Notes & Docs - 12.04.2013

Errances autour d'une révolution

Peut-on encore parler de printemps arabe ?

Nombreux aujourd’hui sont ceux qui se posent des questions à partir de l’évolution de ce qui se déroule en Tunisie et dans l’ensemble des pays qui passent par ce qu’on a désigné par printemps arabe : s’agit-il d’un processus révolutionnaire confronté à un courant contre-révolutionnaire comme c’était toujours le cas pour toute révolution à travers les siècles et les cultures ? Ou bien, s’agirait-il d’une mise en scène grandiose comme le pensent certains, ceci en vue de l’installation, d’une manière plus efficiente que la méthode G.W.Bush, du fameux projet nord-américain pour la réalisation d’un Grand Moyen-Orient dans le cadre des innovations géostratégiques ?

Faudrait-il rappeler nos précédentes lectures pour ce qui se déploie en Tunisie (entre autres notre lecture à Sousse en avril 2011 et celle à Montpellier en juin 2012) pour souligner qu’il s’agissait bien du début d’un processus révolutionnaire doté d’une dimension universelle et s’ouvrant sur l’ensemble de la scène internationale, ceci suite à l’émergence de la crise financière de 2008, crise qui allait mettre fin au mythe de «la fin de l’histoire» tel que repris par F. Fukuyama à la classique conception hégelienne ? C’était en vérité un processus révolutionnaire portant l’originalité de ne pas remettre en question tel ou tel leadership de l’organisation du système politique et économique international tel qu’il se déploie aujourd’hui dans le cadre d’une gouvernance mondialisée.  Il remet en question le mode de fonctionnement de cette gouvernance qui, en se mettant au service de l’économie virtuelle et financière, ne fait qu’augmenter la masse de la population appauvrie et concentrer la richesse entre les mains d’une minorité de plus en plus réduite et ce, y compris au sein de la population des pays les plus riches avec une réduction galopante jusqu’à l’effacement de cette fraction de la plus-value jusqu’ici réservée à la solidarité sociale, à l’assurance chômage ainsi qu’à l’assurance maladie, même pour les plus démunis dans les pays les moins pauvres.

Par conséquent, nous voici accédant à un système universel avec une minorité monopolisant à son service une gouvernance mondialisée de plus en plus arrogante et bafouant tout sens d’une justice sociale, ce jusqu’à forclore la loi instituée par Ibn Khaldoun comme quoi la Justice (surtout dans sa dimension sociale) est au fondement de tout peuplement humain et de toute civilisation (al’adl asâs al-‘imrân). Aussi n’était-il pas surprenant que Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde Diplomatique, donne une conférence à Montréal (novembre 2011) sur le thème «De Tunis à Wall Street» : ce processus révolutionnaire  n’allait-il pas s’enclencher à partir de la Tunisie vers l’Egypte et le monde arabe mais aussi vers l’Europe surtout du sud et jusqu’à Wall Street en réponse à la crise du capitalisme financier néolibéral mondialisé, lequel semble avoir complètement rompu, sinon décalé, son lien classique et jusque-là central avec les moyens de production ?  Un capitalisme financier de plus en plus virtuel, et se refusant à tout mode sérieux de régulation , jusqu’au début de l’éclatement de certaines bulles qui allaient déstabiliser le système bancaire international basé plutôt sur une disparité de castes productrice d’une injustice sociale de plus en plus manifeste offrant accès au risque imminent de son effondrement ?

Certes, ce processus révolutionnaire tunisien n’est pas annonciateur de la fin du leadership nord-américain de ce système mondialisé de l’économique et du politique. Mais il annonce plutôt l’effondrement du contenu idéologique, et non scientifique, de la conception linéaire de l’Histoire tout en faisant réémerger l’historicisme khaldounien se reconnaissant de la périodicité permanente du temps historique. Le déclenchement de la révolution tunisienne à partir de la Tunisie profonde ne vient-il pas révéler aujourd’hui, à travers sa force d’ébranler un système hautement sécuritaire, que le véritable concept de postmodernité devrait consister à réintroduire la composante rurale jusque-là négligée (y compris par le marxisme) pour en faire une invariante dans tout processus dialectique de changement dans la Cité. Cette composante rurale semble devoir occuper une place fondamentale dans l’analyse des processus de développement sociaux, économiques, politiques, culturels et historiques.

Dans le cadre des projets de développement devant assurer une meilleure justice sociale, faudrait-il que celle-ci se traduise à travers l’urbanisation de l’ensemble des zones rurales ? Le citoyen rural en tant que tel devrait-il demeurer un citoyen de second ordre par rapport à son homologue citadin (ou à son parent devenu citadin après son émigration dans la Cité) ? Le projet culturel que porte la révolution tunisienne devrait-il partir de l’idée que tout progrès dépend du degré de la citadinité du citoyen ? Les zones rurales auraient-elles vraiment besoin d’être industrialisées et urbanisées comme seule condition pour sortir de leur état de marginalité ? Ou bien faudrait-il, au contraire, sauvegarder le monde rural et se poser plutôt la question : comment restituer la valeur stratégique de l’agriculture et du travail du fellâh dans le fonctionnement de tout projet révolutionnaire d’un développement national ?

Plutôt que d’urbaniser la vie rurale et d’attendre que tel ou tel investisseur veuille bien participer à ce projet d’urbanisation comme unique cadre d’un supposé bien-être, ne faudrait-il pas plutôt démarginaliser l’agriculture et aider les agriculteurs à sortir de leur précarité en redonnant valeur à leur rôle stratégiquement vital pour la nation et ce, en subventionnant fortement leur production ? Ne serait-ce pas cette production agricole qui permettrait tout à la fois les possibilités d’éponger une large partie du chômage et qui conditionne surtout l’autosuffisance alimentaire sans laquelle on ne saurait aspirer à la dignité? La révolution tunisienne a eu le mérite de repenser et de restituer à la polarité rurale sa place dans la dynamique sociale, économique et politique.  La classe politique citadine tunisienne semble s’efforcer à garder la prédominance d’un raisonnement politique, économique, social et culturel caractérisé par la négligence de tout projet de développement spécifiquement rural. Or, à la différence de certains projets de développement urbain, tout projet de développement rural ne saurait se réaliser sans une véritable participation du paysannat dans la mise en œuvre des divers aspects que peut prendre le projet en question. A noter néanmoins l’émergence d’une nouvelle classe politique encline à assumer et à dynamiser cet enjeu qui devrait de plus favoriser l’éclosion et le déploiement d’une démocratie participative plus élargie, sans laquelle la démocratie représentative ne pourrait que devenir formelle pour converger en définitive dans le moribond néolibéralisme sauvage. Dans ce même esprit de l’implication conjuguée de la polarité paysanne dans le processus révolutionnaire du développement, Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgar Morin soulignent remarquablement que «l’improbable nous vient des rives méditerranéennes, des pays arabes puis de l’Espagne, de la Grèce et, depuis peu, de la France. Des hommes et des femmes, beaucoup de jeunes, face au désarroi présent et à la tristesse d’un avenir annoncé, s’indignent et se mobilisent pour un avenir désirable. Leur objectif : redonner tout son sens à la démocratie, politique, économique et sociale… Une multitude d’alternatives parmi elles, celle de l’économie sociale… des associations pour le maintien des agricultures paysannes…» 

Mais le courant contre-révolutionnaire allait parvenir à étouffer la diffusion de ce processus révolutionnaire à Toronto, à Ottawa, à Montréal tout comme à Wall Street. Quant à l’Europe, c’est à travers sa partie nord  qu’elle semble mieux résister à cette brise du changement venant du Sud ; et il revenait à Angela Merkel, l’un des leaders les plus influents du «vieux continent», de contrer cet élan au renouveau. Elle nous semblait l’avoir le mieux exprimé en retrouvant les élans lyriques de Madame de Staël pour dénoncer «la paresse» et «l’indiscipline économique de l’Europe du sud», ceci à partir de son fameux discours sur la crise en Grèce.

Il y a déjà deux siècles, Madame de Staël qui, en portant paradoxalement un turban, clamait que la condition du développement de l’Europe devrait passer par la rupture des racines avec le Sud et par la nécessité de construire un tel projet à travers son ré-enracinement dans le Nord! Quelle fonction aujourd’hui pourrait donc avoir cette tentative de projeter régionalement (dans le sud de l’Europe et dans le monde arabe) la crise et la contestation des facteurs de cette crise économique en rapport aux dérives du capitalisme financier ? Ne faudrait-il pas plutôt adhérer à l’analyse de Georges Corm quand il écrit que «la société civile du nord devrait prendre exemple sur cette rue arabe [...] pour qu’elle élève à son tour le niveau de contestation de la redoutable oligarchie néolibérale qui appauvrit les économies européennes sans y créer suffisamment d’opportunités d’emploi et qui précarise chaque année un plus grand nombre d’Européens de toutes les nationalités. Cette évolution négative s’est, elle aussi, faite au bénéfice de la petite couche de «manageurs» dont les rémunérations annuelles accaparent toujours plus la richesse nationale…» 

Où en sommes-nous avec l’évolution de la révolution tunisienne aujourd’hui ? De quelques points nodaux d’errance

Premier point d’errance : Le courant contre-révolutionnaire semble avoir engendré une perturbation du mode de gouvernance tel que conseillé, selon Tawhîdi, par l’homme du Savoir (Aristote) à l’homme du Pouvoir (Alexandre) et tel qu’accepté par celui-ci comme référent central du savoir et de la science dans l’Art de gouverner.  C’est que cet Art de gouverner impliquerait impérativement chez le gouvernant une capacité d’écoute ainsi qu’un sens hautement éthique associant une conviction d’une imperfection et d’une limite quant à son savoir-faire politique. Et Aristothalès (Aristote) de dire encore à Alexandre que : «Si nous étions en quête du Savoir avec l’ambition d’en atteindre l’Absolu, nous nous serions engagés dans la voie de l’ignorance, mais nous, nous cherchons plutôt à avancer dans le Savoir afin que chaque jour nous puissions diminuer en nous le degré d’ignorance et augmenter en nous le degré du Savoir et de la Science.»

Or, les forces arrivées au pouvoir en Tunisie, à la suite d’un processus électoral «régulier et transparent», semblent avoir compris un tel mode d’accès au pouvoir comme possibilité de l’exercer selon le mode de la capacité d’être seul, pour reprendre l’expression de Winnicott. Le succès électoral semblerait leur avoir conféré le sentiment de légitimité et de sécurité de base leur permettant d’exercer tout seuls au nom d’une légitimité acquise à travers une démocratie représentative sans se soucier nullement de toute participation des courants de pensée parlant de droit à la différence dans la dynamique du processus démocratique et du projet de société. Un tel mode d’exercice du pouvoir, à travers cette capacité archaïque d’être seul, ne peut que mener vers  l’effondrement dès lors que l’instance gouvernante mise à l’épreuve et à l’imprévu aurait soudainement besoin d’une altérité sécurisante et qu’elle ne saurait la retrouver du fait même qu’elle a jusque-là effacé tout droit à la participation au processus de gouvernance de quiconque serait différent d’elle.

Deuxième point d’errance: le 14 septembre 2012

Il s’agit dans ce deuxième point de la manifestation devant l’Ambassade des Etats-Unis à Tunis en réponse à l’appel de Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha. Les dérives de cette manifestation sont dues à la fois 1/ au dépassement ou à l’absence d’un service d’ordre interne encadrant cette mobilisation de foule, et 2/ à la défaillance caractérisée et au dépassement surprenant de l’organisation comme du fonctionnement du service d’ordre dépendant du ministère de l’Intérieur pour l’encadrement d’une telle manifestation mobilisée à grands frais par le parti politique jusque-là le mieux organisé en Tunisie.  L’on devait assister à une évolution dramatique pour toutes les parties d’un événement qui aurait pu pourtant être pacifiquement contrôlé rien que par un service d’ordre interne, raison de plus pour penser qu’il aurait pu être pacifiquement et à temps maîtrisé par un service d’ordre organisé par une instance officielle censée être représentative d’une légitimation électorale et républicaine...

Ces évènements devaient suivre une évolution dramatique en endommageant gravement une partie des locaux d’une ambassade censée être bien sécurisée, mais aussi en saccageant les locaux d’une institution scolaire voisine. Du coup, l’on a vu, dès le lendemain, défiler dans cette ambassade les représentants de très nombreux partis politiques tunisiens. Même le parti Ennahdha ayant appelé et organisé cette manifestation était présent. Tous les représentants de ces partis étaient là pour présenter tout un chacun son sentiment d’indignation, ses excuses et sa solidarité avec les USA et leurs représentants en Tunisie !

Le caractère excessif de certains dans la manière de présenter leurs excuses, au nom de leur parti et de leurs partisans, semblait faire émerger le sentiment que l’on accédait à une mise en œuvre préélectorale d’un processus de l’ordre d’une élection primaire préparant dans un deuxième temps à des élections secondaires. Comme si pour accéder aux élections secondaires, afin d’être éligible par les électeurs tunisiens que nous sommes, l’on venait de consentir implicitement en notre nom une sorte d’obligation pour les candidats de passer préalablement par une élection primaire auprès des représentants des Etats-Unis. En somme, comme s’il y avait une réminiscence de la période historique où nous étions intégrés dans un ensemble régional dépendant d’Al-Bâb al-‘Âli (La Sublime Porte) à Istanbul, et où pour accéder à la gouvernance (périphérique), il fallait être déjà cautionné par la gouvernance centrale d’Al-Bâb al-‘Âli. Après tout, cette réminiscence historique aidant, ne devrions-nous pas, dans la gouvernance mondialisée d’aujourd’hui, accepter un tel passage obligé par des élections primaires de candidats pour notre gouvernance locale, et qui seraient donc éligibles d’abord par les représentants de la Sublime Porte d’aujourd’hui (Washington) avant que ces candidats passant aux primaires ne soient présentés à nous localement pour les élections secondaires.

Ceci pourrait être acceptable puisque l’originalité du processus révolutionnaire tunisien n’a point remis en question le leadership du mode mondialisé de la gouvernance tel qu’il se présente aujourd’hui. Il a seulement contesté et remis en question le mode de fonctionnement de cette gouvernance mondialisée basée sur une injustice sociale telle qu’elle se déploie au service d’une minorité de plus en plus rétrécie et, financièrement,  de plus en plus riche. Le processus révolutionnaire tunisien revendique seulement la dignité pour tout Tunisien, et pour tout citoyen du monde, et ce, à travers plus de justice sociale même au sein de la population des pays supposés être économiquement les plus riches. Encore reste-t-il à imaginer, pour un fonctionnement plus humaniste de cette gouvernance mondialisée, les modalités d’instituer des pratiques susceptibles d’engendrer une démocratie participative du niveau le plus périphérique jusqu’au niveau le plus central. 

Troisième point d’errance : L’histoire d’une jeune femme violée dans la nuit du 3 ou 4 septembre 2012 par deux supposés représentants de l’ordre public et moral pendant que son fiancé est dirigé par un troisième agent de l’ordre vers un distributeur de billets de banque pour tentative de racket d’une somme de 300 dinars ; ou la révolution violée conformément à ce qui est mis en valeur par le déroulement des faits et les pressions exercées pendant plus de 12 heures jusqu’à la limite de l’épuisement par des représentants institutionnels afin de dissuader Mariem et son fiancé de porter plainte.

La jeune dame se retrouve le 2 octobre 2012 non seulement plaignante mais aussi accusée pour atteinte à la pudeur sur la base de la seule déclaration de ses violeurs,  encourant ainsi 6 mois de prison ferme. L’évolution des faits vient nous rappeler que le processus révolutionnaire ne semble pas avoir modifié le modèle de fonctionnement des institutions visant plutôt à protéger tout agent de l’ordre dès lors qu’il accepte de se mettre au service de l’homme du pouvoir même au détriment de l’ordre républicain et du droit du citoyen.

 Il faudra attendre le jeudi 29 novembre 2012 pour que le juge d’instruction de la 13e chambre décide un non-lieu en faveur de la jeune dame violée et de son fiancé, ne serait-ce qu’à l’appui de l’expertise médico-légale qui avait confirmé l’acte de viol sur la personne de Mariem. Il faudra encore attendre le 3 janvier 2013 pour que les deux agents soient inculpés officiellement pour viol par la chambre d’accusation auprès de la cour d’appel de Tunis.

Par-delà la personne de Mariem et de son fiancé, la société civile avait manifesté son indignation et soutenu qu’il s’agissait là d’un viol pur et simple de la révolution tunisienne ainsi que de la règle khaldounienne comme quoi la justice constitue le socle de tout peuplement humain; aussi s’était-elle mobilisée pour remettre en question la légitimité des institutions législatives et de pouvoir censées être représentatives du processus révolutionnaire qui les a placées au pouvoir, ceci tant qu’elles demeurent indifférentes à une révision totale du fonctionnement de la justice et des risques de dérive au quotidien de celle-ci avec la police...  Quatrième point d’errance : L’euphorie que semble susciter l’exercice du pouvoir, quitte à finir par se limiter dans cet exercice à un simple rôle d’intermédiaire du courant contre-révolutionnaire tel que porté par un pouvoir mondialisé de la finance néolibérale la plus excessive mais en lui donnant simplement un habillage qataro-saoudo-wahabo-religieux décalé de toute historicité nationale et religieuse face parfois à un modernisme aussi décalé de toute référence nationale, et adhérant, quant à lui, à la mimésis à une Europe de plus en plus islamophobe...

Cela semblerait aboutir à une déliquescence de l’Etat avec une régression adaptative au tribalisme et au clanisme, et à un mode de gouvernance errante transgressant toute limite autant géographique qu’historique ; tout cela prépare à un nouveau-ancien mode de colonisation non pas par un Etat colonisateur mais plutôt par des multinationales ayant simplement besoin de gestionnaires compradors qui auraient  pour seule autorité celle que leur confèrent ces mêmes multinationales pour une gouvernance toujours au service d’une rentabilisation croissante des investissements entrepris par les actionnaires de ces institutions économiques et financières. Mais dans une telle situation où le processus révolutionnaire serait totalement étouffé, il resterait à se poser la question : jusqu’à quand pourrait alors durer une telle évolution sociale et historique fondée sur un triomphe du processus contre-révolutionnaire ?

Serions-nous ainsi en train d’assister à un mode de gouvernance s’organisant vers encore plus d’injustice sociale en dissipant le rêve et l’aspiration à la justice sociale et à la dignité ? Serions-nous en train d’assister à un mode de gouvernance qui, sous un habillage moralisateur saoudo-qataro-religieux, favoriserait plutôt l’arrogance mondialisée dans la richesse pour une poignée et la paupérisation de plus en plus massive et déshumanisante? Mais jusqu’à quand? Jusqu’à un nouvel ébranlement du système financier et économique mondial ouvrant  l’accès à une nouvelle période (tawr) historique susceptible de tout bouleverser? (Cf. Histoire actuelle : L’effondrement d’un mythe ; E. Jeddi ; Montpellier, juin 2012)

Cinquième point d’errance : L’assassinat de Chokri Belaïd et à travers lui la volonté d’assassiner la révolution. (le 6 février 2013)

Le 7 février 2013 au domicile des parents du martyr Chokri Belaïd, et chez le défunt.

«Frérot (ya khouya), m’avait interpellé une vieille dame me faisant d’un seul coup prendre conscience que j’avais moi-même vieilli. Frérot, il aimait les pauvres, il les défendait et les aidait à sauvegarder leur dignité, ils l’ont assassiné ! Ses meurtriers aiment les gens qui comptent les milliards.»  Cette vieille dame n’avait-elle pas raison en désignant ainsi les auteurs ou les commanditaires de l’assassinat de Chokri Belaïd et, partant, les auteurs du projet d’assassiner la révolution, par ces financiers qui ne savent que compter l’argent par milliards même quand ils offrent un habillage moralisateur et religieux à ce néolibéralisme financier que tout un chacun s’entend à qualifier de «sauvage»....  N’était-ce pas feu Chokri Belaïd qui désignait quelque part, quant à lui, ceux qui pourraient bien être, ne serait-ce qu’indirectement, derrière son assassinat, quand il disait déjà en 2012 sur le plateau de Nessma TV : «Ces gens-là ont, avec Ben Ali et les siens, une caractéristique fondamentale commune : les uns et les autres sont les ennemis jurés de l’intelligence des Tunisiens, ils la haïssent. Ils sont plutôt épris de tout ce qui est nivelé, de tout ce qui répand l’ignorance.»

CONCLUSION

Pour conclure, nous serions tenté de nous limiter à ces quelques vers récemment déclamés par le poète populaire Ali Lassoued Marzougui : Ne pense plus au printemps de nos Arabes/ Ce printemps de la calamité/ Ce printemps qui a vu se noyer nos embarcations... Ne pense plus à ce printemps du malheur/ Ce printemps de sang/ Un printemps où l’on voit pleuvoir du poison... Mais conclure par ces vers serait, nous a-t-on dit, d’un profond pessimisme.  Nous dirions que ces niveaux d’errance finissant par ce bref extrait du poème de Marzougui ne sauraient ne pas faire émerger en nous ce que S. Freud désignait d’inquiétante étrangeté ou ce que Heidegger nommait d’expérience de l’angoisse et de la peur, expérience qui toutefois en s’inscrivant au présent, dans l’Ici-et-Maintenant, commencerait à offrir la possibilité d’un point d’appui et à partir de là, à offrir une possibilité de mise en perspective de ces divers niveaux d’errance.

C’est que cette expérience de la peur et de l’inquiétante étrangeté au présent ouvre la voie «pour aller en avant et au-devant de cette peur et ainsi, il se constitue un temps d’où l’on se souvient».

L’on demeure certes  toujours dans l’errance mais une errance qui se déploie donc dans une perspective temporelle susceptible de devenir historicisante, et dès lors, à travers cette mise en perspective de ces diverses couches d’errance, l’on peut commencer le cheminement à se chercher jusqu’à ce que soudainement une «éclaircie» (Heidegger) ou une «lumière» (al-Ghazali) nous fasse accéder à un nouvel Horizon de sens de Soi, de Nous et du Monde.

E.J.

(1) Voir Commission Barack Obama dans le Rapport de février 2011 sur cette question.

(2) Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgar Morin: L’économie solidaire: c’est demain ! Le Monde du 15 juin 2011 ; p. 19.

(3) Georges Corm : Quand la rue arabe sert de modèle au nord. Le Monde du 11 février 2011 p. 15.

(4) Abou Haya al-Tawhîdi, kitâb al-Imtâ’ wa-lmu’ânasa (Livre des délectations et des plaisirs partagés), 34e nuit.