Opinions - 24.11.2012

La Tunisie sera-t-elle le premier laboratoire arabe de la «démocratie islamiste» ?

Tout musulman authentique doit reconnaître par sa foi qu’il ne saisit que des parcelles infimes et subjectives de la vérité. Cette conviction doit le porter vers l’acceptation de la vérité de l’autre, et non à s’enfermer dans l’unicité de la pensée. L’Islam est fondé sur la pluralité des interprétations, et la diversité des origines et des peuples, et donc des traditions, pour autant qu’elles ne soient pas en contradiction avec les principes fondamentaux. Ainsi il en va de la monogamie, des droits de la femme ou de l’enfant, qui sont des avancées incontestables. C’est en sens que l’Islam a une vocation universaliste, et c’est seulement à travers cette vocation qu’il pourra contribuer à apporter des réponses aux considérations matérialistes, qui envahissent, aujourd’hui, la vie de l’homme sur terre.

Lorsque les tenants d’un Islam politique fondamentaliste tournent le dos à l’inscription des droits universels dans la constitution, il ne s’agit pas d’une esquive, mais d’une conviction formulée par l’Organisation de la Conférence Islamique dans la déclaration du Caire d’août 1990. La question n’est donc pas tant d’inscrire l’Islam dans la démarche des droits universels que celle de convaincre qu’il n’y a pas d’universalité en dehors de l’Islam.

Cette déclaration du Caire fait référence à la charia, et son indéfectible rôle dans la consécration des droits humains au sein de la Oumma, confirmant le caractère divin et sacré des droits de l’Homme. Pourtant, ceux qui chercheront à trouver dans cette charte une quelconque référence à la Déclaration universelle des droits de l’Homme en seront pour leurs frais. Dans le même temps, l’égalité entre les sexes sera limitée à la dignité et la responsabilité, sans couvrir les droits et devoirs. Lorsqu’en droit universel, l’homme doit être consacré dans son intégrité en toute circonstance, la déclaration du Caire autorise l’agression et l’atteinte au corps humain dans le cas de « motifs légitimes ». Cela permet peut-être de nous éclairer sur la violence qui accompagne le « dialogue » politique, et de comprendre qu’il s’agit là d’une option parfaitement assumée. Ces quelques nuances permettent de bien mettre en lumière les différences fondamentales qui marquent la frontière entre l’universalisme, tel qu’il est défini à travers la DUDH, et la vision des droits de l’Homme en Islam, conceptualisée par l’OCI.

Démocratie islamiste

La démocratie ne se décrète pas dans les textes de loi, elle se construit. Elle ne peut se construire par bribes empruntées, ici et là, à d’autres peuples, d’autres histoires. Elle est le résultat du cheminement d’un peuple à travers son histoire, avec ses influences plurielles, ses accidents et ses affrontements.

Dans l’histoire de la Tunisie, l’Islam est une étape, pas une finalité; un germe, pas un fruit. A titre d’exemple, la laïcité ne fait pas partie du cheminement démocratique de la Tunisie. Elle est vue aujourd’hui, par certains, comme un rempart contre l’islamisme politique, mais c’est une erreur dans la forme et le fond. La laïcité est le résultat d’un cheminement démocratique issu de la révolution française, dans une démarche de consécration de la citoyenneté au-delà de la conscience.

Ce concept ne s’identifie ni de près ni de loin à l’histoire de la Tunisie. Si l’objectif était d’obtenir à terme une séparation entre la politique et la religion, alors ce serait un concept nouveau et différent à créer. Bourguiba a tenté de dissoudre l’Islam dans la dictature, avec le résultat que l’on connaît aujourd’hui. La démocratie, telle qu’elle nous a été transmise par l’Occident, est perçue comme «le pouvoir au peuple», et cette définition va à l’encontre de l’approche religieuse de l’Islam politique, selon laquelle il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de Dieu. Mais la démocratie reste évolutive, et le concept s’enrichit d’expériences et de traditions politiques nouvelles, telles que la démocratie participative aujourd’hui. Et il apparaît, aussi, que la démocratie est soluble dans la religion et dans l’Islam en particulier.

Les oulémas  ont, en effet, tracé le cheminement de l’Islam vers la démocratie, et bien entendu ils s’inspirent grandement des méthodes appliquées par le Prophète, et, après lui, par les califes successifs, dans la gestion de la cité et du pouvoir. Ce système a peut-être une faiblesse fondamentale, celle de se vouloir immuable, tout en étant d’un autre temps. Mais ceux qui combattent l’Islam politique doivent comprendre que le projet constitutionnel existe. La démocratie en Islam a été théorisée depuis longtemps, ses principes conceptualisés, son mode de fonctionnement défini et ses appareils identifiés.

Sur le plan social, il s’agit de créer une communauté de croyants appliquant un Islam rigoureux, assumé par la masse. Mais structurellement, le concept de démocratie dans l’Islam politique fait une nuance essentielle, au sein du peuple, entre les ignorants et les savants. Seuls ces derniers ont vocation à exister politiquement, à représenter le peuple et à choisir pour lui.

Il s’agit donc d’une structuration politique qui, in fine, confisque le droit d’expression des peuples, pour le déposer aux mains d’une élite religieuse, censée guider les croyants vers un Islam pur, et qui s’arroge, dans ce but, le droit de contrôler la société et l’ensemble des institutions publiques.

Les élus sont choisis du fait de leur connaissance de la religion, de la profondeur de leur foi et de leur capacité à guider le peuple. Ce sont les qualités de croyants qui les conduiront à être élus par un comité des sages et non directement par le peuple. Il n’y a donc pas lieu de considérer le suffrage universel, mais le vote à plusieurs tours, si nécessaire, d’un comité de grands électeurs, «les savants», qui désignera, l’Emir ou le guide.

Force est de constater que ce système n’est appliqué quasiment nulle part dans le monde musulman. Le cheminement de chaque pays et les rapports de force politiques ont conduit les islamistes à faire des concessions, et à accepter des modes de gouvernance qui s’éloignent (ou se rapprochent), peu ou prou, des théories démocratiques de l’Islam. Dans tous les cas, ces concessions s’expliquent par des calculs politiciens en vue d’asseoir le pouvoir de la frange islamiste.

Ainsi il en va de l’Iran, où le président de la République (sans réelles prérogatives) est élu au suffrage universel, mais où le guide suprême (le vrai chef de l’Etat) est élu par une assemblée d’experts (comprenez des croyants). Si le pouvoir religieux a accepté le principe du suffrage universel, il a bien pris soin de l’entourer des garde-fous, dont le principal : le Conseil des gardiens de la constitution, qui valide les candidatures de tous les processus électoraux, et les lois, dans le processus législatif.

Mais surtout, il faut s’étonner de voir que ces principes ne sont pas appliqués (ou alors de manière homéopathique)par Ennahdha au sein de ses instances dirigeantes, où l’on ne retrouve pas ces savants de l’Islam parmi les hommes les plus influents. Combien de cheikhs de l’Islam reconnus au sein de l’appareil du parti? Alors Ennahdha est-il un vrai parti islamiste, ou un parti politique qui adopte un positionnement religieux par stratégie de conquête? 

En réalité, ses dirigeants sont aujourd’hui dans l’obligation de gérer une attitude schizophrène, entre des préceptes islamistes qu’ils hésitent à appliquer, de peur de perdre le pouvoir au sein de l’appareil, et le discours rigoriste propre à les faire paraître aux yeux de la communauté, et des militants de base, comme un parti islamiste attaché aux préceptes fondamentaux. On aurait dû trouver chez Ennahdha, dans le débat sur la constitution, un vrai projet structuré, dogmatique et fermé, appuyé sur le référentiel de la «démocratie islamiste».

Or Ennahdha multiplie les reculades et les concessions, allant jusqu’à accepter le suffrage universel, d’un président aux pouvoirs élargis. Mais voilà, Ennahdha a surestimé sa représentation dans le pays, et sa capacité à convaincre ses partenaires, mais a surtout sous-estimé la capacité de résistance de la société civile tunisienne, qui soutient le projet démocratique. Ennahdha a aussi négligé l’impact de la pression internationale occidentale, qui attend des pouvoirs en place, après la révolution, de maîtriser la rue arabe (connue pour être anti-impérialiste et anti-sioniste). La dictature leur donnait satisfaction sur ce point.

Ennahdha est alors obligée de lâcher du lest et d’accepter de faire des concessions qui mettent en péril le dogme. Au risque de créer des remous au sein de l’appareil, ces concessions doivent cependant rester dans une limite bien maîtrisée.

La constitution humaine droit-de-l’hommiste peut être acceptée, tant qu’elle ne remet pas en cause la prééminence future de la constitution musulmane, et que l’exécutif reste soumis au Calife (ou au guide suprême), pour, dans la mesure du possible, permettre, par l’outil législatif, de converger vers des institutions « hallal » et un Islam pur. L’Iran a réussi cette gymnastique.

Ces concessions ne sont en fait que temporaires et conjoncturelles. Le rêve, bien ancré, des islamistes reste de recréer les conditions d’application de ces théories dans au moins un pays de la région, en vue, dans un deuxième temps, de le généraliser, c’est le projet du Califat, dans lequel les franges salafistes ont un rôle déterminant. Alors, la Tunisie sera-t-elle ce premier laboratoire arabe de la «démocratie islamiste»? Pour cela, un seul impératif : gagner les prochaines élections, quelle que soit la constitution adoptée et quel qu’en soit le prix pour le pays. Alors l’Islam politique peut-il être soluble dans la démocratie? C’est peut-être là la vraie portée de la révolution en Tunisie.

W.B.A.