatérales leur qualité et leur intensité. En Algérie, il garde à ce jour de précieuses amitiés.

L’inventeur du «briefing» quotidien

Lors de son passage à la tête de l’Institut diplomatique pour la formation et les études, Raouf Said a introduit des cycles de formation au profit de l’ensemble des fonctionnaires tunisiens appelés à travailler avec l’extérieur. Il a aussi assis la tradition que tous les ambassadeurs désignés passent par l’Institut pour recevoir une documentation sur leur pays d’accréditation et être informés pour ceux qui n’appartiennent pas au corps diplomatique de connaître les techniques diplomatiques. Raouf Said a été aussi l’inventeur du concept de «briefing» quotidien entre le ministre des Affaires étrangères et ses principaux collaborateurs. Profitant du regroupement de tous les services dans le nouveau siège du ministère, il a proposé au ministre que tous les directeurs généraux se retrouvent chaque matin autour de lui pour écouter le directeur de l’information passer en revue les faits saillants de l’actualité internationale de la veille et les principaux événements prévus dans la journée. Ce fut un exercice utile tant il permettait de mettre en adéquation les fondamentaux de  notre politique extérieure avec les développements de l’actualité. Une politique cohérente et concertée.

Pour Raouf Said, la diplomatie, c’est à la fois un art qu’il faut mettre en œuvre avec passion, une science dont il faut maîtriser les concepts mais aussi une technique qui en fait un métier à part entière. Au cours de sa longue et riche carrière, il a su mettre en musique harmonieusement tous ces paramètresn

R.B.R.

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