Success Story - 06.03.2013

Amira Yahyaoui: l'égérie de la transparence

A 28 ans seulement, Amira Yahyaoui, présidente de l’Association Al Bawsala, aura tout vu, tout vécu de la révolution tunisienne. «J’ai eu beaucoup de chance, je suis en train de réaliser plus que tout ce dont j’ai rêvé », confie-t-elle à Leaders. Fille du juge-rebelle» Mokhtar Yahyaoui, elle avait donc été aux premières loges pour suivre, encore très jeune, les combats pour la démocratie. On la retrouve sur la brèche lors de la grève de la faim d’octobre 2005, violemment tabassée sur l’avenue Bourguiba ; elle se démènera à Paris pendant cinq ans d’exil, pour entretenir la flamme, soutiendra Slim Amamaou et Yassine Ayari dans leur manifestation du 22 mai 2010 pour la liberté d’internet et mènera un lobbying infernal, dès l’immolation de Bouazizi, auprès des médias et ONG pour dénoncer la féroce répression.

Le 14 janvier, elle était dans les coulisses d’iTélé, commentant  à chaud pour la rédaction la fuite de Ben Ali. Le vrai combat d’Amira Yahyaoui n’a fait depuis lors que commencer. Candidate à l’Assemblée nationale constituante sur une liste indépendante dans la circonscription de France 1, avec comme programme principal la Constitution telle que les Tunisiens doivent l’écrire pour des générations successives, elle savait que ses chances étaient faibles. Mais, elle en avait profité pour souder les liens d’une jeune équipe militante et prometteuse. Refusant de rentrer au pays, juste pour rentrer, elle s’est donné une bonne raison objective : monter un observatoire (Marsad.tn) de l’Assemblée nationale constituante et contribuer à la professionnalisation du travail associatif, dans l’indépendance et la transparence. Son caractère est cash : jamais l’entre-deux. Arabian Business la classera comme la Tunisienne la plus influente dans le monde arabe en 2012; le baromètre e-diplomacy de l’AFP l’inscrit parmi les top 5 personnalités les plus influentes sur le Net; elle sera la seule Tunisienne en dehors du gouvernement à participer et remportera le prix Global Trailblazer. Hors pair !

Cette berbère originaire des troglodytes de Ksar Hadada (Tataouine), aux portes du grand Sahara, a vécu en plein centre-ville de Tunis, avant de monter allier études et lutte à Paris, revenir établir le quartier général de son association au Colisée, et continuer à sillonner la Tunisie profonde. Son mandat est de quatre ans, mais elle sait qu’elle n’a pas une minute à perdre. De son bureau au troisième étage qui donne sur l’historique avenue Bourguiba, elle promène un regard pétillant, plein de projets.

La maman, aussi

On connaît son père, le juge Mokhtar Yahyaoui, qui avait donné des insomnies à Ben Ali et son régime, en lui envoyant sa célèbre lettre sur l’indépendance de la justice. Immédiatement révoqué, spolié de ses droits, privé de salaire et menacé dans sa famille, son calvaire était insoutenable. On connaît aussi son cousin, Zouhair Yahyaoui, cyberdissident, pourchassé, torturé et emprisonné avant de  décéder à l’âge de 37 ans d’une crise cardiaque, le 13 mars 2005. Mais, on ne sait presque rien de sa mère, Fatma Yahyaoui, qui n’en a pas moins de mérite. Première fille de Ksar Hadada à quitter les troglodytes pour aller à l’école, puis au lycée où elle sera interne, elle  poursuivra ses études supérieures à Tunis (ISG), choisissant la filière informatique, faisant ainsi partie des toutes premières promotions. Du jamais vu dans le village, si conservateur, si enveloppé dans ses traditions. Les femmes restaient dans les troglodytes, les hommes partaient loin gagner leur vie. Le père du juge ira rejoindre ses cousins spécialisés dans les beignets en Algérie, alors que celui de Fatma atterrira à Sfax, dans le quartier de Pic-Ville, dans une minuscule échoppe de fruits secs. Il en sera déterminé à permettre à sa fille de faire comme celles des Sfaxiens, aller à l’école et pousser le plus loin possible leurs études. C’est ainsi que la maman sera professeur d’informatique en charge de former les enseignants dans ce domaine tout nouveau.

Ce retour sur les origines d’Amira Yahyaoui est instructif. «J’ai eu la chance, dit-elle, d’avoir vécu, ainsi que mes deux frères et ma sœur, dans une famille déterminée et une atmosphère très démocratique. A la maison, on discutait avec  les parents de tout, sans tabou, en toute liberté. Mais, je ne comprenais pas, pourquoi à peine  le seuil de la maison franchi, on ne pouvait parler de Ben Ali et de ses exactions  qu’à voix basse et en faisant attention à ceux qui nous épiaient. On était tous très en phase, très fiers de nos convictions partagées».

Très précoce

Encore adolescente, elle suivait les discussions de ses parents avec leurs amis militants actifs de la Ligue des droits de l’Homme, le CNLT, l’AISPP et assistait souvent à leurs réunions. Elle découvrait les autres militants et s’intéressait, parfois sans tout comprendre, à leurs débats. A ses camarades de classe à l’école de la rue de Russie puis au Collège Sadiki qui lui demandaient le métier de son père, elle se contenait de répondre «fonctionnaire», tant la profession de magistrat pouvait signifier pour certains inféodation au pouvoir et confusion. «Je n’ai revendiqué la véritable profession de mon père que lorsque je l’ai accompagné lors de sa comparution devant le conseil de discipline qui l’avait révoqué. Depuis ce jour-là, j’étais fière de dire qu’il est juge», nous dit-elle. Les dés sont jetés, Amira, toute jeune, toute frêle, s’est engagée dans le soutien à son père, à ses camarades, à tous ceux qui sont en lutte. Elle savait qu’elle ne pourra pas aller loin à l’université de Tunis et se décidera de partir pour  la France, en 2004, sur les traces de son père (qui avait fait droit à la Sorbonne) là où elle pourra être plus utile, d’une part, à elle-même, et ,d’autre part, aux siens, en relayant leurs combats. Paris, ville lumière, ville de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, ville d’asile de grandes figures de l’opposition tunisienne, lui ouvre ses bras.

A peine installée  dans cette ville, la voilà prise de court par la grève de la faim entamée par son père et ses camarades, en octobre 2005, à la veille du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). «Je ne pouvais rester à Paris, sans rentrer y prendre part, ne serait-ce qu’en allant recueillir les communiqués et les poster en catimini sur internet à partir des publinets». Mais, elle n’avait pas que ça à faire, elle aidera  aussi les équipes à s’occuper de la presse étrangère, des diplomates et des visiteurs qui affluaient pour exprimer leur solidarité.

«Ce fut absolument fabuleux, s’en souvient-elle avec émotion. L’ambiance était terrible avec tant de jeunes, des gens qui venaient des régions intérieures, des journalistes de partout… Un jour, nous avions décidé d’aller manifester sur l’avenue Bourguiba. Nous n’étions qu’une cinquantaine tout au plus, mais nous y avions trouvé en face une armada impensable de forces de l’ordre qui n’ont pas hésité à charger avec férocité. J’ai failli y passer, des flics déchaînés qui s’acharnaient sur moi en me coinçant sur une rame de métro. Je n’ai eu la vie sauve que grâce à Mokhtar Trifi et je ne sais pas s’il s’en souvient. Amochée, je ne voulais pas me montrer à mon père de peur qu’il m’interdise toute nouvelle manifestation, il avait fini par l’apprendre dans un journal».

L’exil est un combat

En débarquant à Orly, Amira Yahyaoui ne savait pas qu’elle allait être séparée de sa famille pendant cinq ans. Son père était interdit de voyage, son passeport ayant expiré, il n’avait pas accepté de le  renouveler sans qu’y figure sa profession de magistrat. Et, elle, bloquée à l’autre rive de la Méditerranée, ne pouvait retrouver sa chère Tunisie natale. De cet exil, elle fera un bon usage : études et lutte. En plus des maths, elle s’intéressait au droit, en prenant quelques cours par correspondance et en assistant à certains cours publics ou conférences à Science Po, l’ENA et au Collège de France. Son esprit cartésien gagnait alors en philosophie politique, ce qui lui servira plus tard quand elle s’intéressera, après la révolution, à la rédaction de la nouvelle Constitution.

Côté lutte, elle s’impliquera d’emblée dans les réseaux et, férue des nouvelles technologies de la communication, mettra à profit toute son ardeur pour relayer l’information sur les réseaux sociaux et les sites internet. Son cousin, feu Zouhair Yahyaoui  qui signait Ettounsi sur Tunezine, l’y avait initiée et fortement encouragée  avant son décès. Plus rien ne l’arrêtera. Très proche de l’équipe de Nawaat, du caricaturiste Z et d’autres amis, elle s’y adonnera à fond. Première grande campagne de cybermobilisation, celle menée en faveur de la blogueuse Fatma Arabicca. Elle ne la connaissait pas personnellement mais a été mise en contact avec elle par une amie, la veille de son arrestation, le 5 novembre 2009. «Je lui ai expliqué au téléphone qu’ayant été convoquée par la police, elle allait être arrêtée, ce qui lui avait donné des frissons incroyables. Je lui ai donné des numéros d’avocats et en ai contacté d’autres et l’ai assurée que nous allons la soutenir, ce que nous n’avons pas manqué de faire de toutes nos forces. Je ne l’ai rencontrée qu’après la révolution, et elle m’avait confirmé qu’après deux jours de mauvais traitements, les flics ont baissé la pression, suite à notre campagne et finissant même par la libérer. Fatma a alors compris qu’on était derrière elle».

Demandez à Lilia, Lina, Aziz, Slim et tous les autres …

Amira redoublait d’activisme. En mai 2010, alors que la blogosphère devait célébrer la journée de la liberté de l’Internet, le 22 mai, par des posts  blancs, elle a cherché à convertir cette manifestation virtuelle en action réelle, dans la rue. «En fait, dit-elle, j’ai créé un groupe pour «une manifestation réelle pour une liberté virtuelle». Lilia Weslaty sera la deuxième personne à s’y joindre. Nous avons commencé à impliquer tous nos amis activistes, Malek Khadraoui, Tarek Kahlaoui, Haythem Mekki et surtout Lina Ben Mhenni et Aziz Amami. Puis j’ai contacté Slim Amamou et Yassine Ayari pour leur demander d’être les signataires de la manifestation de Tunis. La manifestation devait avoir lieu sur l’avenue Bourguiba à Tunis, le 22 et devant le consulat de Tunisie à Paris, Rue Lubeck à Paris, ainsi qu’en Allemagne et aux Etats-Unis, tous en chemise ou tee-shirt blancs. Finalement, Slim et Yassine ont été arrêtés le 21 mai». A Paris, Amira parvient à convaincre ses camarades de ne pas manifester comme d’habitude, au Châtelet, place de la Fontaine aux Innocents, mais devant le consulat général de Tunisie, rue Longchamp (XVIème). Ce fut un grand succès avec beaucoup de Tunisiens, pas tous politisés, mais spontanément engagés dans ce combat.

Ainsi sera sa vie, de manifs en meetings jusqu’au déclenchement de la révolution. Dès l’immolation de Bouazizi et la répression à Sidi Bouzid, Regueb, Kasserine, Thala et les autres localités, Lina Mhenni et Aziz Amami, partis sur le terrain, envoyaient des vidéos qu’elle s’empressait de relayer aux médias. Intensifiant son lobbying, elle assiégeait les rédactions des journaux, stations radio et chaines télé. «Un jour, nous dit-elle, alors qu’on dénombrait quatre morts sous les balles de la répression, j’ai essayé d’alerter une journaliste de télé. Elle est revenue vers moi à l’issue de sa conférence de rédaction pour me dire : désolée, il n’y a pas assez de morts pour qu’on en parle dans le journal télévisé. J’en ai été sidérée. Combien de martyrs leur fallait-il ?».

En direct sur iTélé, le 14 janvier

Pendant toute cette période, Amira Yahyaoui était partout dans les médias. Il y avait les porte-parole du régime de Ben Ali et elle, elle leur donnait la parade, de toute sa fougue. «Beaucoup avaient peur de se montrer à la télé et sur les radios, craignant pour leurs familles restées en Tunisie. Moi, je n’avais rien à craindre, les miens ont déjà payé». Vendredi 14 janvier, elle était sur iTélé. «Mes parents descendus avenue Bourguiba me transmettaient par téléphone ces moments inoubliables. Comme j’avais toujours mis mon numéro de téléphone sur mes posts sur facebook et twitter, pour susciter des témoignages, je commençais à en recevoir de partout. Le plus surprenant, c’est que des policiers et des militaires m’ont appelée  pour me confirmer la fuite de Ben Ali. L’un d’eux me confirmera qu’il se dirige vers l’Arabie Saoudite et non vers la France, comme certains le disaient. J’ai donné l’info à la rédaction, mais personne sur le plateau ne m’a crue sur-le-champ. Je continuais à commenter sur antenne jusqu’au moment où on nous a montré sur la télé tunisienne la déclaration de Mohamed Ghannouchi, entouré de Foued Mebazaa et Abdallah Kallel. Alors là, j’ai fondu en larmes et me suis murée dans un silence total, sous le regard compatissant de tous ceux qui étaient dans le studio. Je ne réalisais pas que c’était la fin, la chute de la dictature. Mais, j’étais prise de panique craignant de voir juste une relève se perpétuer au même pouvoir».

Amira avait hâte de rentrer à Tunis et prendra l’avion le 17 janvier. «Une fois arrivée, je n’ai rien senti, et c’était étrange. Quelques jours après, j’étais invitée sur Radio Express FM et c’est alors que j’y ai retrouvé mon camarade de lutte Sami Ben Gharbia de Nawaat. Dans notre exil, j’imaginais le revoir un jour à Tunis, dans 30 ou 40 ans, quand nous serons vieux. Quand je l’ai  trouvé là, ce jour-là, j’ai alors réalisé ce qui s’est réellement passé».

Pendant des mois, elle fera plusieurs allers et retours. Avec des amis, elle se décidera de constituer une liste indépendante pour se porter candidats aux élections du 23 octobre. «Notre unique programme fut la future Constitution, indique Amira, en optant pour la meilleure possible. Ce fut passionnant. Le jour du vote, j’étais tellement émue, en arrivant au Consulat général de Tunisie où je retrouvais plein d’amis et de camarades de feu mon cousin Zouhair. J’avais en mémoire tellement  de souvenirs que je ne parvenais pas à remplir mon bulletin de vote, puis à le plier et le glisser dans l’urne. Nous étions tous en pleurs».

Amira Yahyaoui ne se faisait pas d’illusion sur les chances de sa liste, mais était heureuse de la réussite des élections. Dès lors, elle commençait à réfléchir à la suite à donner à son parcours. Elle finira par trouver son bonheur. Pour ne plus le lâcher. Al Bawsala sera alors son vrai projet. Dans quatre ans, quand elle terminera son mandat, son unique ambition aura été d’avoir accompli une œuvre utile, contribué à la naissance d’une grande ONG et fait progresser l’accès du citoyen à la sphère décisionnelle, le concept de redevabilité (accountability), l’ouverture. Quel sera son nouveau point de chute ? Admise à poursuivre une formation à Stanford en Californie, elle était frustrée de ne pas pouvoir y aller.Une expérience internationale la tente. Mais, d’ici là, elle fera son choix.

Crédit photo: portrait par Yoann Cimier