Opinions - 19.12.2014

Rupture, modes d'emploi

Il faut rendre grâce à Hamadi Jebali pour son dernier coup d’éclat. En entraînant dans son sillage Habib Ellouze et Sadok Chourou pour rejoindre la frange islamiste la plus radicale dans son soutien à Moncef Marzouki, il apporte en effet une clarification bienvenue à un débat jusqu’ici confiné aux conclaves du Majliss Ecchoura.  Un débat ravivé par l’absence de candidat déclaré d’Ennahdha  à la présidentielle – rôle que Hamadi Jebali aurait volontiers endossé –  et par la position mi-figue mi-raisin adoptée par son  parti à l’égard de tous ceux qui en ont sollicité l’adoubement.
 
Cette  clarification a  toutefois un prix, celui du positionnement politique de Hamadi Jebali. Après sa tentative de mise sur pieds d’un gouvernement de technocrates au lendemain de l'assassinat de Chokri Belaïd, beaucoup s’étaient en effet plu à voir en lui le « Erdogan » que la mouvance islamiste tunisienne attendait. Mais il lui aura manqué le courage et la détermination pour transformer l’opportunité historique qui lui était offerte en projet politique et – pourquoi pas ? – en destin national. Après un tour de piste dans lequel certains n'ont vu qu'un leurre destiné à contenir l’émotion populaire suscitée par l’assassinat, il est sagement rentré dans le rang, baisant le front du cheikh et acceptant de conserver un secrétariat général dépouillé de toute substance. Plantant du même coup en rase campagne tous ceux qui – au sein comme en dehors d’Ennahdha – avaient répondu à son appel et apporté leur soutien à son initiative. Vous avez dit leadership ?
 
A sa décharge, il faut reconnaître qu’il a eu affaire à forte partie. Rached Ghannouchi a tout de suite vu le danger, et n’étant pas prêt à passer la main, il a fait front avec détermination. En verrouillant d’abord le front intérieur pour étouffer l’initiative, puis en attendant patiemment l'heure de la contre-offensive. Celle-ci est venue avec l’assassinat de Brahmi, et le sursaut de la société civile que celui-ci a suscité au Bardo. Avec en toile de fond le renversement des Frères Musulmans en Egypte, qui n’a pas pesé qu’un peu dans la redistribution des rôles. En vieux renard de la politique, Ghannouchi a endossé sans coup férir le costume de l’homme de compromis, disposé au dialogue national avec tous ceux, Nidaa Tounès et Béji Caïd Essebsi en tête, que lui-même et ses alliés vouaient jusque-là aux gémonies. Occupant du même coup l’espace politique guigné par un Hamadi Jebali  resté étrangement muet durant cette étape décisive, et auquel l’air a tout d'un coup commencé à manquer. 
 
Dans sa quête éperdue d’un destin national, il ne lui restait plus que le rôle du « méchant », fédérateur de tous les extrêmes, que Ghannouchi lui a abandonné sans regret. On se souvient à cet égard du slogan scandé sans répit par les foules du  Bardo « Ya Ghannouchi ya saffah, ya kattal laroueh ! ». Le cheikh s’en était dit profondément meurtri, ce qui aura peut-être (un peu) contribué à son repositionnement. Mais penser que ses émotions déterminent ses choix serait faire injure à son intelligence tactique. Ce qui a gouverné cette partition de chaises musicales, c’est son analyse réaliste de la situation tunisienne, notamment à la lumière de l’Egypte.
 
Quant à Hamadi Jebali, trop heureux de la vacance du rôle qui avait si souvent réussi à son mentor, il s’y est engouffré sans prendre garde. En oubliant qu’il y a eu depuis 2013 l’explosion du terrorisme, le dialogue national, et la promulgation d’une constitution consensuelle située aux antipodes du projet califal. En oubliant que si ce qui était majorité au sein d'Ennahdha n’a pas encore rendu les armes, elle a désormais le salafisme honteux.
 
Le meilleur ennemi de Jebali, c’est finalement Jebali lui-même. Trop prudent, il calcule à contretemps, et ne va jamais au bout de ses initiatives, soucieux de toujours préserver des flammes un de ses bateaux, pour le cas où … Mais  qui suivrait un chef qui répugne ainsi à s’exposer ? Considérant en outre son modeste charisme, on peut lui prédire quelques difficultés à rallier au-delà des irréductibles, trop heureux de trouver en lui une figure plus politique que celles des deux icônes salafistes d’Ennahdha. Comme ils ont trouvé en Moncef Marzouki un porte-drapeau de substitution, lorsque leur parti eut fait le choix de ne pas aller à la bataille présidentielle sous ses propres couleurs.
 
Les autres, c’est-à-dire l'essentiel de l'appareil d'Ennahdha, resteront fidèles à Rached Ghannouchi. De sorte que la réédition du film turc qui hante la sphère islamiste, celui de la scission fondatrice de l’AKP, se jouera – si elle se joue ! – en négatif : le vieux dans le rôle d'Erdogan, et son émule dans celui d’Erbakhan. Mauvaise pioche pour Hamadi Jebali, car qui se souvient encore de Nejmeddin Erbakhan ?

Mohamed Jaoua
Universitaire
Le Caire, 17 décembre 2014

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