Opinions - 30.08.2013

La problématique transaction entre Caid Essebsi et Ghannouchi

De l’intervention de R. Ghannouchi sur Nessma TV,  j’ai retenu deux choses :
- La position par rapport à l’initiative de l’UGTT reste encore floue notamment en ce qui concerne la primauté de la démission du gouvernement avant de commencer toute discussion.
- Par contre le changement d’attitude par rapport à Nida Tounis en général et Beji Caïd Essebsi en particulier est on ne peut plus clair et à dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer.
C’est ce qui fait dire à nombre de politiciens qu’il y a eu une ‘transaction’ entre Ennahdha et Nida et peut être même entre Essebsi et Ghannouchi plus restrictivement et probablement à l‘insu même de leurs structures et de leurs partenaires, pour ne pas dire « sur leurs dos ».

Pourquoi BCE a-t-il été jusque-là diabolisé ?

Tout le monde sait que les raisons avancées par Ennahdha et ses sous-produits n’ont rien à voir avec la réalité de ce qui’ls pensent réellement.

Qu’on accuse BCE d’être le chef des « azlam » est un discours qui ne peut convaincre que les naïfs ou les ignorants.  Ennahdha n’a-t-il pas été le parti qui a recyclé le plus grand nombre  de « azlam » et les plus opportunistes et probablement les plus pourris d’entre eux, car ce sont ceux-là qui sont le plus disposés à servir le diable même, à condition qu’il soit au pouvoir. Il y a au sein de Nida beaucoup d’anciens destouriens et RCDistes certes, mais la grande majorité de ses dirigeants ont été d’authentiques opposants à Ben Ali et beaucoup d’entre sont issus de la mouvance progressiste et plus particulièrement la gauche.  Ce qui les distingue c’est probablement qu’ils ont sous le poids de l’expérience « mis de l’eau dans leur vin ».

BCE a été diabolisé parce que simplement il a réussi à créer une structure qui est devenue en un temps record le plus grand concurrent d’Ennahdha et qui –selon les derniers sondages- le battrait largement dans des élections libres et transparentes.

Derrière cela il y a surtout le fait que BCE a compris qu’il n’y a aucun moyen de faire face à Ennahdha si on ne lui retire pas le monopole de la religion. Ceci il le fera de deux manières.

D’abord en utilisant le discours religieux, il prend soin d’incruster son discours de versets du Coran. Ce faisant il montre au citoyen que la religion est un socle commun à tous les tunisiens et que son opposition à Ennahdha n’est pas une opposition à l’Islam argument dont ont usé et abusé, jusqu’à l’usure, les nahdhaouis.
D’autre part, il s’est employé à leur enlever l’image d’intégrité et d’honnêteté liée à leur ‘habit’ religieux et qui explique en grande partie leur ‘succès’ aux élections d’octobre 2011. Il faut dire qu’ils ont beaucoup aidé en accumulant les bévues, les bavures et les « affaires ». Voilà que ces gens qui ont été élus parce qu’ils ‘craignaient Dieu’ se révèlent  parfois être pire que les pourris du régime de Ben Ali. Or il ya là probablement l’une des choses à laquelle les tunisiens restent le plus sensibles beaucoup plus que la question de la religion et de l’identité. Le manque de culture politique explique sans doute le comportement des responsables issus d’Ennahdha, mais surtout le fait qu’ils on commencé à agir comme s’ils s’installaient éternellement au pouvoir.
Peut-on penser en plus qu’une autre raisons  de la diabolisation de BCE est probablement le fait d’avoir « facilité» leur accession au pouvoir ?

Ceux qui aujourd’hui clament que l’option pour une assemblée  constituante a été une erreur historique devraient se raviser.

Déroulons un moment le scénario alternatif : une constitution et une loi électorale rédigées en quelques semaines par une équipe d’experts et l’organisation d’élections. Et voilà Ennahdha installée pour cinq années au pouvoir en toute légitimité. Il aurait fait les mêmes alliances et les mêmes erreurs et connu certainement les mêmes échecs. Mais il n’y aurait eu aucune base juridique pour en réclamer le départ. On peut imaginer un scénario à l’égyptienne. Mais cela n’est ni dans les traditions ni dans les moyens de l’armée tunisienne.
Ceux qui ont par leur choix permis l’accession d’Ennahdha à l’exercice du pouvoir, certes temporaire mais suffisamment long pour leur permettre de se discréditer de manière durable, ont probablement rendu un sacré  service à la Tunisie. Ennahdha a des raisons d’en vouloir à BCE pour cela et le pays de vraies raisons de lui être reconnaissant.

Y a-t-il eu transaction?

Je ne passerai sur le contexte politique interne et externe qui explique qu’Ennahdha et ses alliés soient aujourd’hui dans une situation d’extrême faiblesse et  devant des choix extrêmement difficiles. Ceux qui à Ennahdha on opposé un véto à l’initiative de H. Jebali au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd doivent s’en mordre les doigts. Cette initiative à laquelle la quasi-totalité de l’opposition avait adhéré peut aujourd’hui paraître un rêve pour Ennahdha.

En toute rigueur, on peut affirmer qu’aujourd’hui le principal objectif d’Ennahdha est se maintenir au ou au moins éviter le sort des islamistes égyptiens suite à une éventuelle éviction du pouvoir.

Pour les plus entêtés, la seule solution est de s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix. Mais la configuration est telle que cela ne peut se faire en dernière analyse que par l’exercice de la violence à l’encontre de toute forme d’opposition, et certaines voix au sein de la Troïka continuent à le clamer haut et clair. Le hic est que le coût d’une telle option est certainement très élevé et le résultat loin d’être garanti. Car, en dépit de tout ce qui a été fait pour « garantir » les structures de sécurité intérieure et l’armée, celles-ci restent encore non garanties et les « acquis » très précaires. En cas d’échec de cette option, le prix à payer serait dix fois plus élevé.

Le mérite de BCE et d’avoir anticipé cette situation depuis très longtemps. Il savait qu’aucun pouvoir ne sera capable de faire face à la montée des attentes et que seule une entente très large serait en mesure d’y faire face parce qu’elle  endiguerait  au moins la surenchère politique et pourrait réduire les risques de dérapage. Ceci explique qu’il n’a jamais changé d’attitude. Ceux qui ont  suivi son discours peuvent remarquer une constante main tendue à Ennahdha, ce qui a été à tort interprété par beaucoup comme une volonté de partager le pouvoir et d’avoir une part du gâteau. Cette main tendue hier et aujourd’hui a, à notre avis, de deux fondements :
- Ennahdha incarne une composante importante de l’opinion tunisienne avec laquelle il faut essayer de vivre et de coexister à la condition qu’il adhère réellement à la vie démocratique et la possibilité de l’alternance et abandonne l’idée de vouloir imposer des schémas étrangers à la société tunisienne ;
- Laisser Ennahdha dériver –comme on peut le constater à travers une volonté de mainmise sur les rouages de l’Etat- vers un exercice totalitaire du pouvoir, d’une part, et accumuler les dépassements pour utiliser un terme très clément,  ne pouvait qu’aboutir à la situation où tout changement serait impossible et dans tous les cas possible seulement au prix de violences considérables.

Il n’y a que les naïfs qui peuvent imaginer qu’une rencontre entre deux leaders politiques en pleine compétition –et en plus arrangée- n’ait été consacrée qu’à des salamalecs et un échange de points de vue. Nous pensons qu’il y a eu Safka. Mais C’est la nature de celle-ci qui à notre avis n’a pas été bien analysée.

Une transaction -meilleure traduction du terme Safka en politique- est « un acte par lequel les parties terminent une contestation ou en préviennent une autre, moyennant un prix ou des concessions réciproques. »
Penser que celle-ci aurait consisté en la conclusion d’un marché  de partage du pouvoir entre les deux parties  révèle une méconnaissance des acteurs. Ghannouchi en a probablement fait un de ses scénarios. Pour lui c’aurait été un coup politique majeur. Mais on n’a pas besoin d’avoir l’expérience et la lucidité de BCE pour savoir pertinemment qu’accepter les termes d’une telle transaction est un suicide politique pour lui et pour sa formation. Par ailleurs, il n’en a pas besoin car tout indique qu’il serait –avec ses alliés- le grand vainqueur d’élections libres et transparentes. Ce qui importe dès lors c’est d’assurer que celles-ci le seront, ce qui explique que l’exigence d’un gouvernement neutre et installé le plus rapidement possible soit un plancher minimal en dessous duquel il ne rentrera pas sous aucune condition.

Mais qu’offrirait-t-il en contrepartie à Ennahdha ?

C’est justement cela qui ne peut être dit, et qui fait qu’il continuera à nier simplement l’existence d’une transaction. A notre avis, il offrirait deux choses :
- une sorte d’ « amnistie » pour ce qui a été commis comme dépassements pendant la période d’exercice du pouvoir  par la troïka et des assurances que les nécessaires ajustements ne tourneront pas à l’épuration ;
- une place au pouvoir à Ennahdha –ou du moins sa fraction ‘nationale’- après les élections en rapport avec sa représentativité.

D’abord, ceci n’est pas une information, pour laquelle nous n’avons aucune source. Ensuite, la proposition –si elle a été faite- a certainement été formulée en des termes moins explicites et en filigrane, et là on peut faire confiance au fin diplomate qu’est Essebsi. Ceci nous le déduisons de ce que nous pensons être une intime conviction de BCE et qu’il est aisé de voir en filigrane dans ses discours : le pays  -et n’importe quel pouvoir- n’ont rien à gagner, et plutôt tout à perdre, de jouer les procès et l’exclusion. Il en a été lui-même le principal objectif jusqu’aux derniers revirements du leader d’Ennahdha.

Pourquoi ceci ne peut être dit ? Simplement parce que personne n’a le droit de promettre une amnistie pour des crimes qui auraient été commis. Si crimes il y a, la justice devrait prendre son chemin. La véritable « justice transitionnelle » est quelque chose encore à inventer et à venir… Et c’est probablement là que la « transaction » est extrêmement problématique.

Elle est déjà difficile pour Ghannouchi dont les déclarations sur Nessma ont entraîné une levée de boucliers de la part de certains ténors de son parti qui se trouve à mon avis au bord de l’implosion, n’en déplaise à ceux qui s’obstinent à penser qu’il s’agit là d’un malicieux partage des rôles. Sur ce plan, Ennahdha dévoile au grand jour qu’il est aussi « hétéroclite » que ses adversaires. Ceux qui se lèvent contre Ghannouchi au sein de son parti (et ses sous-produits) sont probablement ceux qui pressentent qu’ils seront les grands perdants et ils se battront jusqu’au bout.

Elle l’est surtout pour BCE qui –comme la plus belle femme au monde- ne peut offrir ce qu’il a. Il aura beau expliquer et tenter de convaincre ses partenaires que l’intérêt supérieur de la nation vaut plus que quelques têtes, il y risque que beaucoup d’entre accepteront difficilement des concessions sur ce plan. Il lui faudra beaucoup de génie –et il a montré qu’il en a- pour réussir.

En fait, personne ne pense aux lendemains des élections. Et tout le monde agit comme si ces lendemains apporteraient –comme par magie- la solution à nos problèmes, en particulier sécuritaires, économiques et sociaux.
L’héritage –pas seulement des gouvernements d’Ennahdha, mais de toute la période post-révolution- est tel que la tâche sera immense et nécessitera vraiment un pouvoir le plus largement inclusif de toutes les sensibilités politiques. La menace terroriste sera encore là, les problèmes économiques et sociaux –probablement aggravés- seront toujours là, car ce serait illusoire de penser qu’un gouvernement de « compétences », indispensable pour rassurer tous les partenaires sur le bon déroulement des élections, pourra faire quelque chose en dehors d’un possible choc psychologique à ne pas négliger. Ceux qui resteront en dehors auront le jeu facile de dénoncer car les résultats et le redressement mettront du temps à venir. 

Contrairement à ce que l’on pense le gouvernement de « compétences » proposé ne doit par être un gouvernement de techniciens, l’administration est bourrée de techniciens compétents et intègres capables de continuer à faire tourner la machine. Bien au contraire, il devra être hautement politique mais formé de personnalités dont personne ne contestera la neutralité et le patriotisme et faisant l’objet de consensus entre les différents protagonistes. Son rôle sera de faire en sorte d’apaiser le climat politique général et de faire en sorte que le pays arrive aux prochaines élections dans les meilleures conditions et mieux encore, d’éviter que la dernière ligne droite et notamment la campagne électorale ne tournent pour les protagonistes à une opération de lynchage mutuel dont le pays ne sortirait qu’exsangue.

Des tractations préalables sur la composition de ce gouvernement paraissent incontournables, mais les véritables tractations qui devraient être très limitées dans le temps doivent surtout porter sur le lendemain des élections. Ces tractations pourraient contribuer à rendre les enjeux des élections beaucoup moins dramatiques qu’ils n’apparaissent aujourd’hui. Le rôle et la place de chacun dans la reconstruction du pays ne devraient pas être tributaires de leur score aux prochaines élections. L’alliance –apriori impensable- que la situation a engendrée entre la centrale syndicale et l’organisation patronale -et pour laquelle le pays sera reconnaissant pour les leaders de l’une et l’autre des organisations- est l’illustration que le slogan d’ « intérêt supérieur de la Tunisie » si usé par les pouvoirs qui se sont succédés, peut avoir un sens réel, et constitue un trésor qu’il faudrait préserver et  sur lequel construire.

Mohamed Hedi Zaiem