Lu pour vous - 09.04.2014

«Automobile Club d'Egypte» de Alaa eL Aswany

La vie urbaine est un sujet favori du roman égyptien. Cela est bien connu. Le peintre inégalé de la vie cairote est certes Naguib Mahfouz, lauréat du prix Nobel en 1988 avec sa  trilogie (Impasse des deux palais, Le palais du désir et Le Jardin du passé), parue à partir 1956,  c’est-à-dire, à un moment en Occident, où le réalisme était en voie de disparition.

 La relève est aujourd’hui assurée par une pléiade de voix nouvelles et d’intellectuels de gauche comme Mohamed El-Bisatie, Nabil Naoum, Ibrahim Aslân, Mahmoud Wardany ou encore Alaa El Aswany. Ce dernier proche du regretté Sonallah Ibrahim  est la nouvelle étoile du firmament égyptien. Son premier roman, L'Immeuble Yacoubian, paru en 2002, connut un succès fulgurant dans le monde arabe. Traduit dans plusieurs langues, il relate la trajectoire dramatique des occupants d’un immeuble décati du centre-ville du Caire. Il fut suivi par un autre roman à succès, Chicago, paru en 2006. Alaa El Aswany qui fit des études en chirurgie dentaire à Chicago, y a décrit la vie sur la corde raide des étudiants arabes aux États-Unis après l’attentat du 11 septembre 2001.

Son nouvel ouvrage, Automobile Club d’Egypte, que les éditions Actes Sud viennent tout juste de publier, est appelé probablement à connaître, lui aussi, le même succès. On peut dire, d’ores et déjà, sans trop se tromper, que Alaa El Aswany s’est surpassé  dans ce nouveau roman. Paru au Caire l’année dernière, volumineux (544 pages), d’une structure originale qui rappelle le suspense du roman noir, d’un style limpide, sans digressions fastidieuses, Automobile Club d’Egypte est réellement captivant. Comme L'Immeuble Yacoubian, aussi foisonnant, il donne lui aussi la parole à des personnages issus du peuple. C’est un microcosme grouillant de désillusions et de frustrations, à l’image de l’Egypte, celle des années quarante, mais aussi celle d’aujourd’hui, fracturée en deux mondes distincts.

Le monde des nantis c’est celui de l’Automobile Club d’Egypte. Ouvert  officiellement en 1924, d’une architecture imposante rappelant le Carlton de Londres, il est dirigé d’une main de fer par  James Wright, un anglais, imbu de sa personne, foncièrement raciste, et peu scrupuleux. Ce club, parrainé par le roi,  devient, dans le roman, un haut lieu de plaisirs et de débauche des étrangers et des Cairotes aisés. Comme le roi y passe ses ‘nuits rouges’, son fidèle chambellan, El-Kwo, un redoutable Nubien, règne en maître sur tous les serviteurs de ce club.

«Seul maître à bord après Dieu. C’est lui seul qui tient entre ses mains leurs vies, leurs gains et leurs destinées.» (p.62)

Recrutés par ses soins et originaires, comme lui, de la Haute-Egypte, ils lui obéissent au doigt et à l’œil. L’un d’eux, Abdelaziz Hamam, issu d’une famille noble, mais ruiné, meurt à la suite d’une punition corporelle que le cruel chambellan lui a injustement infligée, laissant derrière lui, dans le besoin, quatre enfants, dont les deux personnages centraux, Kamel et sa sœur Saliha, habilement présentés dès le début du roman. Bien que l’Automobile Club  soit au cœur de l’histoire, c’est la  trajectoire de ces quatre enfants qui en constitue la clef de voûte.

En fait, ce qui frappe en premier lieu dans ce livre ce n’est pas tant le monde des pauvres, l’ébullition du Caire, les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne, comme chez Naguib Mahfouz ou Sonallah Ibrahim, par exemple. C’est surtout la technique narrative, la description subtile, indirecte, des personnages, les rapports humains, ceux par exemple du chambellan El-Kwo avec son roi, avec James Wright ou encore avec les serviteurs du club, les rapports de James Wright avec le roi, avec les serviteurs et avec sa fille; l’attachement de cette dernière au jeune Kemal, ou encore  l’engagement politique de ce dernier et ses rapports avec les membres de sa famille. Souvent hypocrites, parfois sincères, mais toujours révélateurs, ils sous-tendent  l’attitude générale dictée par les conventions sociales, le contrôle des coutumes sexuelles et la réalité socio-politique de l’Egypte des années quarante.

Bref, ce n’est pas seulement au spectaculaire et au sensationnel que l’auteur vise; il y a de tout dans son livre, mais force est de constater qu’il tient à démontrer, comme il l’a fait déjà dans L'Immeuble Yacoubian, que le caractère de violence qui imprègne son œuvre n’est pas  inhérent uniquement à celui de l’occupant britannique et à la haute aristocratie égyptienne de l’époque, mais également à l’esprit de ces domestiques et de ces pauvres gens en général.

Décrits avec verve, les serviteurs de l’Automobile Club, apparaissent toujours plongés dans des discussions sans fin. Souvent empêtrés dans de méchantes querelles, ils  s’épient les uns les autres, n’hésitant pas à se livrer à de basses mesquineries chaque fois que l’occasion se présente. Bien que l’auteur ne manque pas de souligner les valeurs morales de ces personnages venus du fin fond de l’Egypte, qui restent, même dans l’adversité et le dénuement le plus atroce, fiers et dignes, il fait comprendre, indirectement,  que  si, en Occident le phénomène de la misère a perdu, depuis 1ongtemps, la connotation religieuse qui le rendait supportable, c’est-à-dire, qu’il y avait quelque chose de plus important que la pauvreté, qu'elle était justifiée et compensée par le salut  de l'âme, la vie éternelle, dans 1'au-delà, il n’en est pas de même en Egypte et par extension, dans les pays musulmans. Ce thème et ces connotations religieuses demeurent saillants dans le nouveau  roman égyptien. Un des personnages de Taxi, le roman de Khaled El Khamissi  proclame fièrement:
«Le pain quotidien ne t‘appartient pas, et l’argent ne t’appartient pas: tout appartient à Dieu. C’est la seule leçon que j’ai apprise dans ma vie» (p. 12).

Alaa El Asswany, comme El-Khamissi,  montre dans son roman le même humanisme et le même engagement en faveur d’une justice sociale, mais cet esprit de renoncement et ce désintéressement n’occultent nullement la triste réalité. Rares sont les personnages qui trouvent, en fin de compte, leur accomplissement.

De sorte que l’entreprise prend l’allure finalement d’un réquisitoire étayé par ce qui se trouve dans ce récit, et par ce qui est glissé dans l’interstice. Habilement, le romancier égyptien déplace le pouvoir cathartique. En  consacrant toute leur vie à protéger le symbole de l’occupation, les responsables du club ne font en fait que prouver leur complexe de supériorité et assouvir leur bas instinct de vengeance.  Ils croient ainsi se libérer du mal ; en fait ils le renforcent et le consolident.

Par conséquent,  la violence telle qu’elle se reflète à l’intérieur du club, dépasse le rôle structurel qui lui est habituellement assigné tant elle s’intègre et fait corps avec l’imaginaire, préfigurant, on ne peut mieux, la chute de la royauté et l’avènement du nassérisme.

«Monsieur Wright prit une photographie sur le bureau et la tendit à El-Kwo en disant:

- Prenez, regardez et dites-moi ce que vous en pensez.
El-Kwo examina la photographie et fut frappé de stupeur. On y voyait le roi portant sur la tête un bonnet pointu rouge d’où pendaient des pompons multicolores, assis devant le tapis vert en train de jouer au poker avec à ses côtés la danseuse française Charlotte. Au-dessous de la photographie était écrit : “ A bas le roi décadent et corrompu“. » (p.428)

Pour celui qui sait lire entre les lignes, les conversations et les réflexions  dans ce beau roman n’ont  rien d’anodin.  Elles  prennent vite d’autres tournures, et plus d’une fois, sans crier gare,  elles passent de l’anecdotique au religieux ou au politique, pour devenir hautement prémonitoires. Compte tenu des tristes réalités sociales, politiques et religieuses  qui y figurent, compte tenu également de l’engagement personnel d’El Aswany sur la scène politique, déjà auteur en 2010, du recueil Chroniques de la révolution et aujourd’hui membre fondateur du mouvement d'opposition «Kifaya» (Ça suffit), il est possible d’affirmer que ce roman préfigure le récent soulèvement du peuple égyptien.

Rafik Darragi
rafikdarragi.over-blog.com

Alaa El Aswany, Automobile Club d’Egypte, roman traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier, Actes Sud, 544 pages.

Tags : Dieu  
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1 Commentaire
Les Commentaires
Mohamed Obey - 09-04-2014 16:49

Si Rafik, je suis content que vous voir toujours actif dans la sphère de la lecture, l'écriture et la critique littéraire. Je ne vous ai pu vu depuis 1981 ou 1982; mais vous êtes partie intégrante de mon histoire. Que Dieu vous donne longue vie et bonne santé!

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