Opinions - 14.12.2012

Si les îles Kerkennah protestent...

Si les îles Kerkennah protestent aujourd'hui, c'est significatif de  faits graves : la côte maximum d'alerte est atteinte ! Et c'est symptomatique de quelque événement gravissime, irrémédiablement critique, ne tolérant plus aucune tergiversation ni lenteur pour y remédier avant qu'il ne soit vraiment trop tard.

Si Kerkennah entre en colère, le temps n'est plus à se poser de questions sur quelle politique sociale ou économique ajuster, quelles mesures tactiques prendre d'urgence; il est à la prise de conscience, douloureuse mais salutaire, de l'échec patent de la stratégie en cours et de la nécessité absolument urgente de la changer en apprenant incontinent à parler au peuple.

Car les Kerkeniens peuvent être considérés comme le baromètre de la santé de la Tunisie, étant des femmes et des hommes humbles, mais francs et libres, attachés à leurs valeurs dans une ouverture assumée à l'altérité. Leur microsociété insulaire condense, en effet, l'âme de ce pays dans ce qu'il a de meilleur : sa tolérance, sa douceur, son amour d'une vie simple et digne dans la noblesse de l'authenticité.

Le Kerkenien est un esprit frondeur par défaut et une force tranquille; s'il se borne à vivre le vrai sans prêchi-prêcha, c'est que sa pratique est une dialectique qui cherche la synthèse avant tout; mais au moindre risque de tomber dans l'aporie, si les limites du tolérable sont dépassées, c'est alors l'action et avec panache.

L'enfant des îles, Hached, est l'incarnation même d'un tel esprit, et il est vivant dans tout Kerkenien. Mieux, dans la Tunisie du coup du peuple, tout Tunisien est désormais Farhat; tout le peuple est kerkenien !

Or, Kerkennah est en colère ! Elle est en fureur, la Terre de la liberté, Kyranis grecque, romaine Cercina, bagne des nobles musulmanes adultères, femmes libres et libérées, suffragettes avant la lettre en terre d'islam ! Et si elle donne de la voix, c'est que cela annonce l'ire de tout le peuple.

Que le gouvernement et l'élite politique y prennent donc garde; ce coup de semonce venant après les remous du bras de fer avec l'UGTT est avant-coureur des plus graves périls.

De quoi s'agit-il, en fait? Ce n'est ni la déshérence économique ni la dévastation sociale qui posent problème, ni même l'inflation de la langue de bois; c'est plutôt l'absence de discours politique véritablement mature, sincère et honnête, en mesure d'instaurer la confiance entre le peuple et ses gouvernants. Les événements de Kerkennah pointent crûment l'incapacité de l'élite politique, au gouvernement comme dans l'opposition, à écouter et comprendre ce qui motive vraiment le peuple et à lire dans son imaginaire.

Au-delà des sérieuses questions immédiates de la pêche au chalut et de l'émigration clandestine, le nœud de la question est cette pratique politique arrogante et autiste, violentant et violant les rêves et désirs du peuple les plus chers manifestés par son droit à la vie. Ce droit se décline, d'une part, sous la forme domestique du droit des petits pêcheurs à survivre selon une tradition appropriée à l'environnement, respectueuse de l'écosystème et, d'autre part, du droit des jeunes à circuler librement dans le monde comme dans leur pays. Le Kerkenien insulaire, ainsi que toute la Tunisie ouverte au large et à l'ascendance phénicienne, a dans le sang tout autant la liberté du mouvement que le respect de la nature dans une écosophie(1) presque sacrée.

Quand nos élites comprendront-elles donc qu'elles se doivent de parler au peuple sa langue pour répondre à ses attentes? Quand se décideront-elles d'apprendre à décrypter son âme et faire la politique avec sens, sensibilité et imagination?

Aujourd'hui, les incidents de Kerkennah relèvent encore de l'alerte qui emporte peu de dégâts; mais c'est une alerte majeure, si éloquente, venant du pays du grand Hached, l'amant du peuple. Aussi, le gouvernement aurait tort de la négliger ou d'en minimiser la portée. Demain, c'est tout le pays qui sera concerné si rien de sérieux n'est entrepris, ne serait-ce que symboliquement, pour démontrer que l'on est réellement à son écoute afin que cesse la dérive au désespoir qui aspire goulûment ses forces vives, et surtout ses plus jeunes.

Pour ce faire, outre la langue de bois à bannir, il faut abandonner la politique surannée reposant sur des catégories de pensée se voulant réalistes et qui ne font que réduire le réel, l'actuel et le quotidien du peuple à sa plus simple expression, vidant sa richesse de sens et de significations.

Il lui faut, tant qu'il est encore temps, s'adonner à une politique permettant de sortir du cadre des concepts connus mais désormais sans contenu, comme des coquilles. Il lui faut user d'une grammaire politique nouvelle axée sur une pensée postmoderne, une analyse véritable et pertinente de notre société actuelle. À bon entendeur...    

(1)Une recherche de la sagesse dans les attitudes humaines à mettre en œuvre en ce qui concerne la protection de l'environnement, de la nature, de la santé et de la vie (Ekopedia). 

Farhat OTHMAN

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