Opinions - 18.09.2013

Taux de change du dinar: jusqu'où ira la désescalade?

Le taux de change est un  prix, celui d’une monnaie exprimée en une autre monnaie. Aussi, quotidiennement, la Banque Centrale de Tunisie publie-t-elle une liste des cours du dinar exprimés dans les monnaies des principaux pays avec lesquels la Tunisie entretient une relation d’affaires, c’est-à-dire, une relation d’importations ou d’exportations de biens, de services ou de capitaux.

Survol du statut de change du dinar

De par son statut, le dinar n’est pas une monnaie convertible. Dans cette acception, les opérations sur le dinar ne sont pas toutes libres et sont donc soumises, pour une grande partie, à des autorisations préalables de transfert ou de commerce extérieur de la part des autorités de change  du pays.

D’un point de vue global, et depuis la disparition de la définition dollar-or des monnaies, régime en vigueur jusqu’en février 1973, date correspondant à la dernière dévaluation du dollar et son détachement de sa valeur en or et la cessation de l’engagement des Etats-Unis d’Amérique de convertir toute demande de change or d’un détenteur de dollar, les régimes mis en place et qui sont en vigueur dans le monde se divisent en:

  • Monnaie convertible dont la valeur est fixée par les marchés des changes selon la loi de l’offre et de la demande, ces monnaies sont parfois appelées monnaies de réserve quand elles participent à la constitution des réserves en devises de pays au lieu et place de l’or. C’est les cas du dollar américain, de l’euro, du sterling et autres. Les autorités monétaires des pays à monnaie convertible ou de réserve interviennent sur le marché des changes quand elles relèvent des attaques contre leur monnaie sous forme d’achats ou de ventes, mais aussi en actionnant le taux d’intérêt pour stabiliser  ou neutraliser les flux de capitaux spéculatifs. Des accords de soutien réciproque entre banques centrales sont souvent mis en place pour renforcer et rendre plus efficace leurs  actions concertées sur les marchés des changes.
     
  • Monnaie maintenant un rapport fixe avec une monnaie de réserve ou convertible : certains pays ont opté pour une relation de change fixe avec des monnaies qui constituent l’essentiel de leurs paiements extérieurs. C’est le cas des monnaies des pays du golfe par exemple.
     
  • Monnaie flottante, c’est-à-dire, une monnaie dont la valeur est fixée périodiquement (tous les jours) en fonction de certains paramètres spécifiques à chaque pays. Pour y parvenir, ces pays définissent des références monétaires souvent ajustées ou pondérées par des facteurs tenant à  la particularité du pays. On parle, alors, de monnaies basées sur un panier de devises pondérées, notamment, par leur part ou valeur respective dans les paiements extérieurs du pays concerné. C’est le régime de change administré. La Banque Centrale calcule et publie quotidiennement un cours central des différentes devises autour duquel les banques dénouent leurs transactions. La Banque Centrale se réserve le statut d’intervenant d’ultime recours. C’est le cas du Dinar Tunisien.

En d’autres termes, les pays ayant choisi le dernier régime cité élaborent des indices composés de la valeur de certaines monnaies jugées essentielles dans leurs transactions avec l’étranger, chaque monnaie ainsi retenue (l’ensemble des monnaies retenues constitue le panier), prend, en principe, une valeur correspondant à la part de son utilisation dans les paiements avec l’étranger (en fait, ces rapports sont tenus très confidentiels). En général, ces valeurs sont corrigées d’une manière administrée en fonction de la politique que veut emprunter une autorité monétaire.

Sur un plan global, les variables fondamentales économiques et monétaires déterminantes dans la formation et les mouvements des taux de change peuvent se résumer en: les prix, la monnaie, les taux d’intérêts, les écarts de productivité/croissance des pays, la dette publique, les termes de l’échange, les actifs nets étrangers, les paiements extérieurs et notamment le solde commercial. Pour la Banque centrale de Tunisie, il semble que les principales variables s’articulent autour des paramètres suivants:

Sur le plan des facteurs influents internes,

  • La compétitivité prix des biens et services du pays,
  • L’attractivité des investissements directs étrangers (y compris les investissements en portefeuilles)
  • La maitrise et le contrôle des importations,
  • La charge de la dette,

Sur le plan des déterminants externes,

  • Le comportement des monnaies des pays partenaires,
  • La tenue et le comportement des monnaies des pays concurrents,

Dans l’ensemble des régimes décrits, on parlera de dépréciation ou d’appréciation de la monnaie plutôt que de dévaluation et réévaluation.

Ces informations présentées, quelle a été la tenue du dinar au courant de la dernière période et répond-t-elle à l’objectif de croissance économique et de stabilité monétaire de notre pays. En d’autres termes, à l’examen et à l’analyse de l’évolution du dinar par rapport aux monnaies étrangères, la Tunisie a-t-elle tiré avantage de cette évolution ou, en revanche, a-t-elle accentué les difficultés de notre économie. Il y a lieu, en conséquence, d’analyser à cet effet et dans une première partie, l’évolution du dinar vis-à-vis des principales monnaies de paiements de la Tunisie, pour examiner, dans une deuxième étape, la tenue des paiements extérieurs et apprécier, à l’occasion, l’effet attendu du dinar sur lesdits paiements.

1- Evolution du dinar vis-à-vis des principales monnaies.

L’évolution du dinar par rapport aux principales monnaies des pays partenaires et concurrents a été comme suit :

Evolution indiciaire des principales devises en dinar
Base 100 = 2008

   2010 2011  2012  2013*(huit mois)
 $  109.5  114.5  120.2  124.9
 £  114.8  120.3  131.4  134.3
 Y  120.7  133.6  138.9  113.4
 D.MAROC  103.2  104.8  110.5  118.2
 F. SUISSE  123.6  128.5  135.3  142.7
 €  104.4  105.3  110.5  118.2
 DTS  106.7  108.1  121.2  123.3

Source: Bulletin de statistiques financières BCT n° 180, 183,

A l’analyse de cette évolution, nous pouvons relever que :

  • Le dinar a évolué, globalement et sur la période 2008/2013, qu’il s’agisse de monnaies partenaires ou concurrentes, selon une trajectoire baissière qui varie de 13.4% pour le yen à 42.7% pour le franc suisse.
     
  • Cette évolution est divisée dans le temps. Nous relevons, en effet, deux périodes au courant desquelles le dinar a évolué selon une fonction à deux vitesses : une première période,  2008/2010, où le dinar glisse selon une pente assez douce, une deuxième période où le trend baissier devient fortement déclaré. Il s’agit de la période 2012/2013.
     
  • Certaines monnaies ont fortement décollé par rapport au dinar. Il s’agit, par exemple, du Franc Suisse dont l’appréciation contre dinar a atteint 42.7%. Quant au Yen Japonais, ses valeurs d’appréciation sont différenciées. De 2008 à 2012, l’appréciation contre dinar a été de presque de 40%. Depuis, cette monnaie affiche une tendance baissière et l’appréciation cumulée est revenue à 13.4% sur  toute la période 2008/2013. Fin 2012 et début 2013, le Japon est face à un double problème, la hausse du Yen entame une grande partie de la compétitivité du Japon aidée en cela par la crise de la demande dans le monde occidental. Ses importations d’énergie augmentent en raison de l’incident nucléaire qui entraine l’arrêt de ses centrales.. Ces deux facteurs ont imprimé au Yen une baisse importante. Le Yen est évoqué car il constitue une part importante de l’endettement extérieur de la Tunisie. Fort heureusement, le retour de tendance qu’il a affiché engendre un gain de change appréciable pour le budget de l’Etat.
     
  • Les monnaies des pays concurrents ont enregistré de leur côté, une trajectoire haussière. C’est le cas du Dirham Marocain qui gagne  18.2% d’appréciation contre dinar sur la période 2008/2013. Le Maroc semble ne pas accorder à la Tunisie le statut de pays concurrent, probablement, par les moments actuels, l’environnement politique et sécuritaire du pays rend l’action par le taux de change d’une portée très limitée voire neutre.
     
  • Vis-à-vis du DTS (droits de tirage spéciaux, unité de compte du FMI), le dinar, après une légère appréciation en 2009, affiche toujours le même comportement, soit une trajectoire baissière qui le situe en juin 2013 à - 23.3% par rapport à 2008.

2 – Evolution des paiements extérieurs:

Tout d’abord et à l’examen de la balance commerciale, il apparaît ce qui suit:

Evolution indiciaire de la balance commerciale
Base 100 = 2008

   2008  2009 2010  2011 2012
Total exports  100  82.6  99.6  106.4  112.3
 Total imports  100  85.8  105.3  111.6  119.4
 Solde (déficit)  100  97.0  125.8  130.2  177.3

Tout d’abord sur le plan des exportations de biens, il est vrai qu’une dépréciation du dinar a pour effet d’améliorer la compétitivité-prix du produit tunisien. Cet objectif est recherché quand d’une part le pays souffre d’une perte de compétitivité de ses biens d’une part et/ou qu’il existe un potentiel important de produits ou de production exportables qui exige une action sur le facteur de compétitivité. On enregistre, alors, un flux substantiel d’exportations additionnelles dû à l’action par le taux de change. Or, ceci n’est pas  le cas comme le montre l’indice qui a connu une baisse en 2009 et 2010 par rapport à 2008. La hausse enregistrée en 2011 et 20112 est très timide et équivaut à peine à la dépréciation du dinar.

Ceci est d’ailleurs perceptible au niveau des produits phares de nos exportations. Pour les phosphates ainsi que  pour le textile et l’huile d’olive, les valeurs d’exportation n’ont pas connu d’élan perceptible et ont vu leur trend osciller autour de valeurs stables. Pour les phosphates et les engrais chimiques, le facteur bloquant étant d’ordre social, on a assisté à une chute de la production et des exportations ne nécessitant guère un soutien par le taux de change.

Ensuite, et du côté des importations, une politique de dépréciation tendancielle du dinar renchérit, en principe, les importations. Elle vise à les limiter en les rendant chères. Ceci inclut, bien entendu, les biens d’équipement et les matières premières dont le surcoût affecte directement l’investissement et partant l’emploi. Toutefois, pour être efficace, la mesure par le taux de change exige à ce niveau deux grandes actions. La première, une déclaration exhaustive et totale de tous les produits à l’entrée des frontières. La seconde, une protection des frontières des risques d’entrée illicite de biens étrangers. A ce double niveau, il semble que la rigueur n’est pas tout à fait évidente.

Notons que la Tunisie est importatrice nette d’énergie. Ce produit fortement compensé, entre pour une grande part dans le soutien au prix public par une intervention importante par la caisse générale de compensation. Pratiquer une politique de taux de change en dépréciation tendancielle, a pour effet de charger le budget de l’Etat et d’aggraver son déficit d’une part et, d’autre part, nourrir davantage l’inflation dans le pays. Les importations de matières premières et demi-produits ont connu une hausse assez modérée sur la période 2088/2011. Les biens d’équipement se sont accrus selon le même trend.

Au total, pour la période 2008/2012, après une baisse de 4.2% en 2009, les importations ont affiché une évolution assez forte  de 23.6%. Il en est résulté un aggravation du déficit commercial de plus que 77% en 2012 par rapport à 2008.

Par ailleurs, sur le plan des services, tourisme et économies sur salaires notamment, l’élasticité par rapport au taux de change ressort assez faible. La croissance de ces deux rubriques a évolué comme suit:

  2008 2009 2010 2011 2012
a-Tourisme  
Entrées NR* 7.0 6.9 6.9 4.8 6.0
Nuitées* 35.0 31.6 32.0 12.5 - -
Recettes 3.4 3.5 3.5 2.4 3.2
b-Economies**  
S/salaires 2.4 2.7 3.0 2.8 3.5
c- Serv./dette** 3.5 4.1 4.1 4.6 5.0
Principal 2.6 3.2 3.3 3.7 4.1
Intérêts 0.9 0.9 0.8 0.9 0.9
  • en millions d’unités, ** en milliards de dinars
  • Source : Bulletin de statistiques financières BCT n° 180, 183.

On relève ainsi, et sur un plan global, que la croissance des rubriques sous revue est à peine équivalente à la dépréciation globale du dinar qui n’a eu, ainsi, aucun effet sur les volumes. En ce qui concerne le tourisme, la question est plus profonde. Ce secteur a subi un grand choc dû à l’insécurité prévalant dans le pays depuis les évènements de Décembre 2010/Janvier 2011. Pour rendre le produit attractif, et surtout tenter de maintenir la fidélité  au pays, une action sur le prix par le biais du taux de change pouvait être concevable.
   
Toutefois, cette démarche risque d’être lourde de conséquences puisqu’en tirant  le prix du produit tunisien, en devises, vers le bas, elle n’attirerait  que les clients d’un niveau très moyen, d’un cran inférieur. Agir, plus tard, sur le prix pour améliorer la qualité et l’incitation de dépense de la  clientèle, et rétablir le rang perdu, même par une action forte au niveau de la qualité du service, pourrait s ‘avérer une peine perdue.

Dans ce secteur, la renommée et le label se  construisent et se forgent sur la longue période au prix d’une stratégie de longue haleine et d’efforts titanesques. L’entamer, par contre, par une vision courte soumise souvent  à l’urgence, est d’une portée facile et d’une application rapide. Dans ce domaine, ce qui est entamé devient d’une restauration dure et difficile. Une croissance du secteur se mesure non en montants convertis en dinars des rentrées de devises (résultat d’une action par le taux de change), mais plutôt par l’évolution des rentrées, celle des nuitées, en nombre global et en nuitées par visiteur, et surtout de l’amélioration du prix de la nuitée.

Ceci est confirmé à travers l’analyse de l’évolution du secteur. Les flux d’entrées de non résidents ont été maintenus stables jusqu’en 2010 autour de 7 millions d’entrées. Parallèlement, alors que le nombre de nuitées baisse passant de 35 millions à 32 millions de nuitées entre 2008 et 2010, soit une baisse de 8.6%, les recettes ont été maintenues stables autour de 3.5 milliards de dinars. L’effet change semble avoir, ainsi, joué pleinement. En 2011 et 2012, les baisses respectives des entrées de -31.4% et -14.3%  n’ont pas eu l’effet proportionnel  de baisse en termes de recettes. En 2012, alors que les entrées baissent de 14.3%, les recettes ne régressent que de 5.9%.

Ainsi, l’action par le taux de change, a-t-elle eu les effets escomptés par les autorités. La dépréciation, s’est traduite tout simplement par une  distribution d’une prime de change ou subvention de change venant soutenir un secteur sinistré, mais sûrement alimenter le climat inflationniste du pays. Il a permis, toutefois et comme attendu, de maintenir le flux de visiteurs vers la Tunisie.

Au niveau de la balance des capitaux, notamment le stock de la dette ainsi que son service, ces derniers subissent de plein fouet un alourdissement de la charge équivalent à l ‘étendue de la dépréciation. On saisit, alors, l’importance de cet effet et son impact sur le déficit budgétaire l’enfonçant davantage. Certes, au niveau du tirage des fonds d’emprunt, l’Etat bénéficie de la prime de change. Toutefois, la charge résultant de la dépréciation est différée pour plus tard, lors du remboursement. Comme si, par ce subterfuge, on admet que la génération actuelle bénéficie de l’avantage, les générations futures subiront la facture.

S’agissant des investissements directs étrangers ainsi qu’aux placements en portefeuilles, l’avantage n’est qu’illusoire ou très partiel. En effet, à l’entrée, l’investisseur tire un avantage équivalent à la dépréciation. La charge est, néanmoins, ressentie à la sortie soit au moment du transfert des bénéfices, soit encore lors de la réalisation  ou de la liquidation des investissements. Le taux de change déprécié ressort ainsi peu attractif ou même pénalisant. Les IDE sont sensibles à d’autres facteurs. Quant au taux de change, sa stabilité est un facteur pilier de la stratégie d’attraction des IDE. Sa volatilité affecte négativement le mouvement de capitaux vers la Tunisie. Le mouvement devient plus accentué à mesure que la volatilité est forte et continue.

Au total, la désescalade du dinar n’est pas sous-tendue par des arguments solides. A l’inverse, ses effets sont d’une grande nuisance sur l’économie et l’autre stratégie suggère une stabilisation du taux de change de notre monnaie nationale, signe précurseur d’une confiance qui doucement reviendrait nourrir le nouveau sursaut national qui sortirait notre pays des difficultés dans lesquelles nous nous sommes retrouvés.

Il faut admettre que la gestion du taux de change n’est pas une tâche facile mais plutôt une mission complexe. Nous sommes loin d’une gestion par objectif, mais l’évolution du taux d’intérêts sur le dinar dont le niveau de sortie moyen dépasse 7% combiné des taux d’inflation différentiels des pays étrangers pourrait renseigner sur l’évolution attendue de notre monnaie par comparaison avec  ceux en vigueur chez nos partenaires et concurrents. Les autres agrégats pondérateurs qui relèvent du déficit commercial, de la charge de la dette, de la structure et de l’origine des réserves de change du pays, du taux de croissance de l’économie ne sont pas pour détendre cette atmosphère et entretiennent cette psychologie d’appréhension qui n’a pas quitté le citoyen. On ne doit pas omettre, toutefois, que même si l’Etat, sur un autre plan, tire un avantage de la dépréciation, notamment au niveau fiscal (augmentation de la base de calcul des impôts aussi bien sur les importations que sur d’autres), ceci n’autorise pas suffisamment cette désescalade de change.

Abdelmajid Fredj