Opinions - 11.12.2013

Conjectures autour de la proposition de création d'un Haut Conseil d'Etat

L’interview, évidemment totalement arrangée, de Béji Caïd Essebsi  sur Nessma  TV est d’abord sur le plan de la forme un véritable chef d’œuvre: Béji Caïd Essebsi a tout dit en le disant et surtout  sans le dire, et sur ce plan il a fait montre d’une adresse exceptionnelle.

Sur le plan du fond, il a créé l’évènement, en exposant simplement et de la manière la plus claire et sous forme de suggestions «venues d’ailleurs» le contenu de ce qui constitue probablement un véritable préaccord entre quelques uns parmi les principaux acteurs de la scène politique.
Le nouveau scénario serait le suivant :

  • Le rôle de l’ANC se limitera à sa tâche constituante;
  • La direction du pays sera prise en main par un Haut Conseil d’Etat; sorte de Présidium constitué par les dirigeants des principales parties prenantes au dialogue national. Ce Conseil aura le pouvoir de nommer le gouvernement et d’en orienter et approuver l’action;
  • Lequel gouvernement ne sera en fait qu’une une «super administration», ce qui réduit de facto et de manière dramatique l’importance de l’enjeu de la personnalité qui pourrait le diriger et de sa composition;
  • Le président de la république, qui au passage a droit à une volée de bois vert, se trouve ipso facto totalement écarté de toute la sphère politico-administrative. Il ferait ses valises et au mieux  il pourrait faire parti du HCE.

Il s’agit là en fait d’une donne nouvelle et non dénuée d’intelligence, car elle constitue une synthèse des deux propositions contradictoires et qui ont divisé les principaux protagonistes: Gouvernement de technocrates versus Gouvernement d’unité nationale. Elle constituerait ainsi une issue inespérée à l’impasse politique actuelle. Sa mise en œuvre pose cependant beaucoup de problèmes que nous évoquons et pour lesquelles nous risquons quelques hypothèses.

La réaction des partis politiques

On ne peut imaginer Essebssi avancer, même de manière apparemment incidente, une telle proposition sans en avoir discuté de manière très sérieuse avec les principaux acteurs dont en premier lieu Rached Ghannouchi. Nous pensons que depuis la rencontre de Paris, il s’est établi entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghnnouchi un véritable pacte et un processus continu de concertation et de coordination. Nous avons eu l’occasion, sur ces colonnes, d’expliquer la complexité et la contradiction de ce processus et de souligner que contrairement à ce que l’on dit, il ne s’agit pas d’une stratégie de partage du pouvoir mais d’un consensus sur le fait qu’il n’y a que deux alternatives possibles : l’entente ou la violence, et qu’à cette dernière tout le monde est perdant.

Une lecture au second degré des déclarations des responsables des principaux partis, et le silence significatif du quartet laisseraient penser que la plupart des partis sont «dans le coup». Ennahdha de Rached Ghannouchi, surement, et Eljabha Echaabia,  probablement, sont d’accord. Aljoumhouri et Elmassar sont au moins récalcitrants et les deux autres partis de la Troïka sont naturellement et franchement contre.
Le temps de la concorde synonyme d’unanimité est fini. Et Il est probable que l’initiative appuyée par Essebssi soit à l’origine d’une reconfiguration du paysage politique et de fissurations au sein  des deux  formations politiques qui en sont les principaux acteurs à savoir Ennahdha d’un côté et L’Union pour la Tunisie, de l’autre. La nature, l’ampleur et l’étendue de ces reconfigurations conditionneront totalement les chances de succès de la nouvelle initiative.

Pour Ennahdha cette fissuration était en gestation et n’a en fait qu’été ajournée. Et l’initiative n’aura de chance de succès que si Ghannouchi arrive à réunir autour de ses choix une très large majorité de son parti. Il y a des indices qui laissent penser que la majorité des  membres des instances dirigeantes d’Ennahdha (y compris les députés) sont entrain de s’aligner sur les positions de Ghannouchi. Il y aura sans doute une minorité qui finira par quitter le Parti. La  déclaration de Adel El Almi, il y a quelques  jours, qu'il créait un parti et que certains dirigeants d'Ennahdha allaient le rejoindre est à ce titre significative de cette possibilité et de son ampleur.
Il en est de même pour L’Union pour la Tunisie, pour laquelle la configuration minimale devrait au moins préserver l’entente entre Nidaa et Jabha Chaabia.

La Composition du  HCE

Nous avons toujours pensé qu’un gouvernement de technocrates n’a pas de sens dans la situation actuelle. Bien au contraire, le pays a besoin d’une direction hautement politique dont le rôle serait de faire en sorte d’apaiser le climat politique général, condition nécessaire d’une reprise de l’activité et de la croissance économiques, et de faire en sorte que le pays arrive aux prochaines élections dans les meilleures conditions et mieux encore, d’éviter que la dernière ligne droite et notamment la campagne électorale ne tournent pour les protagonistes à une opération de lynchage mutuel dont le pays ne sortirait qu’exsangue.

La proposition d’instaurer un HCE est une reconnaissance de cette exigence. Conjuguée à la mise en place d’un gouvernement de compétences, elle constitue la mixture idéale.

Aucune solution non violente ne sera possible sans qu’elle n’offre à Ennahdha un minimum de garanties c'est-à-dire une sorte d’ « amnistie » pour ce qui a été commis comme dépassements pendant la période d’exercice du pouvoir  par la troïka et des assurances que les nécessaires ajustements ne tourneront pas à l’épuration. Jusqu’à maintenant, Ennahdha a essayé par tous les moyens d’obtenir  un gouvernement d’apparence neutre mais qu’il contrôle en fait à travers le choix du chef de gouvernement et de ses principaux membres ou le contrôle exercé par l’ANC sur son action et la possibilité de bloquer ses décisions et au besoin le démettre.. Cette solution est inacceptable par l’opposition, et c’est ce qui explique l’impasse actuelle. On peut se demander alors comment la création du HCE pourrait elle constituer une solution à cette impasse?

Un esprit rationnel ne peut le comprendre que sous deux conditions. La première est l’existence d’un pacte –nécessairement secret- entre les principaux protagonistes (et nous désignons le quartet et les partis qui ont déjà adhéré au nouveau processus) apportant aux uns et aux autres les garanties nécessaires. Il y a de fortes présomptions que les termes de ce pacte soient en train d’être ou ont été certainement discutés dans les moindres détails. La seconde condition est que les protagonistes puissent disposer d’une majorité confortable au sein du HCE, pour pouvoir maintenir et faire respecter les termes du Pacte.

 Partant de là, on peut se risquer à supposer qu’il y aurait possiblement onze membres dont six sont déjà connus : Béji Caïd Essebsi, Rached Ghannouchi et les quatre  membres du quartet.  Ces six membres ont décidé du scénario. Le nombre de onze est de nature à leur assurer deux choses : être suffisamment grand pour offrir une place nécessaire aux leaders des principaux partis politique et  suffisamment réduit pour permettre le contrôle du Conseil par les parties promotrices.

La réaction de l’ANC

D’abord Béji Caïd Essebsi a été très clair en déclarant sans ambigüité que l’Assemblée Constituante  et tout le système qui en découle (Gouvernement et Présidence) n’ont plus aucune légitimité. Mais en dépit de cette évidence juridique, politique et morale, la majorité des locataires du Palais du Bardo ne semblent aucunement disposés à céder un iota de leurs attributions et de leurs avantages. En même temps, et paradoxalement, force est de reconnaître, qu’on ne voit  aucune possibilité de transition pacifique sans la participation formelle de cette assemblée.

En conséquence, une transition pacifique ne sera possible que si  -comme nous le supposons- il y a un accord politique suffisamment large sur le nouveau scénario, et si l’ampleur de l’inévitable dissidence au sein des principaux partis reste limitée. Dans ce cas, les promoteurs de l’initiative disposeront d’une majorité à l’ANC qui leur permettrait de faire le nécessaire sur le plan de l’aménagement du cadre juridique, pour lequel  les éminents constitutionnalistes trouveront la bonne formule.  Les exclus feront beaucoup de bruit, mais ils ne pourront empêcher la mise en œuvre de la proposition.

Dans le cas contraire, l’impasse serait totale et le scénario n’aurait aucune chance de devenir réalité. La porte s’ouvrirait alors de nouveau sur l’inconnu.

Pour finir

Nous avons parlé de «Pacte». Ce terme est de nature à soulever beaucoup d’appréhensions et est synonyme de combines, de malversations et d’échanges d’avantages. Nous avons eu l’occasion de défendre, sur ces colonnes(1),  l’idée que la constante main tendue à Ennahdha par Nidaa, qui a été à tort interprétée par beaucoup comme une volonté de partager le pouvoir et d’avoir une part du gâteau, a en fait deux fondements:

  • Ennahdha incarne une composante importante de l’opinion tunisienne avec laquelle il faut essayer de vivre et de coexister à la condition qu’il adhère réellement à la vie démocratique et la possibilité de l’alternance et abandonne l’idée de vouloir imposer des schémas étrangers à la société tunisienne;
  • Laisser Ennahdha dériver –comme on peut le constater à travers une volonté de mainmise sur les rouages de l’Etat- vers un exercice totalitaire du pouvoir, d’une part, et accumuler les dépassements pour utiliser un terme très clément,  ne peut qu’aboutir à la situation où tout changement serait impossible, et dans tous les cas, possible seulement au prix de violences considérables.

Dieu merci, il semble aujourd’hui que cette attitude s’étende à d’autres parties et mêmes certaines –qu’il est inutile de nommer- dont on ne pouvait s’attendre à une telle évolution.

A l’endroit de ceux qui dénoncent  «le pacte» je reprendrai à mon compte ce qu’écrit si bien  Hechmi Nouira sur les colonnes d’Essahafa: «Un peu d’intelligence politique ferait que tout protagoniste politique, doté d’un minimum de sagesse, accepte la direction appuyée par Essebsi, car en l’absence de cette intelligence la porte sera ouverte aux solutions ‘épuratoires ‘ inacceptables … La Tunisie a besoin de sages capables d’inventer les solutions efficaces et urgentes; dans tous les cas elle n’a aucunement besoins de fous.»(2) Et je finirai sur cette belle phrase d’un grand sage: «Aujourd’hui et jusqu’aux prochaines élections, la Classe politique, les acteurs économiques et sociaux, les composantes de la Société Civile et l’Elite du pays n’ont pas d’autre choix que de dépasser les divergences idéologiques et partisanes, et les conflits d’intérêt, pour construire un avenir commun et se hisser au niveau de leur responsabilité historique.»(3).

Mohamed Hedi Zaïem

(1) M.H. Zaiem, La problématique transaction entre Caid Essebssi et Ghannouchi, Leaders 30-8-2013

(2) Hechmi Nouira , Un Haut Conseil d’Etat: Pourquoi pas?, Essahafa 10-12-2013

(3) M. Ennaceur, L’indispensable Consensus, Leaders 24-11-2013.



 

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