Opinions - 17.05.2013

Ne faut-il pas protéger notre ministre de la Culture contre... lui-même ?

Le quotidien Al Chourouq a rendu compte, dans sa livraison du 18 avril dernier, de la conférence de presse donnée, la veille, par le ministre de la Culture, sur le site archéologique d’Oudhna (l’antique Uthina) en vue d’annoncer le programme du ’’ Mois du Patrimoine’’ 2013, qui allait s’ouvrir le lendemain. Entre autres propos, le journal a fait état de l’émoi du ministre en raison du refus de la STEG et de la SONEDE  de pourvoir en électricité  et en eau le prestigieux site archéologique. Le ministre aurait, selon ledit journal, exprimé sa disposition à entreprendre un sit-in qui aurait pour but de faire plier la STEG dont l’entêtement empêche les archéologues d’entreprendre des travaux dont l’exécution dépend de l’approvisionnement du site en électricité. Cette menace non démentie, depuis, à notre connaissance, en rappelle une autre, non moins grande, proférée par le même ministre quand il a déclaré, à la veille des festivals de l’été dernier, que telle chanteuse arabe n’accéderait au théâtre de Carthage qu’en passant sur son cadavre. Entre les deux déclarations, qui évoquent la scène difficilement supportable d’un haut responsable de l’Etat  prêt à payer de sa personne si les paroles étaient suivies d’actes, le ministre a eu la latitude de manifester son courage d’une manière éclatante à l’occasion  des  ’’évènements du Palais d’El Abdellia’’ (juin 2012) et des assauts subis, quelques mois après, par les monuments historiques, particulièrement les zaouias dont celles d’Essaïda el Manoubia et de Sidi Bou Saïd, qui ont révolté jusqu’à la Secrétaire générale de l’UNESCO.

Si les prises de position vis-à-vis des artistes d’El Abdellia et des assaillants des zaouias ne faisaient courir au ministre aucun risque réel, le projet de sit-in annoncé à Oudhna fait craindre le pire pour le premier responsable du patrimoine culturel de notre pays.

Petits rappels d’histoire ancienne et contemporaine

La Tunisie a le droit de s’enorgueillir d’avoir eu, dès les premières années de son indépendance, au cours desquelles les moyens matériels et humains étaient particulièrement modestes,  des ministres de valeur, entre autres dans le domaine de la Culture,  qui ont pris des décisions souveraines dont nous engrangeons encore les dividendes : la formation (à bonne école) des cadres supérieurs, la création d’établissements culturels de renom, le lancement de festivals internationaux... Ce faisant, ces bienfaiteurs de la République ont rompu avec des situations coloniales honteuses dont l’une a particulièrement marqué le site d’Oudhna. Sur ce site, qui n’est distant de la capitale du pays que d’une trentaine de kilomètres, un colon tout-puissant, avocat de son état, Maître Louis Ducroquet a fait subir sa loi à plusieurs directeurs du Service des Antiquités et des Arts (ancêtre de l’Institut national du Patrimoine qui était, alors, une administration beylicale gérée par des Français), à commencer  par le remarquable Paul Gauckler. L’occupant des lieux réussissait, en profitant de sa connaissance des lois et des faiblesses de l’administration, à empêcher les fouilles officielles tout en entreprenant lui-même les investigations qu’il  désirait, consentant, quand il  le jugeait opportun, à des cadeaux qu’il faisait au prestigieux Musée Alaoui (rebaptisé, Musée du Bardo, depuis l’Indépendance), à des amis et à des musées  français, tout en proposant, au grand dam des archéologues professionnels, la création d’un musée local privé et la gestion intégrale du site. Cette arrogance redoutable et redoutée explique, en partie (seulement), le fait que le site d’Uthina, colonie augustéenne richissime et regorgeant de monuments remarquables à plus d’un titre, est restée trop peu exploré  jusqu’au début des années 1990.

Les démarches qui éviteraient à notre ministre des risques personnels

Dans un Etat de droit, on ne peut pas imaginer  que les responsables d’un site aussi (et même moins) important que celui d’Uthina  aient à passer sous les Fourches caudines d’une entreprise nationale monopolistique aussi prestigieuse soit-elle. La tragi-comédie du site d’Oudhna a trop duré : pendant plus  de vingt ans, les recherches archéologiques entreprises dans le  site ont bénéficié de financements colossaux ; elles ont permis d’entreprendre des investigations (certains spécialistes parlent de simples ’’dégagements’’ comparables à ceux connus par de nombreux sites archéologiques tunisiens au cours des années soixante du siècle dernier) qui ont bénéficié du savoir-faire d’équipes de recherche surtout étrangères. Le résultat, scientifiquement discutable, est, à vrai dire, spectaculaire au niveau des ’’dégagements’’ et des restaurations.

 Des promesses de mise en valeur, faites au fil des décennies,  particulièrement dans le cadre d’un programme financé par un prêt de la banque mondiale, peu  de concrétisations sont à compter : le site garde, pour l’essentiel, son aspect rustique, incompréhensible pour le commun des mortels et inquiétant au plan de la sécurité ; la circulation y est chaotique, la signalétique y est réduite à un minimum irrespectueux pour les visiteurs. Mais il faut, en toutes circonstances, saluer le courage des chercheurs et des personnels de tout ordre qui ont travaillé dans des conditions difficiles marquées particulièrement par l’absence de l’eau courante et de l’électricité.

Le ministre actuel de la Culture et ses collaborateurs ne sont certainement pas responsables du déroulement des travaux à Oudhna depuis près d’un quart de siècle. Il n’en reste pas moins que le premier responsable de la culture dans notre pays est censé pouvoir, sans en arriver à un sit-in, ni aller se battre contre les moulins à vent de la STEG, faire admettre à cette dernière et à la SONEDE la nécessité de pourvoir, sans délai, aux besoins d’un site d’un intérêt national et même plus. Ne voit-on pas, depuis deux ans et demi, les deux prestigieuses entreprises nationales alimenter d’innombrables installations anarchiques qui ne peuvent prétendre à aucun droit réel ?

Au cas où le ministre de la Culture et le Gouvernement dont il est membre n’auraient aucun pouvoir sur des entreprises aussi puissantes que la STEG et la SONEDE, on pourrait imaginer des recours autres que les risques personnels envisagés par l’orateur d’Oudhna : soumettre la question à l’ANC qui s’occupe, depuis un an et demi, de tout et de rien, demander le soutien du Conseil international des Monuments et des Sites (ICOMOS) qui patronne la Journée internationale des Monuments et des Sites, célébrée le 18 avril (le lendemain de la journée au cours de laquelle la conférence de presse du ministre de la Culture a été donnée, et jour d’ouverture du ’’Mois du Patrimoine’’ tunisien), solliciter l’aide de l’UNESCO et, pourquoi pas, s’il le faut, celle du Conseil de Sécurité de l’ONU. En attendant l’aboutissement de ces démarches fastidieuses, l’affaire d’Etat pourrait connaître une accalmie grâce à une démarche des trois Présidents provisoires de la Troïka qui consisterait à vérifier si dans les caisses de l’Agence de Mise en valeur du Patrimoine et de Promotion culturelle (AMVPPC) si riche des droits d’entrée des monuments et des sites y compris celui d’Oudhna, il n’y aurait pas de quoi acheter pour les archéologues du prestigieux site (dont certains monuments ont été classés en 1892)  un groupe électrogène qui aurait entre autres retombées bénéfiques d’éviter à notre ministre de la Culture les affres multiformes d’un sit-in.

Houcine Jaïdi
Université de Tunis