Notes & Docs - 19.07.2014

La course à Carthage Qui l'emportera?

Officiellement, ils se gardent encore de se déclarer candidats. Réellement, ils s’apprêtent à enfiler les gants de boxe. La route qui doit les mener à Carthage est encore longue et incertaine. Les dates sont pourtant fixées : le premier tour de l’élection présidentielle interviendra en novembre prochain et le second, au plus tard, le 28 décembre, compte tenu des éventuelles contestations et des recours en appel.

L’heureux vainqueur réveillonnera le 31 décembre au palais présidentiel de Carthage. Beaucoup en rêvent et s’y investissent. Les sondeurs d’opinion se lancent en turbo. Personne n’est encore sûr de le garantir. Les cartes sont brouillées après l’appel d’Ennahdha à un candidat consensuel. Des tendances commencent à se dessiner, dans un flou total, sauf pour les initiés. Cartographie, en réponse à des questions-clés.

Les acteurs-clés

Ennahdha et Nida Tounes se présentent incontestablement en acteurs majeurs de la présidentielle. Un second tour entre leurs candidats directs de premier rang sera tranché à une légère différence, donnant l’avantage à l’un ou l’autre, selon des sondeurs fiables. Amenés à s’affronter, chacun s’efforcera de se faire représenter au plus haut niveau, avec par exemple Béji Caïd Essebsi face à Hamadi Jebali ou Ali Laarayedh. Mais, cela n’est qu’une hypothèse qui risque de ne pas aboutir.

Pour le moment, on n’en est pas là. Si Nida Tounes affirme son soutien à son «unique candidat », Essebsi, Ennahdha laisse entendre qu’aucune décision n’est prise quant à la présentation d’un candidat officiel issu de ses rangs ou au soutien d’un candidat en particulier. Rached Ghannouchi a été plus loin en proposant la recherche d’un consensus autour d’une figure de premier plan pouvant bénéficier de l’appui des principaux acteurs politiques.

Mais pour accéder au second tour, il faut déjà avoir franchi le premier. Tout se jouera alors sur le report des voix. D’où l’importance des autres formations en lice et des alliances pour le second tour. Le Front populaire vient en troisième position suivi du Courant populaire (Hachemi Hamedi), Ettakatol, Al Jomhoury, Afek, etc. Ils constitueront, avec tous les autres petits partis du centre, une force d’appoint déterminante.
Tout se jouera sur la réduction du nombre d’abstentionnistes, la séduction des indécis et le ralliement des partis du centre.

Quelle est la position d’Ennahdha?

Ennahdha a jeté un pavé dans la mare en appelant à un candidat de consensus. Loin de chercher à brouiller les cartes et changeant les calculs, dit-on à Montplaisir, l’initiative de Ghannouchi est motivée uniquement par les impératifs du «gouverner ensemble» et de «sécuriser le lendemain du scrutin sur la base d’un programme prédéfini pour faire face aux grands défis de la relance».

Sans s’y approfondir, ses partenaires au sein de la Troïka, le CPR et Ettakatol, l’ont rejeté d’emblée, y voyant «une obstruction au libre choix des électeurs». Ahmed Néjib Chebbi s’y opposera lui aussi, rappelant que «le seul consensus qui avait été fait en 1988 en faveur de Ben Ali avait instauré la dictature» …

Ce qui a attisé les débats, ce sont les déclarations de certains dirigeants d’Ennahdha écartant de la liste des candidats de consensus Béji Caïd Essebsi, alors que leur chef Ghannouchi a affirmé qu’il n’en est pas exclu.

En fait, le parti Ennahdha, présenté par ses dirigeants comme «un corps unique et des expressions multiples», est traversé actuellement par des débats profonds. Son instance centrale, le Conseil de la choura, trace les grandes lignes et laisse au bureau exécutif la marge de manœuvre nécessaire pour définir et proposer à sa validation la position finale. Trois grands courants émergent en interne, entre une attitude a minima, un accord avec Nida Tounes et un engagement seul pour la conquête des urnes.

Une quatrième voie, mixte des trois, fait cependant son chemin.

• A minima, mais en exerçant tout son poids

Edifiée par l’expérience des «Frères» égyptiens et ébranlée par la situation en Syrie et en Irak, la première tendance prône la sagesse de raboter les ambitions et de ne pas s’acharner à accaparer le plus largement possibles les pouvoirs. Pas de candidature à la présidentielle, renoncer à présider le gouvernement et se contenter d’une bonne majorité au sein de la future Chambre du peuple. Le concept est de favoriser la création d’une large coalition qui garantira la stabilisation des instituions et favorisera leur fonctionnement harmonieux, sans remise en question permanente ni contestation à tout bout de champ. Un président de la République de préférence non issu de l’un des grands partis. Mieux, sans forte connotation partisane, et si possible n’ayant jamais servi ni sous Bourguiba, ni sous Ben Ali. Un oiseau rare à trouver, à même de faire de Carthage un centre d’impulsion et d’appui pour la réalisation du programme de relance, et de s’imposer en fédérateur, rassembleur et arbitre, si nécessaire. Tout en exerçant pleinement ses nouvelles prérogatives, élargies par la Constitution, et d’incarner une image forte de l’Etat. Ce portrait idéal reste à trouver et faire approuver. Il arrange bien cette tendance au sein d’Ennahdha qui garde la main à plusieurs niveaux, essentiellement au sein du législatif.

• S’entendre avec le challenger, Nidaa Tounès, et constituer un noyau dur

Les concessions ont été nombreuses, estime une autre tendance, et Ennahdha a accepté de céder le pouvoir sans garanties. Les risques sont nombreux et peuvent perdurer si on ne blinde pas l’avenir. Ce blindage ne peut se faire qu’à la faveur d’un accord avec NidaaTounes pour constituer un noyau dur en vue de gouverner ensemble tout en s’ouvrant à d’autres partis et acteurs significatifs. En gros : on se met d’accord, on gagne et on partage pour nous retrouver qui à Carthage, qui à la Kasbah et qui à la tête des ministères de souveraineté et les autres.

• A maxima : on s’accroche et on rafle le tout

Le peuple compte sur nous et nous devons être à la hauteur de son espoir et de sa confiance, affirment d’autres. Allons aux urnes et que le meilleur gagne. Si nous l’emportons et raflons le tout, tant mieux, mettons-nous au service du peuple et du pays. Nous ne les décevrons pas et réussirons à démontrer notre capacité à gouverner avec succès.

Jusqu’où ira Ghannouchi ?

«Difficile d’évaluer le poids réel de chacune de ces tendances, indique à Leaders un connaisseur. Aucune ne risque d’imposer sa domination. Avec son habileté coutumière et sa patience, Rached Ghannouchi saura concevoir la plateforme fédératrice. Très attaché au consensus des principales forces politiques, qu’il sait déterminant pour l’étape à venir, il s’emploiera de toutes ses énergies à former une large coalition pour les élections et surtout le lendemain des élections. Cette capacité d’ouverture à ses adversaires politiques et d’accord avec eux, poursuit-il, mais aussi de ralliement des siens autour de ces accords, il a démontré au plus vif de la crise de l’été dernier, en prenant l’initiative d’aller rencontrer Caïd Essebsi le 15 août 2013 à Paris, puis en signant sans réserve, le 6 octobre 2013, la feuille de route qui a conduit à la démission du gouvernement Ali Laarayedh et l’avènement de Mehdi Jomaa à la tête d’un cabinet de non-partisans».

Que cherchera-t-il à obtenir pour son parti, cette fois-ci ? Quelles concessions devra-t-il faire ? Et quelles lignes rouges à ne pas franchir? Rached Ghannouchi n’a pas encore livré ses secrets.

Et Caïd Essebsi ?

Très à l’aise dans ce jeu florentin qu’il excelle offrir en grand spectacle, le leader de Nida Tounes ne craint ni divisions internes, ni diversion d’électeurs. Béji Caïd Essebsi affiche en effet beaucoup de sérénité et autant de confiance en la force de son parti. La machine est en place, les hommes et les femmes de qualité, précise-t-il, à profusion. Les moyens aussi. L’idéal démocratique en plus. S’il doit éteindre quelques foyers d’incendie dans sa propre maison, il sait le faire habilement. Que seront-ils sans lui ? murmurent les uns. Leur avenir politique en dépendra aussi. Les décisions d’investiture pour les législatives trancheront au mérite et au potentiel de réussite. Alors concentration sur le reste, le politique.

Le reste, ce sont les ralliements individuels, pour les législatives, puis les ralliements pour la présidentielle. Un jeu très subtil où Essebsi prend tout son plaisir. Sans rien dévoiler, il exerce son charme sur les grosses pointures qu’il aimerait bien voir le rejoindre «pour gagner ensemble». Ce qu’il n’a jamais dit, c’est qu’il est certain de se présenter lui-même à la présidentielle. Tout  porte à le croire, mais rien ne le confirme officiellement. Il ne pense pas à son état de santé lors de la prise de fonction, mais à la fin de son mandat. «Il faut que la carcasse tienne», avait-il déclaré à Leaders, au printemps dernier, mais dans l’absolu.

Nida Tounes serait-il en mesure d’aligner un autre candidat du même calibre ? Un Mohamed Ennaceur ou Taieb Baccouche, pour ne citer que le vice-président et le secrétaire général du parti. Seront-ils en mesure de l’emporter? Les sondeurs d’opinion sont perplexes.

L’hypothèse Moncef Marzouki peut-elle tenir?

«N’en soyez pas surpris, lançait à Leaders, début juin, Imad Daïmi, secrétaire général du CPR et le plus proche lieutenant de l’actuel locataire de Carthage. Dans cinq mois, Moncef Marzouki sera reconduit à la présidence de la République !» Pure prophétie ou résultat d’analyses confortées par des sondages et des alliances non encore dévoilées ? L’hypothèse Marzouki n’est pas à exclure. Lui, le premier, y croit dur comme fer. «Le peuple m’aime et apprécie mon attachement à faire aboutir les objectifs de la révolution.
Les Tunisiens, en majorité, soutiennent mon combat contre le régime déchu, les malversations, les violations des droits de l’homme et voient en moi le rempart contre la résurgence de l’Etat profond».

S’il a réservé sa décision finale à l’approche de la date butoir pour le dépôt des candidatures, Marzouki donne l’impression qu’il est déjà en précampagne. Rabotant ses excès, multipliant ses déplacements à l’intérieur du pays et à l’étranger (tout récemment un périple dans quatre pays subsahariens) et redoublant d’initiatives de proximité populaires, il s’emploie à gommer de mauvais souvenirs, garnir son palmarès, faisant particulièrement les yeux doux à Ennahdha. Son style trouve écho auprès de certains au sein de ce parti, tentés de se dire: pourquoi pas ? Il pourrait faire l’affaire !

 

Mustapha Ben Jaafar remonte dans les sondages

Pour la première fois, le leader d’Ettakatol, auréolé de ses fonctions à la tête de l’Assemblée nationale constituante et des contacts internationaux, remonte dans les sondages, se hissant dans le carré magique, provisoire. Ses lieutenant, qui d’habitude décriaient les sondages, s’en donnent cette fois-ci à cœur la joie. Mustapha Ben Jaafar ne se fait pas d’illusion. Il sait que son parti ne dispose pas à lui seul d’une machine à gagner, mais compte sur son aura personnelle et surtout sur les alliances possibles. Nombreux sont ceux qui dans des partis importants lui disent qu’il pourrait constituer l’homme de consensus. Ces mêmes promesses, ils les distribuent aussi à d’autres. Ben Jaafar n’est pas dupe. Il se prépare à la course finale.

Chebbi, Morjane et les autres

Un autre candidat qui croit pleinement en ses chances est sans doute Ahmed Néjib Chebbi. Malmené par les sondages, il se défend de s’enfermer dans une bulle qui le portera à Carthage et refusera le choix d’un candidat consensuel. Comme en 2011, il fera cavalier seul, fort de son long parcours militant, de la légitimité de son parti et du soutien des populations qu’il va rencontrer dans les localités les plus éloignées du pays.

Sa forte détermination sera son moteur. Surtout ne lui dites pas qu’il est obnibulé par Carthage, il s’en offusquera, répondant d’emblée qu’il a un projet pour la Tunisie.  Prudent, avançant à pas très mesurés et n’excluant aucune option, Kamel Morjane constituerait, s’il se présentait, un candidat à prendre au sérieux. Issu de la famille destourienne, ce qu’il revendique «avec fierté et honneur», le chef du pari Al Moubadara pourra bénéficier du vote massif du noyau dur des bourguibistes. Il est vrai que la famille destourienne reste encore éparpillée sous diverses bannières. Celle du parti fondé par le Dr Hamed Karoui serait tentée de présenter son propre candidat, qui pourrait être Abderrahim Zouari ou une autre figure de premier rang.

Dans la même famille au sens large, une femme, la seule pour le moment, a eu le courage de se déclarer candidate : Emna Mansour Karoui. Une battante, gestionnaire diplômée de Strasbourg, chef d’établissement scolaire privé, cultivatrice, elle avait fondé en avril 2011 un parti centriste, le Mouvement démocratique d’édification et de réformes (Mder). Très déterminée, elle n’hésitera pas à investir ses propres deniers dans une campagne qui ne peut être que coûteuse et s’y investir.

Nabli, Ayari et d’autres feraient-ils la surprise?

Malgré la grande contrainte de devoir recueillir, en appui à toute candidature, 10 000 signatures de citoyens tunisiens, à raison de 500 par circonscription électorale, le foisonnement des candidats n’est guère évitable, mais sera réduit. La porte sera alors largement ouverte aux outsiders. Ceux qui en dehors des partis pourraient constituer la surprise seront ceux précisément  que de grands partis iront chercher dans leur désintéressement, du moins affiché, des ors de la République. Un grand banquier international de passage fin juin à Tunis interrogeait le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Chedly Ayari : «Votre nom circule avec insistance, qu’en est-il au juste ?». Il ne recevra en réponse qu’un large sourire ponctué d’un: «Je serai le dernier à l’apprendre !» Ne se prenant pas au jeu, Ayari sait que tout ce qu’il doit faire, c’est réussir son mandat actuel.

Un autre nom suscite l’attention, celui de Mustapha Kamel Nabli. L’ancien directeur à la Banque mondiale et gouverneur de la BCT vient en effet de publier avec une trentaine d’intellectuels, universitaires et personnalités politiques indépendantes, un Livre blanc pouvant servir de plateforme de réflexion pour les acteurs politiques. Il décrit l’embarras du Tunisien face au quotidien pressant, la crainte de l’avenir et le laisser-aller vis-à-vis de l’Etat, l’empêtrement de l’action politique et des partis et la dislocation du tissu social et des valeurs éthiques. Il appelle à la concentration des efforts sur l’édification de l’Etat civil et démocratique, la consolidation du lien national, à commencer par la culture et en épargnant à l’école les tiraillements partisans, tout en y  diffusant l’esprit civique la culture de la paix ainsi que le bannissement des divisions.

Aussi, les auteurs de ce Livre blanc recommandent de faire face à la violence et au terrorisme en ciblant leurs dimensions idéologiques, psychologiques, sociales et sécuritaires. Ils considèrent que les prochaines élections seront déterminantes et estiment urgent de traiter les aspects économique, sécuritaire et social. Si aucun parti n’a encore révélé l’ébauche de son programme, cette initiative de M.K. Nabli et ses coéquipiers interpelle tous les candidats potentiels aux législatives comme à la présidentielle. Sans pour autant faire de lui un candidat possible. Mais, qui sait ?

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