Opinions - 25.08.2013

Les raisons de la colère

Ce 24 août a commencé en Tunisie une semaine de la colère qui risque, sinon de mettre le pays à feu et à sang, du moins d'amener à le diviser bien davantage, puisque le pouvoir en place n'y voit qu'incitation à l'anarchie et à la violence, ce qui suppose en bonne logique qu'il s'y opposera, usant de violence si nécessaire. 

Or, même si elle se veut pacifique, la campagne du Front du Salut National est de ce type d'action radicale entendant briser les carcans, détruire les cadres usés et abolir les mauvaises habitudes. Cela ne saurait relever, en dernière analyse, que de la technique de l'attentat, y compris pacifiste, tel ce coup de pistolet dans un concert dont parle Stendhal, grand connaisseur ayant allié l'art diplomatique à celui de la littérature.

C'est donc le moment où jamais pour les plus sages de ce pays d'appeler à raison garder tous ceux tentés par l'aventure, que ce soit d'aller au bout de leur colère quitte à verser dans la surenchère populiste, ou d'une fuite en avant dans l'attachement à un statu quo désormais démagogique et la négation de la nécessité de prendre acte de l'inertie gouvernante, synonyme de mort attestée. 
 
Le sûr est que les uns et les autres auront bien plus à perdre qu'à gagner, ne serait-ce que parce que le peuple — pour peu que l'on y pense vraiment, comme on l'assure bien volontiers — n'y récoltera que tragédies et drames. Car, aujourd'hui, parler de peuple en colère, c'est bien le moins; d'aucuns osant même annoncer la guerre civile. Or, si elle n'est pas inéluctable, ses ingrédients ne cessent de s'amasser et de se multiplier. Quand le combustible est, en plus, disponible à profusion, le moindre geste d'inattention, de malice ou de folie suffit pour mettre le feu aux poudres. Et il est hautement inflammable ce combustible qui fait le quotidien populaire en ces jours de colère! 
 
Quelles en sont donc les principales raisons auxquelles une réponse adaptée serait éventuellement de nature à calmer les esprits et aider à assainir la situation ? Il en est qui relèvent des acquis de la Révolution dont le principal est que la Tunisienne et le Tunisien ne veulent plus qu'on parle en leur nom, s'estimant assez mûrs pour s'adonner directement à la politique. Et si cela se doit d'être fait au travers d'intermédiaires et de représentants, ceux-ci doivent être de proximité, tenus par des engagements précis et révocables à tout moment. 
 
L'enseignement majeur du Coup du peuple tunisien qui en découle est qu'il n'est plus possible de s'adonner à un exercice politique soi-disant démocratique avec un personnel de carrière coupé des réalités de ses mandants, plus soucieux de la carrière que des intérêts du peuple. Car en Tunisie, comme plus généralement de par le monde, la politique est à réinventer, son exercice est à assainir afin que n'y viennent plus que les élites motivées par l'intérêt général, imbues suffisamment de la cause du peuple et par le service du public, quitte à être prêtes de tout sacrifier pour cette noble cause, y compris et surtout les émoluments et les privilèges. 
 
De plus, en notre pays plus qu'ailleurs, du fait de traditions éthiques bien vivaces, la politique se doit d'être un sacerdoce, retrouvant son essence première de service exclusif du peuple. C'est là, à mon sens, une autre raison majeure des jours de colère qui commencent. Elle impose que ceux qui se réclament d'une légitimité formelle, celle des élections, réalisent enfin qu'ils se réclament d'un modèle occidental arrivé à saturation. La légitimité limitée au temps des élections est une réduction de la souveraineté populaire; elle n'est qu'une conception parmi d'autres de la démocratie, pas nécessairement la moins mauvaise, désormais contestée sinon périmée. 
 
Les opposants au régime en place ont d'autant plus de raison de défier des autorités ayant largement déçu que celles-ci s'obstinent à nier leur échec patent; et le pire est qu'elles croient à tort qu'il est suffisant de se référer à la classique notion de l'autorité de l'État, ou encore de son prestige, pour justifier un attachement obsessionnel au pouvoir. Or, en notre présent âge des foules, nous ne sommes plus dans le cadre de l'État dont l'autorité et le prestige s'imposent d'office, sans possibilité de contestation. Ce fut le cas de l'État du contrat social; et tel contrat est devenu caduc depuis qu'il a été dénoncé par l'une de ses parties. Par ailleurs, quel prestige accoler à l'État si ce n'est celui de son peuple ? Or, le peuple est dans la rue !
 
En Tunisie, aujourd'hui, il urge de redonner confiance au peuple — tout le peuple — en son personnel politique. C'est encore possible du fait qu'on a assisté avec la Révolution à un réveil formidable du sentiment patriotique dans toutes les couches populaires. On en trouve encore la flamme entretenue par les activistes de la société civile, même si elle est en train de s'éteindre ailleurs à petit feu.
 
Il reste à savoir si la partie de la classe politique sensible à ce sens patriotique, et qui réclame à bon droit la renégociation des termes périmés du contrat social, ne se limite pas qu'à remplacer les clauses contractuelles caduques par d'autres quasiment similaires. La question à se poser est de savoir si elle n'agit que pour un remplacement à l'identique d'un personnel politique où ce ne seraient que des noms qui changeraient, tout en maintenant en l'état et l'esprit et la philosophie du contrat dénoncé, ne touchant en rien à son économie générale. Il est vrai, on parle de compétences, mais on sait que la compétence ne l'est réellement que si elle valorise une philosophie d'action, un modèle politique et/ou économique, un esprit et une raison à mettre en pratique. Lesquels sont donc retenus par les hérauts de la semaine de la colère ? 
 
Il est nécessaire de savoir si le processus révolutionnaire actuel ne rentre plus dans le cadre d'un nouveau contrat, même renégocié, relevant plutôt d'un pacte qui tienne compte, et au plus près, de la volonté populaire. En effet, si ce n'est pas le cas, il ne ferait que substituer des allégeances pointées du doigt par d'autres qui le seraient fatalement demain tout autant. Or, c'est ce qu'on risque de faire en appelant à déposer les autorités du pays du plus haut au plus bas niveau pour les remplacer par des compétences, indépendantes certes, mais sans la précision du cadre idéologique contraignant, politique et économique, dans lequel cela doit prendre place. 
 
Des principes clairs, des valeurs définies au sein d'une stratégie arrêtée doivent être énoncés et annoncés le plus officiellement possible. C'est ce que nous n'avons pas, puisque la colère qui s'annonce, combien même elle est l'œuvre de l'opposition au gouvernement actuel, ne semble pas avoir des raisons communes. En tout cas, au-delà de la tactique de mise en échec d'un pouvoir inerte, elle ne semble pas rallier tous les suffrages au sein d'une contestation dominée par une formation hétéroclite où les contradictions ne manquent pas, juste gommées par l'intérêt immédiat.
 
Pour que cette colère a priori populaire soit justifiée, démocratiquement saine et parfaitement juste, elle doit déboucher sur une phase nouvelle de pratiques politiques, une démocratie directe telle que le peuple en rêve pour la Tunisie. Aussi, une stratégie bien définie est à proclamer au plus tôt avec, au moins, les principes de la démocratie directe comme objectif à mettre en œuvre immédiatement pour que l'ire annoncée de tout le pays soit vraiment, et à raison, une colère bien populaire.  
 
Tout le monde n'a que l'intérêt du pays à la bouche ainsi que les revendications du peuple, mais personne ne se fait concrètement de l'un et de l'autre la vision juste qui ne soit pas purement théorique et sans aucune consistance réelle. C'est que le pays n'est pas cette pure réalité désincarnée à laquelle on a tendance de le réduire; il a une assise matérielle qui suppose une condition et impose des obligations de statut et de rôle dans le cadre d'un système géostratégique plus large. Surtout, le peuple n'est pas qu'un corps électoral; il n'est plus cet ensemble figé par une opération formelle, et ce du fait qu'il vit, peut évoluer et changer d'avis et de priorités comme tout vivant. 
 
Aussi, il n'est pas plus vicieux que de revendiquer relever d'une légitimité formelle pour démontrer son respect de la souveraineté populaire. Pareillement, on ne peut prétendre parler du peuple en se focalisant à juste titre certes sur sa condition économique et sociale, mais sans tenir compte de ce qui est aussi important chez une grosse partie de ce peuple, soit son imaginaire se manifestant par sa spiritualité, entre autres. Quand on prétend représenter le peuple, ou du moins sa grande majorité, ce sont bien ses représentations à lui qu'il faut prendre en compte et non celles qu'on lui prête, ce qu'on veut bien voir en lui comme revendications lues à travers une grille idéologique partisane.
 
Au-delà de la crise au sommet de l'État, la confiance du peuple en ses dirigeants étant nulle aujourd'hui, il serait suicidaire de faire fi d'un pareil état de choses pour des considérations de prestige déplacé, même s'il est affublé des atours de l'État, quand ce n'est pas que d'amour-propre et de calculs partisans. Aussi, et je l'y avais déjà appelé depuis longtemps, le gouvernement actuel aurait été bien inspiré d'appeler dans chaque gouvernorat, chaque délégation et surtout chaque municipalité, à des assises de la société civile. Si jamais il a assez de talent pour s'y atteler en une parade ultime à la situation qui lui échappe, peut-être le pourrait-il encore ! Alors, pour peu qu'il sache faire preuve de tact — en un beau retournement des choses dans l'intérêt du pays —, il prendrait la tête du mouvement populaire au lieu de chercher à le contrarier vainement et s'y opposer par la force qui reste, comme on le sait, l'argument du plus faible.
 
Mais qu'on soit bien d'accord : même si elles sont appelées et organisées par les autorités en place, pareilles assises ne resteraient pas moins révolutionnaires, en ce sens qu'elles auraient à reproduire un processus électoral démultiplié à chaque échelon régional et local avec pour but avoué d'actualiser les revendications populaires et les exigences révolutionnaires. Ce ne sera rien d'autre qu'une nouvelle révolution politique, bien réelle, permettant au peuple de prendre directement la parole et le pouvoir dans le cadre de cette démocratie véritable, étant directe et sans formalisme inutile, que nous souhaitons pour notre pays.
 
Nonobstant le sort final du gouvernement en place, une telle formule constituerait pour lui une porte de sortie, provisoire pour le moins, de la grave crise actuelle, puisqu'il aurait la responsabilité de veiller à la réussite d'une révolution actualisée, capillarisée à travers le pays. Il doit toutefois s'engager à jouer le jeu de la démocratie directe en acceptant que les nouveaux pouvoirs élus par le peuple soient reconnus à l'échelle centrale et immédiatement investis pour exercer leurs pouvoirs en lieu et place des autorités étatiques actuelles. Ainsi, le pouvoir se disant légitime administrerait-il la preuve de son attachement sincère à la légitimité dont il se réclame à cor et à cri; et quelle plus grande légitimité qu'une nouvelle, adoubée par le peuple directement et sans intermédiaires sous les auspices d'un gouvernement enfin responsable, étant enfin à l'écoute de son peuple ?
 
Déjà, lors des discussions sur la constitution, dans le cadre de la nécessaire démocratie directe, j'avais proposé d'adopter des mesures allant dans ce sens, dont la formule de l'initiative populaire s'exerçant au niveau régional et local par le truchement d'institutions intermédiaires appelées à participer au pouvoir exécutif et législatif selon des mécanismes novateurs à inventer en étroite relation avec la société civile. C'est ainsi et ainsi seulement qu'on pourra transfigurer la démocratie et refonder la politique en évitant de ne faire que singer un Occident où la démocratie a perdu depuis longtemps son âme. 
 
Il n'est un secret pour personne que la démocratie occidentale est à réinventer, étant désormais réduite à sa plus simple expression. On ne conteste plus qu'elle n'y soit désormais qu'un moment éphémère où la parole est formellement donnée au peuple auquel elle est, de règle, retirée tout le temps sauf l'engagement d'un long processus de combat impliquant les pouvoirs publics et les institutions de l'État de droit s'ils ne sont pas gangrenés par l'illégalité institutionnalisée. Or, ainsi que le rappelait Nicos Polantzas, la démocratie n'est plus que ce « régime à légalité trouée d'illégalité ». Aussi, même s'il se veut être un État de droit, l'État démocratique en Occident reste une structure complexe où se marient si facilement légalité et illégalité sous le qualificatif par exemple de raison d'État.
 
Ces choses sont appelées à changer, d'autant que nous sommes en époque postmoderne, ne l'oublions surtout pas. Et l'un des faits incontournables de nos temps actuels, c'est qu'ils sont marqués par un retour au local. C'est un sentiment irrépressible et irrésistible d'apparentement à un « pays » à un territoire, à un espace se substituant au classique sens d'appartenance; et ce sentiment est à forte charge émotionnelle de partage et de fusion.
 
Plus que jamais, aujourd'hui, le lieu fait lien; d'où aussi le retour du fait religieux en postmodernité; car la religion, par l'une de ses plus sûres étymologies, n'est que ce qui fait lien. Celui-ci n'est plus fondé sur une idéologie, un idéal lointain, une transcendance quelconque; il est plutôt dans le partage de valeurs communes, enracinées, pouvant ne relever que des us et coutumes, des attitudes et postures corporelles où le matériel se vivifie aux racines spirituelles. C'est ce qu'on a appelé enracinement dynamique et qui a cours en notre pays, donnant lieu à la fragmentation (ou désagrégation, si on se laisse aller au pessimisme) institutionnelle actuelle.  
 
D'évidence, il ne s'agit que de l'achèvement logique d'un processus d'évolution d'institutions politiques et sociales devenues abstraites, désincarnées, n'ayant donc plus la moindre prise avec le réel, n'étant plus en phase avec le peuple faute de proximité nécessaire. N'a-t-on pas parlé à juste titre de tribalisation du monde et du temps des tribus ? N'a-t-on pas bien vu leur résurgence en Tunisie? C'est ce que nous avons désormais et plus largement avec ce besoin atavique de protection organique se manifestant par des solidarités régionales, locales et claniques. Et nos institutions mitées par l'esprit de clan en offrent aussi un autre exemple suffisamment éloquent, le choix et l'affinité fondant l'action en cette époque postmoderne en une sorte de franc-maçonnerie universelle. 
 
Au lieu de déplorer un trait d'époque, il est plutôt temps et de bien plus grande utilité d'aller au bout de la logique de l'esprit de notre époque en agissant pour n'en garder que la part meilleure. C'est le travail auquel j'appelle ici pour une proximité politique de tout instant, la proxémie sociologique comme espace de la communication et du vivre-ensemble, et que ne saurait que faciliter chez nous une proxénie avérée, qui est cette hospitalité publique envers l'étranger remontant à la nuit des temps.
 
Dans ce que je dis, il n'y a rien d'irrationnel, sauf à appliquer ce qualificatif à l'incapacité des esprits se voulant rationnels dans notre classe politique à prendre en compte précisément l'irrationnel que nous savons désormais être une rationalité autre. Aux adeptes d'une démocratie sereine d'explorer donc l'infinité d'exemples du pouvoir de l'imagination et des affections de l'âme ! À ceux qui veulent être les plus sages d'assumer la postmodernité du pays qui est d'abord et avant tout le triomphe des communions émotionnelles dans une altérité assumée et non altérée, un retour au fait religieux oecuménique comme spiritualité humaniste ! À toutes les élites éclairées de nos en élites de redécouvrir sans dogmatisme, en travaillant à le faire advenir en notre beau pays, le « merveilleux scientifique » dont a parlé Durand De Gros !
 
Farhat Othman
 
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