News - 12.06.2013

Chaînes TV : comment El Hiwar a survécu

Des cinq chaînes de télévision privées qui avaient obtenu en septembre 2011, parmi 33 candidats, une licence d’émission, seule El Hiwar Ettounsi de Tahar Ben Hassine est aujourd’hui à l’écran. Les quatre autres ont soit jeté l’éponge, soit gardé l’autorisation dans leurs tiroirs, sans lancer le signal, en attendant des jours meilleurs. Voici pour la légalité scrupuleusement respectée. D’un autre côté, le paysage télévisuel national s’enrichit chaque mois au moins de nouvelles chaînes  qui, dans l’attente de se conformer à la réglementation, parviennent à émettre en recourant à diverses acrobaties. C’est le cas d’Ettounissya, Zitouna, Al Qalam (à partir de Sfax), Al Moutawassit, Al Janoubia, Al Ikhbarya Ettounissia, Tounesna, etc. Sans compter les webs TV qui se multiplient.

Ce phénomène de profusion de chaînes n’est pas spécifique à la Tunisie. Il a été observé dans les pays qui ont connu de profondes transformations, comme l’Irak, l’Erythrée, le Sud-Soudan, de nombreux pays du Golfe, l’ancienne URSS et désormais les pays du «Printemps arabe». L’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC), créée au lendemain de la révolution par le décret-loi du 2 mars 2011, devait s’y pencher particulièrement (pour la radio aussi) puisqu’il lui appartenait de fixer des critères objectifs, d’établir un cahier des charges en la matière, de lancer un appel à candidatures, d’auditionner les candidats et de présenter au gouvernement ses recommandations. C’est ainsi que cinq critères principaux avaient été convenus, à savoir :
• Le non-cumul de propriété de deux entreprises médiatiques
• Le non-cumul de propriété d’une entreprise médiatique et d’une entreprise de communication
• Le non-cumul de fonctions de chef d’entreprise médiatique et de mandats politiques
• La non-participation de financements étrangers au capital de l’entreprise
• La garantie de la pérennité du projet

Et c’est sur cette base que cinq projets avaient été retenus et ont fini par obtenir les autorisations nécessaires. Il s’agit de :
• Tahar Ben Hassine (El Hiwar Ettounsi)
• Mohamed Hannachi (Golden TV)
• Mohamed Moncef Lemkachar (Khamsa TV)
• Nasr Ali Chakroun (Ulysse TV)
• Issam Kherigi (TWT).

Seuls Tahar Ben Hassine et Issam Kherigi s’y sont lancés. Mais, après des débuts prometteurs, TWT a dû éteindre l’écran, à la recherche de financements appropriés. Quant à El Hiwar Ettounsi, née déjà des années de braise à Paris, si elle résiste encore, ce n’est guère grâce à un modèle économique rentable, mais au mécénat de son fondateur, soutenu tout récemment, à la faveur de cette originale campagne du persil, par de généreux dons. Un cas atypique qui mérite analyse.

Deux millions de dinars déjà engloutis

«Jusque-là, j’y ai mis de ma propre poche plus de deux millions de dinars», nous dit Tahar Ben Hassine, après avoir refait ses calculs. «Je continuerai à la renflouer, tant j’y crois et je m’y attache plus que jamais, mais je suis réconforté par les dons qui commencent à venir, après le lancement de notre appel au secours !»

Pour cet ancien militant du groupe Perspectives, camarade  de Mohamed Charfi, Ahmed Smaoui et autres jeunes étudiants embastillés à Borj Erroumi suite au fameux procès des 212, en 1968, réfugié en France après une rocambolesque évasion (lire son portrait ci-après), l’idée de créer une chaîne TV s’imposait comme arme de résistance. «C’est avec Mohamed Charfi que nous en avions eu l’idée, confie-t-il. Depuis Londres, Hachemi Hamedi lançait Al Mustakillah qui a eu un réel impact à l’époque, selon sa ligne éditoriale. Nous nous sommes dit que nous pouvions aller sur cette même lancée et avoir notre propre chaîne, quitte à n’émettre qu’une heure ou deux par semaine, le dimanche, pour commencer. Pour cela, il fallait trouver une association bénéficiant d’une autorisation d’émettre, et c’est Robert Ménard (Reporters Sans Frontières) qui nous a mis en contact avec Zone d’Action pour la Liberté d’Expression Audiovisuelle (Zalea TV). Dès le 8 mai 2003, El Hiwar Ettounsi  entamait sa diffusion, relayée par les émetteurs de France Telecom».

Tahar Ben Hassine ne devait en douter: face aux critiques accablantes de sa chaîne offrant désormais une émission quotidienne d’une heure, très suivie, Ben Ali n’épargnait aucun effort pour l’étouffer, multipliant les pressions sur le diffuseur. Il fallait alors migrer chez Eutelsat, puis British Telecom et enfin une chaîne italienne, Arcoiris. Mais Carthage finissait toujours par  l’emporter. Son ire était attisée par le journal télévisé couvrant les manifestations dans le bassin minier et les différentes actualités de l’opposition ainsi que les débats pluralistes accueillant toutes les sensibilités militantes contre la dictature. «Avec ma petite heure par jour, se plaît à rappeler Ben Hassine, on nous prenait pour une grande chaîne TV aux ressources abondantes et aux soutiens puissants. Juste à la veille des élections d’octobre 2009, le pouvoir est parvenu à nous couper l’antenne, en s’arrangeant avec  la chaîne Arcoiris qui nous abritait. Il ne nous restait plus qu’à attendre des jours meilleurs, sans jamais renoncer à notre lutte».

A la recherche du modèle économique

«Je ne pouvais espérer plus que la révolution, tant pour mon pays que pour ma chaîne, poursuit Ben Hassine. Après avoir déposé un dossier  auprès de l’INRIC et obtenu une autorisation , j’ai constitué avec des amis une société en la dotant de 1,2 million de dinars de capital, devant être porté à hauteur de 2 millions. Pour les studios, j’ai choisi de les établir dans mon ancienne maison à la Manouba, bien spacieuse, qu’il a fallu réaménager, pour la rendre mieux appropriée et plus fonctionnelle, alors que les bureaux ont été installés avenue de la Liberté».

Combien coûte une chaîne TV comme  El Hiwar Ettounsi ? «Beaucoup d’argent, nous répond son fondateur. Dès le départ, nous avons choisi le concept d’une chaîne citoyenne et de proximité, ce qui nous oblige à couvrir l’actualité sur le terrain et à déployer un réseau de bureaux dans les régions. Aujourd’hui, nous avons huit bureaux, chacun couvrant au moins deux gouvernorats et doté d’un journaliste et d’un caméraman. Bientôt nous  ouvrirons deux autres au Kef et à Kasserine. Cela nous vaut un réel succès significatif dans notre catégorie, puisque près d’un demi-million de téléspectateurs nous suivent chaque jour ;  ce qui place notre journal télévisé en troisième position. Qualitativement, nous jouissons d’un réel capital de confiance et de crédibilité. Nos effectifs, actuellement de 40 permanents, seront renforcés. Je vous laisse calculer les coûts, sachant que rien que les frais de diffusion par satellite s’élèvent pour un faisceau de base, le moins cher, à
32 000 D. Nous voilà donc rapidement contraints de débourser, entre  frais,  production,  salaires et  autres charges,  pas moins de 100 000 D par mois ».

Le persil, c’est payant et réconfortant

Le modèle économique est ainsi clairement posé. «Deux schémas possibles, précise Tahar Ben Hassine : ou des recettes publicitaires ou des fonds propres. Privés de publicité publique et contraints de ne compter que sur quelques annonceurs amis, nous ne pouvons recourir qu’à la deuxième option et mettre la main à la poche et compter sur les défenseurs d’une télé citoyenne.» La fameuse campagne du persil s’avérera réconfortante. Rebondissant sur la déclaration  du ministre de l’Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem, affirmant avoir vendu du persil pour nourrir sa famille et dont le fils lancera Zitouna TV,  Ben Hassine se met à proposer des bottes de persil au prix de 20 D l’unité, déclenchant une vaste campagne de solidarité et de dons. «Ça a fonctionné, se félicite-t-il, et c’est très stimulant» ! La ligne rédactionnelle d’El Hiwar Ettounsi, irrévérencieuse et critique à l’égard du pouvoir, lui vaut-elle le tarissement des ressources publicitaires, surtout publiques ? Sans doute, même si son fondateur ne cesse de répéter qu’en fait «la chaîne n’est contre personne, mais c’est la réalité qu’elle présente crûment qui est contre les gouvernants».

 

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