Opinions - 24.11.2013

Le centenaire de la guerre de 14-18 et… le mariage de ma grand-mère

La télévision en a fait des gorges chaudes! Pensez donc ! Six pauvres anciens goumiers marocains chenus… arrivés en Corse par l’avion présidentiel s’il vous plaît, pour fêter la libération de l’île et décorés le 6 octobre 2013 par François Hollande en personne.

Quel honneur ! Ces six Arabes ont contribué à libérer la Corse de l’emprise allemande, il y a 70 ans, tandis qu’une quarantaine d’autres goumiers reposent, quant à eux, pour l’éternité au cimetière de Saint Florent, loin de leur Maroc natal…Mais cette Corse, libérée par des Marocains, accuse aujourd’hui : le 14 août, une marche funèbre imposante avec fleurs et T-shirts à l’effigie du chien Whisky a parcouru les rues de Bastia en mémoire de cette bête. Le Monde écrit : «On» en est sûr, l’animal a été torturé, et traîné par une corde sur plusieurs kilomètres. «On» est formel, l’auteur du carnage est un Maghrébin à scooter. Qu’importe si l’enquête n’est pas close et si tout cela est faux.» Xénophobie et islamophobie ordinaires dans la France d’aujourd’hui… la France d’Yves Montand (d’origine italienne), la France de Marie Curie (d’origine polonaise), la France de Tahar Benjelloun (d’origine marocaine), Prix Goncourt…

La vue de ces six vieillards en djellaba et les nombreuses évocations actuelles du centenaire du premier conflit mondial… réveillent en moi le souvenir de tous ces chibani. Ils sont si semblables aux vieux goumiers de Corse. Ces chibani  ont construit le périphérique parisien des années 1960 et réalisé bien  d’autres travaux pénibles à travers l’Hexagone. On les voit sur les bancs des parcs, à longueur de journée,  à Paris, à Bordeaux et ailleurs en France… empêchés de retourner au pays car leurs maigres retraites ne pourraient pas traverser la mer s’ils quittaient la Gaule…

Ces six vieillards en djellaba ne sauraient me faire oublier les  millions d’appelés maghrébins et d’Afrique noire enrôlés malgré eux, par la volonté du  colonialisme, dans une guerre qui ne les regardait pas, en 1914,  et qui ont perdu la vie dans les batailles de la Somme et du Chemin des Dames. Ceux-là sont totalement ignorés, oubliés. Dans le journal  La Croix  (11 octobre 2013, p. 11), l’historien Jean-Noël Jeanneney affirme que «la commémoration de 14-18 est nécessaire et utile»  et relève que: « ….toutes les familles de France ont une mémoire indirecte de cette période douloureuse: deuils, chocs affectifs…» Pas un mot de  ces millions d’ «indigènes»! Ces derniers ont servi de «chair à canon» pour reprendre l’odieuse expression de Georges Clémenceau — le président du Conseil des ministres français, «le Père de la Victoire» — et des généraux français de l’époque comme Foch… Pour cette France colonialiste et ses chefs, ces Arabes et ces Africains ne constituent qu’ «une sous-humanité» selon  Karl Marx. Albert Memmi n’écrit-il pas dans  Portrait du colonisé: «Le colonisé n’existe pas selon le mythe colonialiste, mais il est tout de même reconnaissable. Etre d’oppression, il est fatalement un être de carence.»?
Ces six vieillards en djellaba me plongent aussi dans les souvenirs de ma lointaine enfance, lorsque ma grand-mère maternelle nous racontait son mariage.

C’était fin 1918.

Dans le quartier d’El Minza qu’habitaient ses parents à Bizerte, rares étaient alors les portes de maison qui n’étaient pas peintes en noir, le noir du deuil, le noir de la douleur et de la peine… Peinture noire pour signaler la  demeure d’un jeune fauché par la mort, dans la guerre que menait la France,  bien loin d’El Minza, sur des terres hostiles et enneigées… Comble du malheur, ceux qui avaient échappé au carnage, aux tranchées  et aux gaz et rentraient enfin au bercail  périrent lorsqu’une mine allemande fit sauter leur paquebot qui cinglait vers Bizerte. Six cents Maghrébins n’atteignirent jamais le port où ils devaient être démobilisés… La famille de ma grand-mère était taraudée par le doute et les scrupules. Le deuil était partout autour d’elle ! Comment unir décemment Habiba et Mahmoud alors que le malheur submergeait tout le quartier? Pouvait-on faire de la musique ? Pousser des youyous et manger des maqrouds et des baklawas alors que tout transpirait la peine et la douleur ?

On sollicita l’avis du caïd. Sans hésiter, ce personnage officiel, représentant de Son Altesse le Bey trancha: oui, il faut célébrer ce mariage, oui, il faut faire la noce pour enfin, après cet interminable conflit, reprendre le cours normal des choses, dit cette autorité de la ville. Mais Ommi Habiba ne put jamais effacer de sa mémoire les portes peintes en noir des voisins et jamais elle n’évoquait son mariage sans essuyer furtivement une larme à la pensée de tous ces jeunes cueillis par la mort,  à la fleur de l’âge,  par la volonté du colonisateur, sur des champs de bataille si loin des leurs et dont les dépouilles — horreur suprême — reposent à Chartres ou à Fréjus, là-bas, chez les Français! Ces six goumiers chenus… ne sauraient faire oublier les morts et les souffrances qu’ont subies nos populations dans ces guerres impérialistes qui ne nous regardaient en rien. Ils ne sauraient faire oublier le traitement réservé par la France aux survivants qui recevaient une solde dérisoire comparativement aux anciens combattants français.  Mais les honneurs rendus si tardivement à une petite poignée d’anciens goumiers  ne sauraient nous tromper ni faire illusion. La France devrait enfin,  à l’occasion de cette commémoration de la Grande Guerre, solder tous ses comptes de puissance colonialiste. C’est d’autant plus nécessaire et urgent que les fleurs vénéneuses de la xénophobie et de l’islamophobie prospèrent  dans le pays. Ces six pauvres vieillards en djellabas battus par le vent, au bord de la mer en Corse, me rappellent ce mot d’Aimé Césaire dans son beau  Discours sur le colonialisme: « …Jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus de mots, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai - l’humanisme à la mesure du monde.»

M.L.B.

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