Opinions - 04.09.2013

La gauche, cheval de Troie de l'islamisme

La gauche est aujourd’hui l’adversaire le plus farouche des islamistes, ce qui lui vaut d’être la cible des bras armés. Mais cela n’a pas toujours été le cas, et du temps de la dictature, les relations ont connu un réchauffement, difficilement prévisible, lorsque l’on connaît les affrontements qui n’ont cessé d’émailler les relations entre les organisations estudiantines des deux pôles, plusieurs années durant.

Mais, en réalité, il y a toujours eu deux gauches en Tunisie, l’une progressiste et anti-islamiste et l’autre conservatrice et unioniste. La frontière entre les deux n’a pas toujours été franche.

La lune de miel avec les islamistes a atteint son apogée en 2005, lors du lancement de l’initiative du 18 Octobre, initiative lancée par la gauche, au soir du SMSI (Sommet mondial sur la société de l’information), pour contrer le plan de communication de Ben Ali à destination du monde occidental. Il s’agissait, à travers une grève de la faim de plusieurs responsables politiques, d’attirer l’attention du monde sur la dictature tunisienne et l’absence de libertés.

Cette initiative, largement ouverte aux différents courants, rassemblera aux côtés de certains des leaders de la gauche d’hier et d’aujourd’hui quelques figures de l’islamisme radical, s’il en est. On pourrait balayer cela d’un revers de main comme une alliance de circonstance contre un ennemi commun, la dictature de Ben Ali, peut-être bien, mais je crois que c’est plus profond au niveau des causes, et certainement au niveau des conséquences.

Cette initiative continuera à porter son action au-delà du SMSI, jusqu’en 2007, même si la grève de la faim s’achèvera le 18 novembre 2005. Durant ces années, les opposants ne manqueront pas une occasion de se montrer unis : islamistes, unionistes, nationalistes et communistes, portant le même discours de lutte pour les libertés individuelles, la libération des prisonniers d’opinion, la démocratie, la citoyenneté, et bien d’autres concepts dans lesquels ils ne mettaient pas le même contenu, mais cela, la gauche bien-pensante ne le découvrira que plus tard, trop tard.

L’initiative du 18 Octobre donnera naissance au forum du même nom, qui se consacrera spécifiquement à des sujets clivants entre gauche et islamistes, l’objectif était de mettre en place une plateforme d’union. Cependant, l’accord sera difficile à trouver sur des sujets tels que la place de la religion en politique, ou la question des châtiments corporels. Cela n’est pas surprenant en soi, car si on veut séparer la religion de la politique, alors il n’y a plus de place pour l’islamisme, ce que la gauche n’avait pas compris. Et même si un consensus fut trouvé sur l’égalité des genres ou la liberté de conscience, ce fut des accords à minima, qui laissaient subsister le doute sur les intentions réelles des islamistes.

Le face à face avec le pouvoir va atteindre son paroxysme lors de «la guerre du voile» en 2006, lorsque les principales figures de la gauche monteront au créneau pour défendre le port du voile, et réclamer la liberté vestimentaire pour la femme tunisienne. Ils n’hésiteront pas à porter le fer contre «la propagande» du pouvoir, en faveur  ‘’ de la tradition et de la «tunisianité» pour combattre un artifice importé, étranger à notre identité ’’. Sur le plan sociétal, le pouvoir refusait d’ouvrir la porte au confessionnalisme, mais plus encore, il craignait une alliance politique islamo-gauchiste. A l’inverse de  l’Egypte et l’Algérie, où c’est le pouvoir qui chercha à instrumentaliser les islamistes pour frapper la gauche.

Le pouvoir politique n’a jamais prôné la laïcité, mais il a oscillé entre la répression contre les signes islamistes d’une part, et la sanction des atteintes aux valeurs arabo-musulmanes d’autre part, et ce au gré des crises structurelles qu’il vécut (dixit Larbi Chouikha). La gauche, dans l’opposition, tout en vivant les mêmes dilemmes vis-à-vis des islamistes, prolongera la lune de miel, ce qui explique, en partie, les relations incestueuses que nous avons pu observer depuis janvier 2011. 

Lorsque la gauche, de l’opposition légale, déclara que le hijab n’est pas un signe d’appartenance politique, mais un phénomène d’enracinement culturel, l’islamiste en chef lui répondra en écho qu’il s’agit de l’attribut de la femme musulmane. La question du voile va donc prolonger la dynamique islamo-gauchiste du mouvement du 18 Octobre au grand dam de Ben Ali, qui craignait de ne pouvoir endiguer une telle opposition.  Mais la gauche se fissurait inexorablement, et les tenants du rapprochement avec les islamistes n’hésitaient pas à accuser les anti-islamistes de proximité avec le pouvoir, parlant même de collaboration et d’infamie. Le même lexique d’anathèmes est utilisé aujourd’hui par la Troïka. Il faut dire que certains des alliés d’hier sont restés d’indéfectibles soutiens, même s’ils ne s’imaginaient pas, en ce temps-là, faire ménage à trois.

Dès lors, Ben Ali réservera ses coups à la gauche, à la Ligue et aux forces syndicales, mais c’est le mouvement islamiste qui capitalisera sur la victimisation, grâce au porte-voix de la gauche, qui s’était montrée complaisante et par moments complice consentante des islamistes  qui, souvenons-nous, avaient déjà engagé le processus de la violence et des attentats. Vous savez cette gauche généreuse et naïve, idéaliste et pacifiste, qui représente la bonne conscience universelle et les bons sentiments, fidèle à ses principes, loin des réalités de gouvernement. Cette gauche qui récusait «la lutte contre le terrorisme», considérée comme un alibi politique, et qui réclamait à cette époque le dédommagement des préjudices physiques et moraux des prisonniers politiques.

La gauche faisait confiance aux islamistes, lorsque les islamistes se jouaient de la gauche. Les islamistes écartés du paysage politique avaient besoin d’un cheval de Troie, pour se remettre en selle. Le pouvoir voulait frapper les islamistes à la tête, il finira par frapper la gauche, transformée en bouclier, au cœur.
De ces flirts incessants entre les islamistes et la gauche, naîtra le mouvement des islamistes de gauche, une hydre à deux têtes, qui rassemblait, contre toute logique, progressisme et prosélytisme, l’être et le néant, pensant que l’anti-impérialisme suffirait à constituer une plateforme d’union. D’autant que, paradoxalement, c’est au cours de cette même période que les islamistes, forts de cet adoubement, se rapprocheront des Etats-Unis et multiplieront les contacts à haut niveau avec l’ambassade à Tunis mais aussi avec Washington. Ben Ali a victimisé les islamistes, mais la gauche les a légitimés politiquement et idéologiquement. Elle contribuera à la naissance du paradigme de l’islamisme modéré et, déchirée, elle en paye aujourd’hui le prix.

Les islamistes ont partout reproduit ce même schéma, utiliser la gauche conservatrice pour briguer le pouvoir, tout en s’attaquant physiquement à la frange progressiste. Il suffit de se rappeler les dizaines de milliers de militants, journalistes et artistes de gauche tués en Algérie et en Iran. Nombre de ces crimes étaient revendiqués, le plus souvent justifiés, et toujours encouragés par les islamistes. Quand on veut promouvoir la pensée unique, il faut frapper les penseurs, militants et intellectuels, ils sont la hantise de tous les fascismes, et ils le resteront. C’est ce que feront les islamistes partout où ils passeront, le processus est toujours le même, au nez et à la barbe des démocraties occidentales. Car comment expliquer autrement que l’Algérie ait été isolée au cours de la décennie noire, ou que l’opposition iranienne soit aujourd’hui éparpillée aux quatre vents, ignorée et marginalisée, tandis que l’Occident applaudit à l’unisson à l’élection d’un nouveau président «modéré». 

La gauche bien-pensante sortira-t-elle de sa torpeur, et sera-t-elle capable de se transformer en force de gouvernement, abandonner son idéalisme et surtout renoncer à vouloir transformer les islamistes pour les conduire hors de leurs sentiers naturels, ceux de l’extrémisme religieux? La gauche doit se préoccuper de son projet, se concentrer sur l’essentiel et arrêter de vouloir rassembler à tout-va. A se prendre pour un missionnaire de la politique, la gauche a multiplié les slogans et les courants, et a continuellement manqué de discernement. Le réveil est cruel, après une révolution portée par une crise sociale, la gauche qui était attendue, espérée, a perdu pied, abandonnant l’initiative au mouvement syndical.

Conservateurs et progressistes de gauche doivent se retrouver sur un projet social ambitieux, et s’écarter des tentations islamistes. Le projet social doit prendre le pas sur le projet sociétal. Proposer un autre horizon que la dictature ou l’intégrisme. Les Tunisiens attendent des politiques qu’ils les mènent vers la prospérité et non au paradis, qu’ils bâtissent une société moderne et solidaire et non qu’ils construisent des mosquées. La tradition arabo-musulmane de la Tunisie ne constituera jamais un objectif social. L’Islam n’a pas besoin d’être défendu, les pauvres, les chômeurs, les oubliés du système, si !

A quand le sursaut de la gauche unie?

W.B.H.A.