Opinions - 21.07.2009

Les démocraties et la guerre

Plus que tout autre épisode d’une histoire humaine globalement tragique, le vingtième siècle fût, sans nul doute possible, celui où se déclenchèrent les guerres les plus meurtrières et où se déchaînèrent les passions les plus extrêmes. L’intrusion brutale des nationalismes et des idéologies dans ce qui n’était auparavant que la  défense d’intérêt dynastique ou mercantile insuffla aux conflits armés entre Etats-Nations une intensité paroxystique.

Du coup, la guerre ne fut plus l’affaire du petit nombre,  pratiquant le métier des armes, «sans haine et sans passion». Les guerres du vingtième siècle, avatars tardifs des guerres révolutionnaires françaises et des campagnes napoléoniennes, tranchèrent avec l’élitisme “précieux” des guerres passées pour devenir celles “des masses et du massacre mutuel”. La mise à contribution de ressources humaines, scientifiques et matérielles, toujours plus nombreuses, toujours plus destructrices, permît l’élargissement du cercle, la multiplication des foyers, la mobilisation du plus grand nombre.

Dès lors, toutes les atrocités furent commises, toutes les limites reculées. Guerre impérialiste, nationale, populaire, ethnique, civile, de libération nationale, révolutionnaire, de partisans, idéologique ou même de religion, le vingtième siècle les pratiqua toutes avec délectation, presque sans honte, quelques fois même dans l’ivresse et la liesse. Aucune région et aucun peuple ne purent se soustraire véritablement à la folie guerrière. Toutes  les générations ou presque durent payer le tribut suprême: l’enterrement des fils par les pères.  Comparé aux siècles précédents, finalement tout aussi tumultueux, le vingtième siècle s’imposa comme celui qui fit repousser au plus loin toutes les frontières de l’innommable.

Pas de guerres entre démocraties

Pourtant, c’est ce même siècle qui enfanta de la  première «digue»  sérieuse contre la guerre. Jusque-là en effet, rien n’avait pu contrarier le penchant endémique des hommes à guerroyer, pas même la soumission totale du plus faible au plus fort. Une lueur d’espoir apparût lorsque les régimes parlementaires occidentaux renoncèrent, entre eux, à utiliser la force pour régler leurs litiges. C’est ainsi qu’on a dû assister médusé à la naissance extravagante du rapprochement franco-anglais, après près de mille ans de conflits armés quasi ininterrompus. Ni l’épisode hautement symbolique de Fachoda, ni d’autres épisodes plus humiliants encore pour la France dans sa querelle impérialiste avec la “ perfide Albion ” ne mirent les deux plus « vieux » ennemis d’Europe au bord d’une nouvelle guerre. Tout se passa comme si l’adoption d’un régime parlementaire sur les deux rives de la Manche avait apaisé à jamais les  antagonistes les plus violents. Mieux, la haine séculaire entre Français et Anglais se tut derechef pour mieux applaudir à “ l’entente cordiale ”.

Certes la montée agressive du germanisme prussien et la cuisante  défaite qu’il infligea à la France  en 1870 jouèrent incontestablement, mais l’instauration d’un régime parlementaire en France se révéla plus décisive encore. Presque en même temps, les guerres ininterrompues qui ensanglantèrent la Scandinavie des siècles durant cessèrent elles aussi. Ensemble géographique et humain composé de peuples à la fois proches et dissemblables, la Scandinavie ne consentit finalement à la paix que lorsque la pratique démocratique s’imposa à tous, et d’abord à la puissance régionale dominatrice qu’était la Suède. Au cours des deux grandes guerres mondiales les démocraties occidentales ne se retrouvèrent pas dans des camps opposés. Aucune démocratie ne s’allia en tout cas à l’Allemagne ni au Japon. Bien avant l’entrée dans l’âge nucléaire et la division du monde en blocs, la référence aux mêmes valeurs démocratiques sembla peser tout autant que les nécessités communes de survie. Le postulat “ pas de guerre entre démocraties ” a donc très largement prévalu.

Transposé à des régions peu « rôdées » jusque là aux pratiques démocratiques, ce postulat eut quelques conséquences aussi heureuses qu’inattendues. En dépit d’une situation jugée explosive par tous, l’éclatement de l’empire soviétique ne donna pas lieu à l’embrasement que tous attendaient. Certes, la possession du feu nucléaire par quelques puissances régionales pesa lourd dans la balance, mais pas plus finalement que l’aspiration de la plupart des pays de la zone à une intégration politique et économique européenne.

L’Europe centrale et de l’est, les Balkans exceptés, ne retomba donc pas dans le chaos, en dépit de quelques sérieux motifs déclencheurs. Mieux, la division de la Tchécoslovaquie en deux états indépendants se réalisa avec plus de douceur encore. En Asie même, l’antagonisme violent qui n’a pas cessé d’opposer Coréens et Nippons des siècles durant ne déboucha sur aucun conflit armé. De concert, la querelle se transposa sur le terrain industriel et financier. En Amérique latine, région pourtant très instable, aucune guerre entre démocraties n’y fut déplorée. Partout, y compris dans les zones les plus fragiles, les avancées démocratiques ont semblé tempérer les passions et balayé tous les  réflexes guerriers du passé.

Il n' y a qu'en Afrique...

Aujourd’hui, on verrait mal la France envahir la Hollande ou la Belgique pour des querelles territoriales ou politiques qui auraient dégénéré en conflits armés il n y a pas si longtemps. L’hypothèse ferait sourire.  Entre l’Allemagne réunifiée et ses voisins de l’est comme de l’ouest, les perspectives sont à la coopération et à l’apaisement malgré les séquelles de deux guerres mondiales et l’imputation traumatisante du territoire allemand. La Grande-Bretagne et la République d’Irlande n’envisagent pas d’en venir aux mains pour trancher la question épineuse de l’Ulster, malgré un obsessionnel contentieux historique et humain. Et quel que soit le profond ressentiment qu’éprouve la république américaine à l’égard de la superbe nippone, une action militaire de la plus grande puissance mondiale contre le Japon ne constitue pour l’heure qu’une hypothèse dénuée de sens. Entre tous les pays démocratiques, la formule de Clausewitz - la guerre, continuation de la politique - ne perd pas son sens originel. 

Mais les armes sont devenues la technologie et les excédents commerciaux, et c’est sur les marchés financiers que les batailles ont lieu, non sur un quelconque théâtre d’opérations.  Dans cette forme de guerre, les victimes sont les emplois et les monnaies, non les populations et les cités. Il n’y a qu’en Afrique où tout peut basculer dans l’horreur à chaque instant, et c’est justement en Afrique que le « déficit » démocratique est le plus criard. Une « corrélation » existe donc bel et bien entre violence et dictature, entre  paix et  démocratie.

Les raisons sont multiples. Une démocratie n’entre en guerre que si des motifs moraux évidents viennent légitimer son action, laquelle doit être confortée par l’adhésion du plus grand nombre. Evidemment, les guerres coloniales menées jadis par des puissances « démocratiques » comme la France et le Royaume-Uni n’adhèrent guère à de tels principes. Difficile en effet de déceler dans la politique de la canonnière la moindre trace de valeur démocratique. Et si la Grande-Bretagne et la France se sont  longtemps  prévalues de leur «mission civilisatrice », force de  constater que ce ne fût là qu’un détestable prétexte qui ne se vérifia nullement dans les faits. Car même avec le maximum de mansuétude, la dichotomie des empires coloniaux refusant pour les populations “indigènes”  ce qu’elles consentent volontiers à leurs propres citoyens ne saurait être que condamnée, malgré toutes les tentatives «révisionnistes».

a république américaine qui se voulait « pure » à cet égard n’a pas réussi à l’être, elle non plus. Bien que n’étant pas de même nature, les interventions américaines au Vietnam et en Irak ne constituent finalement que des guerres impérialistes, souffrant de la même “ insuffisance ” morale. La première fut bien menée au nom de l’endiguement du communisme, en l’absence de tout intérêt matériel évident. Elle donna lieu malgré tout au trouble moral et politique que l’on sait. La seconde, bien que conduite au nom du droit international, se révéla procéder elle aussi de la politique de la canonnière, dans un style autrement plus apocalyptique. Dans un cas comme dans l’autre, la puissance américaine ne s’est guère retenue d’employer la force brutale contre beaucoup plus faible qu’elle.

Le poids des opinions publiques

Au cours du déroulement même de la guerre, les démocraties sont littéralement sommées de s’assurer du soutien continu de leur opinion et conduites à agir de façon à ce que le tribut humain et financier à payer soit le moins lourd possible. Si ces conditions ne sont pas remplies, les démocraties sont aussitôt défaites. En somme, la victoire militaire ne suffit pas à une démocratie pour qu’elle gagne la guerre. Pour une démocratie en effet, il n’y a de victoire que celle conquise sur le terrain moral et politique. Au fond, les démocraties sont davantage à la merci de leur opinion publique que des armées adverses. Il est donc assez raisonnable de penser que la  guerre d’Irak ne pourrait se terminer que par la défaite américaine. Mais telles ne sont pas les « faiblesses » des dictatures. Celles-ci entrent en guerre sans avoir à se soucier de quelque moralité ou justice que ce soit, sans se draper du moindre motif plausible et sans se préoccuper du « prix » du sang ou de n’importe quel autre prix à payer d’ailleurs.

Dans une dictature, le bon vouloir du chef suffit. Lors même du déroulement du conflit, les dictatures ne se soumettent pas non plus à la pression de leur  opinion publique et ne sont pas davantage contraintes de lui rendre des comptes. C’est pourquoi sont-elles si promptes à déclencher les guerres d’autant qu’elles y découvrent, en passant, les moyens de durer et de faire taire toutes les voix discordantes. A dire vrai, pour une dictature, la guerre ne constitue nullement une alternative à la politique   puisqu’il n’y a de politique nulle part dans un tel régime. La formule de Clausewitz  n’a donc aucune signification pour des régimes totalitaires ou dictatoriaux. C’est d’autant plus vrai que les dictatures ne cessent de claironner qu’elles haïssent la politique  et qu’elles s’en démarquent sciemment en choisissant les ministres parmi les technocrates et les fonctionnaires.

Certes, la pratique démocratique ne guérit totalement pas des tentations hégémoniques et ne prémunit aucun pays contre tout risque d’agression extérieure. Tout démontre cependant que la pratique démocratique constitue malgré tout la protection la plus efficace contre la guerre. Qu’en serait-il advenu du régime irakien s’il avait été élu démocratiquement et par conséquent légitime ? Nulle démocratie dans ce cas n’aurait pris la décision de lui faire la guerre pour l’abattre, même si dans d’autres circonstances, le Chili d’Allende par exemple, l’interventionnisme américain fût encore cruel et plus sournois.

Il est, en tout cas, rassurant de constater que, malgré tout, les  démocraties ont toujours eu suffisamment de ressources morales en elles pour mettre fin à la guerre dès lors que celle-ci est devenue ou très immorale ou trop impopulaire. Ainsi, les guerres coloniales ont-elles fini par susciter l’indignation des peuples dominateurs, indignation grandement nourricière du reste de tous les mouvements de libération nationale. Quoi qu’il en soit, dans les circonstances actuelles, une guerre entre démocraties est peu probable, mais des expéditions “punitives ” menées par elles contre des régimes dictatoriaux ou totalitaires, ne possédant  pas encore l’arme nucléaire, restent hypothétiquement  possibles.

Est-ce à dire alors que la pratique démocratique condamne inexorablement les nations, toutes les nations, à régler leurs conflits par d’autres moyens que la guerre ? Nul ne saurait l’affirmer avec certitude. Après tout, les démocraties modernes n’ont que deux siècles d’existence  alors que la guerre est une pratique « sociale » aussi ancienne que l’organisation humaine elle-même. N’’empêche, les démocraties, qu’elles soient occidentales ou non, se retiennent désormais de guerroyer entre elles. Simple concours de circonstances ou conclusion définitive ? Répit momentané ou état durable ? On ne peut raisonnablement trancher, en tout cas pas dans le long terme, mais en ce cas « nous serons tous morts »  comme l’affirmait Keynes en se gaussant de tous ceux qui prétendaient, en économie, à l’annihilation complète de toutes les zones d’incertitude.


 
                        Habib TOUHAMI