Lu pour vous - 11.03.2014

Le Poète de nulle part

Pure coïncidence? Les éditions Actes Sud viennent de publier une anthologie poétique de l’irakien Sargon Boulus, L’éclat qui reste et autres poèmes, justeau moment où commence à Paris le désormais traditionnel Printemps des Poètes (du 8 au 23 mars 2014). Précisons, en passant, que ce festival poétique est à sa 16e édition. Il est présidé depuis avril 2001 par un ami de la Tunisie, le poète Jean-Pierre Siméon.

Né en 1944 dans une famille assyrienne à Habbaniyya, localité touristique d'Iraq, sur l'Euphrate, au N.-E. du célèbre lac artificiel Habbaniyya, Sargon Boulus a vécu d’abord à Kirkuk où, imprégné d’une double culture, arabe et anglaise, il prit part à la création d’un mouvement poétique moderniste avant de rejoindre Beyrouth à pied, à travers le désert. Là, il côtoya pendant trois ans les cercles littéraires et continua à écrire des poèmes et, en même temps, à traduire des textes anglais. Il prit part notamment à la polémique suscitée par la traduction des oeuvres de Shakespeare par Jabra Ibrahim Jabra. Il reprochait au traducteur palestinien d’avoir trahi le texte shakespearien d’Othello. A Beyrouth, à la suite d’un séjour en prison pour entrée illégale au Liban, il fit la connaissance de l’ambassadeur américain qui l’aida à partir pour San Francisco, où il s’installa définitivement, s’adonnant à la poésie et à la peinture. Parmi ses recueils, citons :al-Wusûl ilâ madînat aina (L’arrivée à la ville de nulle part), Idha kunta nâ’im fî markab Nûh ( Si tu étais endormi dans l’arche de Noé) Et Al-Hayâtu qurba ‘l-Akrûbûl (La vie près de l’Acropole).

Dans la préface de l’anthologie L’éclat qui reste et autres poèmes, le poète australo-libanais Wadih Saadeh, se référant à cette longue errance du poète écrit:

«Poète de nulle part, Sargon a traversé de nombreux pays (L’Irak, le Liban, les Etats-Unis, la Grande- Bretagne, l’Allemagne, etc.). Cependant il ne traversait pas des terres. Il se traversait lui-même, verticalement, dans les profondeurs»

Faut-il s’en étonner? Son compatriote, le grand poète,Badr Châker As-Sayyâb, avait dit que «le poète d’aujourd’hui est comme Saint Jean, dont les yeux furent dévorés pour avoir vu les sept péchés maîtres du monde». Disparu en 1964, à l’âge de 37 ans, ce poète n’en a pas vu, le plus grave. Comme ces “aurorae filii”, ces fils de l’aurore, morts en pleine jeunesse, il n’aura pas été témoin de la terrible tragédie qui n’en finit pas d’endeuilleraujourd’hui son pays. Il n’aura pas vuni Bagdad, ni Jaykour, son village natal, qu’il aimait tant, crouler sous les bombes.

Décédé en Allemagne en 2007, son compatriote, Sargon Boulus, par contre, aura tout vu, lui. Ulysse des temps modernes, il a sillonné le monde de long en large et assisté à tant de drames et de catastrophes. Peintre, il les évoque avec la plume et le pinceau, d’un trait léger, par allusion. L’attentat du 11 septembre 2001 lui inspire ce poème, ‘Dialogue avec un peintre à New York après la chute des deux tours’, qui commence ainsi:

«Ta fin, c’est toi
Qui la choisis, a dit mon ami le peintre.
Regarde cette ville. Ils achètent à chaque seconde la mort à bas prix.
Et la vendent à la Bourse
Au prix le plus fort.»

Poète engagé, son œuvreréverbère l’état d’âme d’un homme balloté par la vie, en révolte contre la société moderne. C’est métaphoriquement qu’il résume dans le poème ‘Les affres de Baudelaire’ sa trajectoire en ce monde:

«Un long voyage où personne ne connaissait personne.
Où on ne buvait que les entrailles de l’ami fidèle.»


Et le poète d’apostropher son passé:

«Ô passé
Q’as-tu fait de toi-même?»

Il faut dire que comme Badr Châker As-Sayyâb, la poésie s’est tout simplement confondue avec sa conscience identitaire. Comme lui, deux principaux thèmes l’engagement politique et l’exil, l’ont constamment hanté, sans la même vigueur, toutefois : ainsi en est-il du poème “ Le réfugié parle’’ qui rappelle le célèbre “Etranger sur le Golfe” de Sayyâb, et  où le poète crie sa souffrance et son mal-être:

«Son sort entrelacé comme la chair du luffa
Est accroché à la chaîne des détails
Dans ses anneaux étroits
Le malaise du pays où
Les cauchemars s’entassent». (p.38)

Et tout comme Badr Châker As-Sayyâb dans lesannées 1949-1955,Sargon Boulus s’était laisséhapper, lui aussi,  par les mouvements révolutionnaires de sa génération. Son poème ‘L’ami des années soixante’, paru en 1988 dans le recueil La Vie près de l’Acropole (p.171) est un vibrant rappel des années de plomb que connut l’Irak et les souffrances endurées par  les combattants de l’ombre.

Toutefois, contrairement à l’auteur du Chant de la pluie, Sargon Boulus n’a pas été le chantre de l’arabisme. Il admirait seulement la langue arabe, ses sonorités et sa malléabilité, alors que  son compatriote a toujours glorifié l’arabisme notamment dans son poème “Au Maghreb arabe”, comme si cet engagement était en mesure de prendre le relais et se substituer au rêve perdu et à la douleur de l’exil. Pour Sargon Boulusla fatalité de l’exil et du déracinement n’est pas la référence suprême, par contre,il est constamment conscient de la transcendance de ses racines lointaines. Désireux qu’il est de rester en symbiose permanente avec sa communauté malgré ses pérégrinations, il se réfère volontiers à ses origines assyriennes.Dans cette anthologie nous retrouvons avec plaisir le beau poème :’La mère d’Assur descend la nuit dans le puits’, où le poète, mêlant, passé et présent, remonte dans le temps pour évoquer à travers le nom ‘Assur’, la triste réalité de son pays natal aujourd’hui frappé par la malédiction..

«Oum Assur, ma tante, la sœur aînée de mon père
Ta vertueuse nourrice, ô ami
A la poitrine plus vaste et plus accueillante que le monde
au visage dont les traits furent effacés par tant de massacres et de malheurs
par la mort des aimés et l’adieu aux enfants
jusqu’à s’entourer d’un halo
jusqu’à la sanctification des yeux…
Viens mon ami, pour que je te montre Oum Assur, viens avec moi
Pour que nous la visitions lorsqu’elle descend la nuit dans le puits.» (p.33)

Rappelons à nos lecteurs que  la capitale de l’Assyrie (ou ‘Pays d’Assour’ en grec), au temps de sa splendeur, s’appelait Assour. Elle était le centre de  l’empiremésopotamien(VIIIe-VIIe siècle avant J.-C.)

Rafik Darragi

Sargon Boulus, L’éclat qui reste et autres poèmes, Préface de Wadih Saadeh, Anthologie poétique établie et traduite de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey, Sindbad/Actes Sud, 192 pages (format 12,5 x 19 cm)


 

Tags : l   Tunisie  
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1 Commentaire
Les Commentaires
ali ahmed - 11-03-2014 14:29

BIEN QUE JE N'AI PAS LU LE LIVRE NI EN ARABE NI EN FRANCAI ET J'AIMERAI BIEN LE FAIRE, JE VEUX VOUS DIRE COMBIEN J'AIME LA BONNE POESIE EN ARABE COMME EN FRANCAIS ET JE CROIS QUE CELUI EN QUI LA POESIE NE FAIT RIEN BOUGER, IL Y A EN LUI QUELQUE CHOSE QUI CLOCHE.

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