Hommage à ... - 07.11.2013

Hommage à feu Mezri Chekir

Le 22 septembre 2013, un homme exceptionnel, le regretté Mezri Chékir, nous a quittés pour laisser derrière lui une douleur immense tant dans sa famille que chez ceux qui ont eu le privilège de le connaître assez longtemps pour reconnaître en lui un homme de qualité dont la disparition constitue une perte certaine. Ayant eu la chance de le côtoyer durant pratiquement 33 ans, je pense être bien placé  pour lui rendre l'hommage qu'il mérite et apporter mon témoignage sans fard sur ses qualités.

Le don de faire confiance aux cadres

Avec l’avènement du Gouvernement de feu Mohamed Mzali en 1980, Si Mezri débarqua au Premier Ministère où je travaillais depuis 10 ans ; il s’y installa d’abord en tant que Directeur de Cabinet du Premier Ministre, ensuite comme Ministre Délégué auprès du Premier Ministre chargé de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative. C’est alors que nos chemins se croisèrent pour la première fois car, auparavant, je ne l'avais jamais rencontré. Pourtant, il a suffi de deux entrevues, assez brèves par ailleurs, pour qu'il me confie le poste de Chef de Cabinet alors que ce poste de confiance est le plus souvent réservé à une vieille connaissance ou  un compagnon de route longtemps mis à l’épreuve. Plus tard, j’ai constaté à maintes reprises qu’il avait le don d’accorder une confiance totale à ses collaborateurs parmi les hauts cadres du Premier Ministère, de leur donner toute latitude dans leurs initiatives et prérogatives, et d’être à l’écoute de leurs avis et de leurs prises de position même si elles sont à l’opposé de certains choix politiques. Une telle confiance ne pouvait qu’aiguiser l’ardeur et stimuler les efforts de hauts fonctionnaires qui ne demandaient qu'à  servir le pays.

Humble et toujours égal à lui-même

Au terme de six années de travail au côté de Si Mezri, j’ai pu me forger en toute objectivité une haute opinion de cet homme qui a su rester humble malgré l’énorme pouvoir que lui conférait sa position, non seulement comme ministre de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative, mais surtout en tant que bras droit du Premier Ministre qu’il assistait avec une fidélité à toute épreuve.  Fin politique, habile négociateur avec de puissants syndicats très portés sur les revendications, d'un contact facile et fructueux, et savant manœuvrer dans des situations difficiles ou pour contrecarrer les manoeuvres de certains intrigants, ses qualités professionnelles furent tant de fois utiles au pays et à l’action du Premier Ministre. Sans conteste, ce dernier a été bien inspiré en choisissant Si Mezri en tant que bras droit, malgré les tentatives d’éloigner son précieux collaborateur, comme l’espéraient ceux qui voulaient affaiblir le chef du Gouvernement.

L’homme des réformes administratives

Foncièrement novateur, Si Mezri était une source d’inspiration et une force d’incitation aux idées nouvelles ; en accord avec cette qualité, il accueillait très favorablement toute proposition de réforme judicieuse émanant de ses collaborateurs, et n’hésitait point à l’adopter et à la défendre avec brio et conviction aussi bien en Conseil des Ministres que devant l’Assemblée Nationale. Il entrera dans l'histoire comme l'initiateur des grandes réformes administratives.

Magnanime par nature, il aimait enrichir les acquis sociaux et démontrer que le pouvoir politique sait être l’initiateur d’idées généreuses, sans qu’elles soient forcément l’objet de revendications sociales ou le fruit d’une quelconque pression syndicale. A cet égard, je me contenterai de citer deux exemples assez éloquents : il s’agit du nouveau Statut Général de la Fonction Publique adopté 1982 et de la grande réforme des retraites des fonctionnaires de l’Etat promulguée en 1985.

La révision du Statut Général a été l’occasion de supprimer une sanction trop injuste qui a fait bien de victimes et qui consistait à licencier un fonctionnaire avec privation du droit à la pension de retraite. Cette sanction ne se contentait pas de frapper l’auteur d’une grave faute professionnelle; elle s’étendait à sa famille innocente en la privant de la pension de retraite qui a pourtant un caractère alimentaire, sans oublier que le fonctionnaire concourt au financement du régime de retraite durant ses années d’activité. Ce fut donc un grand moment lorsque cette sanction inhumaine a été bannie à jamais pour que le droit à la pension soit consacré en tant que droit inaliénable, quelle que soit la gravité de la faute commise.

Une autre manifestation de cette générosité fut illustrée par la loi de 1985 relative à la réforme du régime des retraites dans le secteur public ; entre autres innovations de cette loi, il faut citer l’amélioration du rendement des années de service, l’élévation du plafond de la pension de retraite à 90% du salaire d’activité et surtout l’augmentation de la pension de veuves qui fut portée de 50% à 75% de la pension de retraite. Devant contribuer à atténuer l’impact psychologique de la perte du conjoint, cette dernière mesure trouve sa justification dans le fait que le départ du défunt ne signifie pas forcément la réduction de moitié des charges du foyer.

En fait, le bilan des actions portant l’emprunte de SI Mezri ne se limite pas aux acquis précités; il englobe également une multitude d’initiatives dans divers domaines tels que la simplification des procédures administratives, le rapprochement de l’Administration par la déconcentration des pouvoirs et la décentralisation régionale, l’introduction à grande échelle de l’informatique comme outil de travail et de prestation de services, l’instauration de plusieurs antennes de l’Agence Tunisienne de Coopération Technique qui ont contribué au placement de centaines de cadres tunisiens dans des pays arabes et africains, sans oublier le renforcement des structures de contrôle administratif dépendant du Premier Ministère et dont la mission primordiale n’est pas de sanctionner les fautifs, mais avant tout d’aider à la bonne gestion.

Fin négociateur et homme de compromis

Les innombrables et harassantes négociations sociales qui ont jalonné les années du Gouvernement Mzali permirent de mettre en évidence un autre aspect de la personnalité de Si Mezri et de son talent; souvent menées sur fond de difficultés économiques croissantes et de revendications peu conciliables avec la réalité économique, les négociations avec les syndicats ont pu la plupart du temps aboutir à des solutions mutuellement acceptables. A cette fin, Si Mezri mettait à contribution sa patience, son ouverture d’esprit et une fertile imagination dans la recherche de compromis afin de favoriser la préservation de la paix sociale. D’importantes augmentations salariales ont souvent couronné les négociations et c’était le prix à payer non seulement pour améliorer le pouvoir d’achat des forces laborieuses, mais surtout pour annihiler des tensions nuisibles à l’économie et à l’ensemble de la communauté nationale.

Avec le recul de tant d’années, je peux affirmer que la présence si vigilante de Si Mezri auprès du Premier Ministre a largement contribué à enrichir les acquis du pays, qu’il s’agisse de réformes administratives ou d’acquis sociaux. Cette présence a également aidé à circonscrire les difficultés éprouvées durant les six années du Gouvernement Mzali, notamment sur le double plan politique et syndical.

Dépositaire d’énormes quantités de secrets et ayant vécu au cœur de tants d’évènements cruciaux, Si Mezri était une mine d’informations mais il a toujours refusé de rédiger ses mémoires de crainte qu’il ne froisse la sensibilité de tant de personnalités encore en vie, ce qui est à son honneur et cela confirme encore une fois à quel point il était un homme de cœur et soucieux de ménager la sensibilité des autres.

Un homme stoïque et sans rancune

Les ennuis économiques, les tensions sociales ainsi que la lutte acharnée pour la succession d’un Président dont l’état de santé ne cessait d’annoncer la fin de son règne, ont été autant de facteurs nuisibles à la sérénité de l’action gouvernementale; ces facteurs n’ont pas manqué de nourrir l’avidité et l’animosité de ceux qui ont juré la perte de Mzali. En fin de compte, ils sont parvenus à faire limoger ses compagnons de route, l’un après l’autre ; et lorsque ce fut le tour de Si Mezri de quitter le Gouvernement, le Premier Ministre s’est trouvé dramatiquement isolé très peu de temps avant son éviction de la scène politique.

Toujours stoïque, Si Mezri a su garder la tête haute devant l’acharnement des adversaires, et malgré les pénibles moments qu’il a connus, il ne s’est jamais abaissé à se plaindre ou à plier l’échine ; sa nature humaine et sa croyance en Dieu et en sa justice l’empêchaient d’entretenir la moindre rancune envers ceux qui trouvaient du plaisir à lui faire du mal ; le rappel des méchancetés suscitait en lui la seule envie de tourner la page pour ne plus en parler.

Avec le même stoïcisme, il eut la force d’affronter et de vivre avec ses soucis de santé, sans cesser d’entourer sa famille et ses amis de son affection, et sans se départir un instant de l’intérêt bien ancré qu’il accordait à la chose publique et à l’évolution de la situation politique, économique et sociale d’une Tunisie qu’il a tant aimée et servie.

Fort malheureusement, il s’est éteint avant de voir son pays se rétablir de ses maux et sortir d’une situation préoccupante pour bâtir une Tunisie nouvelle où tous ses enfants, sans exception, pourront vivre en paix, sans rancune et sans exclusion. C’était pour lui un grand espoir et il refusait toujours de renoncer à cet espoir.
Puisse Dieu exaucer son vœu, accueillir son âme au paradis et aider ses proches ainsi que tous ceux qui l’ont aimé à surmonter leur douleur en sachant qu’un homme qui avait tant de mérite et qui a tant servi son pays restera toujours vivant parmi nous.

Mohamed Moncef Ksibi

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