News - 14.06.2013

Journée scientifique samedi au Razi en hommage au Dr Salem Esch-Chadely

L’hôpital Razi ouvre de nouveau ses portes au grand public, ce samedi 15 juin, à partir de 9h30, pour rendre hommage au Dr Salem Esch-Chadely (1896-1954), premier psychiatre tunisien à s’être vu confier la charge d’un service à l’hôpital des maladies mentales de La Manouba, du temps du protectorat français (de 1934 à 1939 et de 1944 à 1948) et a en assurer la direction par intérim pendant près d’un an.
 
Le Dr Salem Esch-Chadely, grande figure de combat pour l’indépendance et la dignité des Tunisiens, a subi la condamnation la plus grave que puisse encourir un médecin : l’interdiction d’exercer sa profession (18 mois) et la révocation de ses fonctions hospitalières.
 
Aucun motif éthique ou technique ne justifiait une telle sanction, si ce n’est son engagement militant et son refus de l’injustice. Sur le plan éthique, alors même qu’il était accusé et condamné en Tunisie, il s’était vu décerner par l’Académie du Dévouement national en France, une médaille d’or pour «services rendus aux œuvres sociales et humanitaires», le 18 juin 1950.

Ci-après l’article hommage qui lui a été dédié dans le dernier numéro du magazine Leaders (Juin 2013), sous le titre de: Le Dr Salem Esch-Chadely: Une vie de militant
.
 

Après ses études médicales et sa spécialisation en psychiatrie à Paris (1927), le Dr Salem Esch-Chadely a ouvert un cabinet à la Rochefoucauld. Il a continué cependant à fréquenter l’université de Paris et obtenu les diplômes de l’Institut de médecine coloniale, de médecine des voies génito-urinaires (1933) et de phtisiologie (1934). Il suit également les cours de l’École libre des sciences politiques et en obtient le diplôme.
 En 1934, le gouvernement du protectorat l’invite à venir à Tunis, pour répondre à un vœu du Grand Conseil: nommer auprès du médecin-directeur français, pour soigner les «aliénés arabes» de l’Hôpital pour les maladies mentales (HMMM), un médecin qui parle leur langue. Il est chargé d’un service, puis plus tard assurera la direction par intérim de cet hôpital pendant plus d’une année. Il a donc été le premier Tunisien musulman spécialiste à exercer en Tunisie, à être chargé d’un service hospitalier en psychiatrie et à diriger un hôpital en Tunisie. Mais durant sa carrière, le gouvernement du protectorat lui a gardé rancune pour son militantisme politique et ne lui a pas épargné brimades et abus.  En effet, en évoquant le parcours de ce médecin, on ne peut séparer son activité professionnelle de son engagement pour la libération de son pays et sa lutte contre toutes les formes de discrimination et d’exploitation.

Une vie de militant

Un élève engagé : Salem Esch-Chadely est né à Monastir le 24 février 1896. Après des études primaires à l’École franco-arabe de Monastir et des études secondaires au Collège Sadiki, il obtient le Diplôme de fin d’études secondaires et se rend en France, à Thonon-les-Bains, pour  préparer son baccalauréat. Il collabore avec les nationalistes tunisiens tels Mohamed Bach Hamba, proche de Abdelaziz Thaâlbi et du leader syro-libanais Chekib Arslan, qui mènent une politique panarabe et antifrançaise. Très vite, Salem attire l’attention de la police qui le surveille de près et le catalogue parmi les «gens suspects». A l’occasion du Congrès de la paix, le 21 janvier 1919, il prend la liberté d’envoyer en son nom, au président Wilson, à Paris où il séjourne, une lettre recommandée avec demande d’accusé de réception, accompagnée du livre La sueur du burnous de Vigné d’Octon . Il se réfère à ce livre qui «fait mention des vexations et des abus les plus criants» dont souffre la Tunisie et revendique le droit de son pays à l’émancipation et à la paix. Le premier président de l’AEMNA : ses études médicales terminées, Dr Esch-Chadely s’oriente vers la psychiatrie en suivant l’enseignement de l’Institut de médecine légale et de psychiatrie (diplôme en 1927) et en préparant une thèse sur la neurasthénie, à l’hôpital Sainte-Anne.

En 1927, il fonde, avec des compatriotes, l’ Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) dont il est élu président. Parmi les membres de ce premier comité, plusieurs s’illustreront dans le militantisme et la lutte de libération de leur pays, notamment les Tunisiens Tahar Sfar et Ahmed Ben Miled et les Marocains Ahmed Belafradj, Mohamed El Fassi et Mohamed Ouezzani.  L’AEMNA, fondée sur des bases solides, a contribué, jusqu’aux indépendances des trois pays du Maghreb, à la formation d’une élite intellectuelle solidaire qui a su mener les luttes de libération puis prendre la relève dans la conduite du destin de ces nations.

Destourien de la première heure : dès son retour en Tunisie en 1934, le Dr Esch-Chadely milite au sein du Néo-Destour. Il est élu membre du Conseil national et président de sa commission politique. Lors de l’élection du Conseil national «Al Mejlis Almelli» au «Congrès de la rue du Tribunal» (1937), il figure parmi les 30 membres élus.

Président d’un mouvement scout : voyant dans la jeunesse un terreau de choix pour y insuffler le sens du devoir national et l’amour de la patrie, le Dr Esch-Chadely fonde en 1936 les «Scouts tunisiens musulmans qu’il préside pendant plusieurs années. Les autorités, inquiètes, écrivent : «Les dirigeants de l’association, pour la plupart destouriens, ont très vite orienté l’activité du mouvement vers le nationalisme, plus particulièrement sous l’impulsion de Allala Belhaouane, du cheikh Fadhel Ben Achour et du président Salem Esch-Chadely. L’effectif du groupement est passé de 800 en 1946 à 2 155 en 1947 et le nombre de troupes est passé de 39 en 1945 à 96 en 1947». «Rappelé à l’ordre» par le directeur de l’Instruction publique qui insiste sur la nécessité absolue de laisser le scoutisme en dehors de toute politique, le Dr Esch-Chadely lui répond : «Il est enseigné aux scouts toutes les nuances du devoir envers soi-même, envers le prochain, envers la famille, envers la Patrie, envers Dieu. S’il est peut-être difficile de pratiquer le scoutisme chez les Musulmans dans les colonies, il est très aisé de le faire chez les Tunisiens grâce au Traité du Bardo qui n’altère pas la possession, par Son Altesse le Bey du Royaume de Tunis. L’enseignement obligatoire du Traité du Bardo et des documents historiques s’y rapportant constituerait, à mon avis, un pansement salutaire et la cicatrisation d’une affection à métastases. Pourquoi refuser aux élèves musulmans de Tunisie la définition de leur devoir de citoyen ? N’est-ce pas de là que nous vient tout le mal, âgé de 67 ans de protectorat ?»

Une fidélité à ses engagements militants: rédacteur-collaborateur de la revue Le Jeune Tunisien, il a écrit également pour d’autres journaux. Il a fondé les revues scoutes Le Flambeau et Essabil. Il a sollicité auprès de l’OMS et de l’ONU l’arrêt de la culture et de la diffusion des stupéfiants, monopole de l’État, et a dénoncé, dans ses conférences et ses écrits, la diffusion de ces drogues qui ravageaient la population déjà fragilisée par une profonde misère. Membre du Comité de secours aux nécessiteux et vice-président de la Société musulmane de bienfaisance tunisienne, il avait consacré la journée du vendredi aux consultations et aux soins gratuits. À l’hôpital de La Manouba, il n’a cessé de défendre les droits des malades musulmans, déshumanisés et malmenés, et ses rapports d’expertise étaient souvent contraires aux vœux des autorités. Il a participé au Congrès de la Nuit du Destin qui a revendiqué, le 23 août 1946, l’indépendance de la Tunisie, ce qui lui a valu une arrestation et une détention à la Prison civile, avec 46 personnalités nationales dont Mongi Slim, Slimane Ben Slimane, Fadhel Ben Achour et Salah Ben Youssef.

Le Dr Esch-Chadely face à la malveillance des autorités

Des préjugés racistes  : nommé le 20 juin 1934, le Dr Esch-Chadely est surpris par l’incivilité de l’accueil du médecin-directeur (MD), le Dr Perrussel, qui, sans le connaître, préfère démissionner «plutôt que de collaborer avec un indigène». Avec le nouveau MD, le Dr Pierre Mareschal, les vexations et les provocations se multiplient. Selon la théorie pseudo-scientifique alors en vogue dans la communauté des psychiatres coloniaux, le Nord-Africain se caractérisait par «une insuffisance constitutionnelle, un primitivisme fait d’indigence mentale, d’ignorance, de crédulité et de suggestibilité». Le Dr Esch-Chadely combat violemment ces thèses racistes qui discréditaient l’Islam, l’Arabe, le Tunisien dans un but politique évident : justifier l’ordre colonial. De plus, à l’HMMM, le Dr Esch-Chadely constate que, contrairement aux malades européens, les malades tunisiens sont très mal nourris, mal soignés, parqués dans des pavillons surpeuplés et ne sont protégés par aucun texte législatif. Pire encore, le Dr Mareschal se livre sur eux à des expérimentations douteuses. Il dénonce haut et fort la marginalisation et la maltraitance de ces malades. Malheureusement et selon sa propre expression, il s’adressait à de «sourdes oreilles».

Bien entendu, ces prises de position agacent les autorités et attisent la haine du Dr Mareschal. Son poste est supprimé en avril 1939, à la suite d’accusations infondées. Le Dr Esch-Chadely dépose un recours auprès du Conseil d’État pour «abus de pouvoir de l’administration». Une éclaircie de courte durée: retournement de situation. Pendant la guerre, le Dr Mareschal affiche ses opinions «pétainistes». Le Syndicat des asiles dépose une plainte contre lui pour collaborationnisme et il est relevé de ses fonctions. Entre-temps, le Conseil d’État abroge l’arrêté de suspension du Dr Salem Esch-Chadely qui reprend son service à l’HMMM en décembre 1944. En juillet 1945, arrive un nouveau MD, le Dr Carrère, qui, après deux ans de fonctions, quitte la Tunisie. Le Dr Esch-Chadely est alors nommé médecin-directeur par intérim en juillet 1947. Seul médecin, il a la charge de 348 aliénés (231 hommes et 117 femmes). Malgré l’énormité de la tâche, il donne sa mesure en améliorant, dans les limites des pouvoirs qui lui sont accordés, le sort de ceux qu’il appelle les «déshérités de la fortune». En particulier, il décide de ne plus séparer les malades selon leur nationalité. Tous les patients sont désormais logés à la même enseigne et ont droit aux mêmes traitements.

Une nouvelle machination se met en place: le Dr Mareschal, blanchi par le Comité supérieur d’enquêtes, a décidé de réintégrer son poste. Il dépose sa candidature, le 4 septembre 1947 et immédiatement se réinstalle, avec l’autorisation du ministre de la Santé publique, dans la villa de fonction à l’HMMM. La décision d’évincer le Dr Esch-Chadely a donc été prise au sommet de la hiérarchie administrative à Tunis, si ce n’est à Paris. Mais les autorités sont conscientes que cette opération doit être menée avec la plus grande circonspection pour ne pas motiver un nouveau rejet du Conseil d’État.

La machine chargée de broyer le Dr Salem Esch-Chadely est alors mise en marche : une note manuscrite du Résident général datée du 16 mars 1948 énonce, à propos de l’HMMM,  «me suggérer une enquête administrative». Mais l’inspection, lancée dans l’intention de relever des défaillances du Dr Esch-Chadely, n’apporte pas les «conclusions suffisamment approfondies», qui auraient fourni «le motif manifeste d’apporter le remède convenable».  Une nouvelle solution, imaginée par Mareschal et encouragée par la Résidence générale, consiste à appeler un complice qui pourrait «les aider» à élaborer ces «conclusions suffisamment approfondies». Le Dr Louis Le Guillant, médecin des hôpitaux de la Seine et ami du Dr Mareschal, est appelé à Tunis. Entre-temps, le Dr Esch-Chadely est relevé de ses fonctions sans préavis, le 30 juillet 1948. L’«enquête» de Le Guillant est dirigée par le Dr Mareschal, en l’absence du Dr Esch-Chadely, plus d’un mois après son départ de l’HMMM, c’est-à-dire dans des conditions parfaitement illégales qui ont donné libre cours à toutes les dérives et à tous les abus.

Le long rapport produit par le Guillant est truffé de dénigrements, d’insultes, de mensonges, d’insinuations, de fausses accusations et d’idées préconçues, fournissant à profusion les «conclusions approfondies» qu’on attendait de lui. Il se fait également l’écho des directives de la Résidence générale en précisant la marche à suivre à l’encontre du Dr Esch-Chadely.

Suivies à la lettre, ces directives ont conduit le Dr Esch-Chadely devant les instances disciplinaires et les tribunaux. Quoi qu’il en soit, les jeux étaient faits d’avance. Précédant la comparution du Dr Esch-Chadely devant le Conseil de l’Ordre (11 mai 1949), une note de l’AFP (15 avril 1949) annonce : «On prévoit d’ores et déjà que sa radiation du Conseil de l’Ordre sera prononcée à l’unanimité».

Dans cette affaire montée de toutes pièces le Dr Mareschal, adversaire du Dr Esch-Chadely, est investi des qualités d’expert et de juge. De plus, les autorités ont usé de procédés frauduleux: «régularisation» de la situation du Dr Esch-Chadely, en fait rétrogradation de «médecin spécialiste» à «médecin spécialiste adjoint», 10 jours avant son exclusion, après 14 ans de service, sans même l’en avertir; modification des textes de loi, sur mesure, selon les besoins, au cours du déroulement de l’affaire ; fabrication de pièces falsifiées présentées au Conseil d’État dans le dossier du nouveau recours du Dr Esch-Chadely ; fausse signature du Dr Esch-Chadely sur l’arrêté de «régularisation»; subtilisation d’une pièce du dossier afin d’asseoir un chef d’accusation …

En dépit de la réfutation, pièce par pièce, par les avocats de la défense, de la «montagne d’accusations» qui avait été édifiée, les ennemis du Dr Esch-Chadely sont parvenus à lui faire subir le pire affront que puisse connaître un médecin : lui interdire la pratique de sa profession et l’exclure de l’HMMM dans des conditions révoltantes. Il a été humilié par des accusations accablantes et soumis à une torture morale. Ces accusations colportées dans le monde médical et dans la société tunisienne par une savante propagande ont laissé planer sur la mémoire de cet homme une ombre de soupçons et de doutes sur ses qualités humaines et sa pratique professionnelle.

Mais toutes ces brimades ne sont pas parvenues à le réduire au silence. Apprenant qu’un projet de législation sur les aliénés (loi de tutelle) était à l’étude, mais que les principales garanties médicales et administratives du placement en asile n’y figuraient pas, il alerte les autorités, lance un appel au secours à l’O.N.U. au Premier ministre, aux divers responsables. Il va même plus loin. Alors qu’il se trouve piégé dans un procès arbitraire douloureux, il adresse au ministre de la Santé publique une lettre dans laquelle il dénonce l’enquête truquée dont il est victime, les vices de procédure et les décisions démesurées prises à son encontre par le Conseil de l’Ordre. Sa conclusion est remarquable: «À l’ombre de ce Conseil de l’Ordre, d’autres événements plus tragiques sont en préparation: c’est la loi des psychopathes en Tunisie ou ‘‘loi de tutelle’’. J’en ai parcouru le projet. C’est la négation totale du respect de la personne humaine malade (ou non malade…) qui se trouve exposée aux pires sévices moraux et physiques. Je demande en conséquence, Monsieur le Ministre, ma désignation, à titre de parité, comme conseiller technique, pour participer, au titre tunisien, à la discussion de ce projet de loi, car les étrangers seront régis par la loi française, conformément aux décrets et traités».  Son combat n’aura pas été vain puisque la loi de tutelle n’a pas été promulguée en Tunisie.

En 1953, la santé du Dr Esch-Chadely se détériore. Il souffre d’une angine de poitrine qu’il attribue à «une réponse de mon organisme à des agressions psychiques et physiques trop fortes». Dans la nuit du 10 au 11 juin 1954, il s’éteint, terrassé par une crise cardiaque.

Sa destinée tragique ne lui a pas accordé le bonheur d’assister, le 31 juillet 1954, à la déclaration de l’autonomie interne qu’il avait appelée de tous ses vœux. Elle lui a cependant épargné de prendre connaissance du rejet de son recours par le Conseil d’État, le 6 mai 1955, onze mois après son décès.

Les calomnies déversées sur le Dr Esch-Chadely et la propagande insidieuse entretenue par Mareschal et consorts ont probablement marqué les esprits. C’est la seule hypothèse qui peut expliquer l’omerta de ses confrères qui lui ont succédé à l’HMMM à l’aube de l’Indépendance et le silence des autorités pré et post-indépendance à toutes les demandes de réhabilitation et de rétablissement de la justice à son égard.

Halé Esch-Chadely