Opinions - 22.10.2014

Éducation et politique

Durant son incarcération de 27 ans, Mandela a consacré son séjour en prison à l’éducation des autres prisonniers par conviction que “l’éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde”. Bien avant Mandela, le premier président de la Tunisie, feu Habib Bourguiba, a eu le génie de miser sur l’éducation et sur l’intelligence tunisienne. Avec son équipe de ministres, il a investi dans la seule richesse que possédait la Tunisie: la richesse humaine. La construction effrénée des écoles et des universités fut impressionnante. La création des programmes de formation des maîtres et des enseignants fut enviée par de nombreux pays.

La montée de la Tunisie dans le monde arabe fut fulgurante. Bref, l’éducation est devenue l’opium de la société tunisienne et l’excellence était alors la seule unité de mesure. Malheureusement, ça n’a pas pris longtemps sous le régime de Ben Ali pour mettre à genoux ce système éducatif performant. Afin de garantir la diplomation de tous, et ce jusqu’à l’université, l’excellence n’était plus la norme.

Depuis la révolution, les sonnettes d’alarme ont commencé à retentir. Les professionnels déplorent de plus en plus le mauvais niveau de l’enseignement et de l’apprentissage et rapportent des records de chômage, d’abandon et de décrochage scolaire sans précédent. Si l’on est conscient de cette situation alarmante, il parait judicieux d’analyser les intentions des différents partis politiques quant à ce dossier épineux. Cet article est le résultat d’une analyse des programmes électoraux de 5 prétendants aux élections d’octobre 2014, à savoir Afek (Perspectives pour la Tunisie), Aljabha (Front populaire), Ennahdha (la Renaissance), Nida (l’Appel de la Tunisie), et l’UPT (Union Pour la Tunisie). Comment peut-on juger la qualité ou l’adéquation d’un programme électoral par rapport à l’éducation? Deux options s’offrent à nous. On pourrait, pour des raisons partisanes, se mettre à dénigrer certains programmes afin de faire valoir celui d’un parti politique bien particulier.

De ça, je pense que les tunisiens en ont assez. L’autre option serait de se pencher sur ce que font les pays qui réussissent bien les évaluations internationales comme le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) et l’examen international en mathématiques et en sciences (ex., TEIEMS) et les comparer aux programmes tunisiens tout en mettant l’accent sur les propositions des différents partis politiques.

Si on veut redonner à l’excellence sa vraie place dans le système éducatif tunisien, il faut donc aller voir ce qui se fait dans les systèmes scolaires les plus performants au monde (ex. le Canada en Amérique du Nord, la Finlande en Europe, la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour en Asie).  Au-delà de la description des systèmes éducatifs très différents les uns des autres en termes d’approches, de conditions de mise en œuvre et de contexte, un point commun se dégage: la qualité des enseignants. En effet, tous ces systèmes veillent à remplir trois conditions. 1) Ils incitent les personnes les plus compétentes à devenir enseignants; 2) ils fournissent à ces personnes une formation de qualité pour produire des enseignants qualifiés; et 3) ils font en sorte que le système soit conçu pour offrir à chaque élève le meilleur enseignement possible.

Les pays avec les systèmes éducatifs les plus performants limitent l’accès aux programmes de formation initiale des enseignants et offrent de bons salaires à l’embauche. Ces systèmes utilisent une panoplie d’outils de sélection (CV, bulletins, tests, entretiens, mise en situation, etc.) pour choisir les meilleurs candidats, car une mauvaise sélection risque de se traduire par 40 années d’enseignement de mauvaise qualité. Des niveaux de maîtrise de la langue et de calcul, des qualités relationnelles certaines et une motivation pour enseigner ne sont que quelques compétences de base dont tout futur enseignant doit faire preuve à travers les différents outils de diagnostic utilisés.

En plus de la mise en place de ces mécanismes de sélection très stricts, ces mêmes pays ont tendance à contingenter leurs programmes. Ils déterminent le nombre de candidats par rapport aux nombres de postes vacants à combler. À Singapour par exemple, seulement 20% des candidats aux programmes de formation initiale des enseignants sont acceptés et presque tous ces étudiants sont employés à la fin de leur formation.

La sélection est encore plus stricte en Finlande et en Corée du Sud. En limitant l’accès, ces pays garantissent une formation initiale de haut niveau tout en continuant d’attirer les candidats de qualité. Le second facteur qui incite les étudiants les plus compétents à devenir enseignants consiste à proposer de bons salaires à l’embauche. Comment un pays dont les moyens matériels sont limités peut-il garantir un bon salaire? Deux options sont envisageables. Premièrement, en rendant l’accès aux programmes de formation initiale sélectif et en réduisant le nombre de places disponibles, les décideurs publics réduisent les coûts de la formation ce qui leur permet de redistribuer ces sommes sous forme de salaires aux enseignants. Deuxièmement, certains de ces systèmes les plus performants augmentent le nombre d’élèves par classe afin de réduire le nombre d’enseignants.

Ceci est le cas de la Corée du Sud et de Singapour. En optant pour ce choix qui n’a pas d’incidence sur l’apprentissage, lorsque l’enseignement est assuré par un enseignant compétent, ces pays se permettent de mieux payer leurs éducateurs. Ceci dit, quelle est la position de nos partis quand on les compare aux pays les plus performants du classement? Que proposent-ils de faire pour améliorer l’image de l’enseignement? Aucun des 5 programmes électoraux ne fait mention des critères de sélection des candidats à l’entrée aux programmes de formation initiale des enseignants.

Cependant, Afek Tounis et l’UPT promettent d’introduire des mécanismes de sélection en aval, i.e., à la fin de la formation et avant le recrutement, à travers des concours comme le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES). Le CAPES n’est certainement pas l’outil idéal pour évaluer les compétences professionnelles d’un enseignant, mais son inclusion dans les programmes de ces partis est la preuve d’une certaine conscience de la valeur qu’ils accordent à la qualité des enseignants. Ces deux mêmes partis ainsi que le parti d’Ennahdha expriment leurs intentions de travailler sur les conditions sociales des enseignants. L’UPT va jusqu’à annoncer ses intentions de considérer les conditions matérielles des enseignants.

Qu’en est-il maintenant de la formation? Que font les détenteurs des meilleurs résultats scolaires et que promettent nos politiciens? Les pays qui continuent d’occuper les premières places dans les évaluations internationales offrent des programmes de formation initiale et de formation continue de grande envergure.

Ces programmes proposent des cours disciplinaires, des cours de la psychologie de l’éducation, des cours de didactique des matières, des cours de fondement de l’éducation (histoire de l’éducation, évaluation des apprentissages, etc.), des cours et des projets de recherche, ainsi que des stages pratiques. À travers ces différents volets de la formation, l’objectif est le même, à savoir acquérir la connaissance et la compréhension des meilleures pratiques enseignantes ainsi que développer une approche réflexive à travers laquelle les enseignants apprennent à identifier leurs faiblesses afin de mettre en place les améliorations nécessaires.

Tout le monde sait que la Tunisie ne possède pas de programme de formation initiale des enseignants. Nos futurs enseignants sont formés dans des facultés de sciences humaines ou des facultés de sciences et non dans des facultés de l’éducation comme c’est le cas dans la grande majorité des pays développés. Ces facultés offrent des programmes grandement axés sur les disciplines (ex. littérature, mathématiques) laissant peu de place à l’enseignement de ces disciplines. Que pensent nos politiciens et que proposent-ils? Ni Aljabha, ni Ennahdha, ni Nida n’évoquent la formation initiale des enseignants.

Les trois partis sont d’un mutisme impressionnant quant à cette question. L’UPT exprime ses intentions de revoir les programmes de formation des enseignants. Afek va encore plus loin en détaillant son intention “d’instaurer progressivement l’obligation pour tous de détenir un certificat en informatique, un certificat dans une langue et un certificat en compétence professionnelle (ex. pédagogie)”. Ce changement promis nous permet-il de former des professionnels hautement qualifiés? Peut-être pas si on se fie à ce qui se fait ailleurs.

Cependant, c’est certainement un pas vers la bonne direction car il témoigne d’une compréhension, quoiqu’embryonnaire, du problème de la formation des enseignants en Tunisie. Il est important de rappeler à tous les partis politiques ce qui se faisait en Tunisie jusqu’au début des années 90 pour former des maîtres et des enseignants. Le pays avait, entre autres, des Écoles Normales Supérieures qui étaient réservées aux détenteurs des meilleures moyennes à l’examen national de baccalauréat et dans lesquelles le nombre de places était restreint. À part les cours disciplinaires (ex. littérature, mathématiques) qu’on trouve dans les facultés de sciences humaines ou de sciences, les programmes de formation de ces écoles comprenaient quelques cours pédagogiques et un stage qui aidaient les futurs enseignants à bien se former.

Ces écoles étaient convoitées par les meilleurs éléments et parvenaient à produire des enseignants assez qualifiés qui étaient immédiatement embauchés. En fait, l’embauche immédiate ainsi que les bourses qui s’élevaient à 150dt à partir de la 3e année étaient l’attrait principal de ces écoles. Il est peut-être temps d’envisager un retour à cette formule tout en améliorant les contenus de la formation. Un tel changement permettra de remédier aux problèmes de formation initiale. Cependant, l’éducation est une profession en état de mouvance continuelle.

Les approches qui étaient prônées dans les années 90 ne le sont plus au 21 siècle et ce qui est jugé efficace présentement ne le sera peut-être pas dans une dizaine d’années. Par conséquent, les pratiques enseignantes doivent s’adapter pour mieux correspondre aux nouvelles connaissances sur l’enseignement. Une formation continue est donc toujours indispensable. Elle est, en fait, une pratique courante dans les pays les plus performants comme la Finlande et Singapour.

Cependant, les modalités de l’offre de ces formations posent un grand défi. Il demeure difficile de convaincre les enseignants de se présenter à ces formations s’il n’y a pas d’incitatifs financiers ou autre. À Singapour, les enseignants reçoivent chaque année une formation continue de 100 heures entièrement rémunérée. Les partis Afek, Ennahdha et UPT prévoient une place à la formation continue. Ennahdha mentionne une formation continue à vie sans fournir de détails sur l’opérationnalisation d’une telle éventuelle formation. Les deux autres partis ne se sont pas prononcés sur ce volet de l’éducation.

Afin de maintenir leur rayonnement dans le palmarès des évaluations internationales, les pays les plus performants développent des mécanismes et des structures dans les écoles qui permettent de repérer les élèves dès qu’ils commencent à éprouver des difficultés et du retard. Des professionnels sont mis à la disposition de ces élèves afin de les aider à sortir de leurs difficultés ou de mieux les outiller pour faire face à leurs troubles d’apprentissage. Encore une fois, Afek, Ennahdha et l’UPT envisagent l’introduction de mécanismes d’aide à ces étudiants sans se prononcer sur le personnel qui assurerait ce genre de suivi. Avec une absence totale de spécialistes en adaptation scolaire, la réalisation de cet objectif, bien que nécessaire, demeure peu probable.

En résumé, il faut recruter les meilleurs étudiants à l’entrée et leur fournir une formation adéquate pour qu’ils puissent assurer l’éducation des enfants du primaire et des adolescents du secondaire. On ne peut pas exiger qu’ils excellent ou qu’ils produisent l’excellence si on ne les dote pas des moyens pour le faire “???? ???? ?? ????? ». Toutes les données disponibles indiquent que la qualité des enseignants est la première clé de réussite. Pour être plus exacte, les élèves bénéficiant d’enseignants performants progressent 3 fois plus vite que ceux confiés à des enseignants peu performants.

L’impact de l’enseignant est considérable pendant les premières années de scolarité (i.e., au primaire). Le système éducatif tunisien s’écroule et toute proposition de réforme qui garde le statu quo tout en amenant des petits coups de chirurgie esthétique est non pertinente. Aux partis politiques qui promettent des réformes couteuses comme la numérisation de l’école tunisienne (ex. Ennahdha), je dis commencez par le commencement. Formez les enseignants. À ceux qui pensent que la décentralisation de la gestion des institutions éducatives, que la révision des programmes et que la reconsidération de nos approches évaluatives feront la différence, je dis que la majorité des pays de l’OCDE ont pensé ainsi pour réaliser après que les résultats des élèves sont restés inchangés.

En Angleterre, les autorités ont réformé le financement des écoles, les techniques d’évaluation, la qualité des programmes scolaires, les relations entre les écoles et les groupes communautaires etc. Le Rapport de la National Foundation for Education Research (1996) indique que la réforme n’a pas donné d’amélioration mesurable après 50 ans. Serait-il sage de dépenser tant de ressources humaines et matérielles pour arriver à cette même conclusion? Qui mieux qu’Einstein pour répondre à cette question «La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent».

Ahlem Ammar
 

Tags : Ennahdha   Habib Bourguiba   Mandela  
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