Opinions - 06.11.2012

Gaz de schiste : Trésor empoisonné ou nouvel eldorado pour la Tunisie ?

Dès que l’on parle pétrole ou gaz, sans être atteint de «complotite » aiguë, on ne peut s’empêcher de penser  que   manœuvres,   chausse-trappes et barbouzes ne sont jamais bien loin. Le jargon diplomatique  parle de géostratégie.  Sid Ahmed Ghozali, ancien chef du gouvernement algérien et fondateur de la Compagnie nationale pétrolière Sonatrach avertit : « A travers toute la planète, les puissants cherchent sans relâche, par d’autres moyens que par le passé, à piller les richesses des pays les plus fragiles. » (L’Humanité, du 19 au 21 octobre 2012, p.16-17).  Manifestant contre le gaz de schiste  devant l’ANC le 21octobre, certains citoyens ne s’y sont pas trompés en criant à l’adresse des représentants de la Nation: «Ne vendez pas le pays !». 

Dans le cas du gaz de schiste en effet, la technique prétendument révolutionnaire de la fracturation hydraulique n’a-t-elle pas été mise au point par le géant de l’armement américain Halliburton? Rappelons que cette entreprise colossale est celle qui a dévasté l’Irak et enrichi les va-t-en-guerre yankees et, à leur tête, l’ancien vice-président ultraréactionnaire, Dick Cheney, grand manitou de cette méga-entreprise qui rêve de se passer du gaz russe ou iranien.  On comprend alors aisément le succès récent et fulgurant   de cette technique aux Etats-Unis : elle y a obtenu des subventions énormes de la part de nombreux Etats alors que depuis 65 ans, l’exploitation du gaz de schiste se faisait à une échelle modeste, presque artisanale, si on peut dire, dans une trentaine d’Etats.  En France, les permis d’exploration ont été accordés au printemps 2010 par le gouvernement Sarkozy et intéressent le sud-est du pays (Ardèche, Montélimar…)

Chez nous, en septembre 2012, Shell a été autorisé par le gouvernement à effectuer les premières explorations (entendons-nous bien: exploration et non exploitation?) de gaz de schiste dans le Kairouanais.  En 1927, c’est un peu plus au sud que les frères Schlumberger ont vérifié leurs résultats alsaciens de la technique d’analyse électrique des sols qui devait révolutionner l’exploration pétrolière et conduire à la création, en 1931, de la première société d’exploration d’hydrocarbures dans notre pays.  La littérature signale que, depuis 2010, des sociétés comme Winstar Resources, Perenco ou Cygam Energy ont déjà commencé à utiliser chez nous la technique de la fracturation hydraulique. Ce qui pose de prime abord la question de la transparence de l’octroi de ces permis et l’information des populations concernées. En France,  par exemple, les présidents de région ont leur mot à dire en cette matière et les autorisations accordées par Paris peuvent être contestées devant les juridictions administratives. Du reste, devant la levée de boucliers des défenseurs de l’environnement, le gouvernement a dû prononcer un moratoire, le 04 février 2010, sur les forages d’exploration faisant appel à la fracturation hydraulique dans l’attente des rapports de commissions ad hoc sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux des hydrocarbures de roche-mère (gaz et huile de schiste)

Comment ça marche ?

La recherche de gaz traditionnel est relativement facile : schématiquement, les hydrocarbures sont emprisonnés dans des poches, par des couches géologiques imperméables vers lesquels elles ont migré après leur formation dans la roche–mère (diagénèse).  Il suffit alors de percer à la verticale, sur quelques centaines de mètres,  pour que le gaz s’échappe à la surface. Il se compose essentiellement de méthane CH4, le corps le plus simple de la chimie organique. S’agissant du gaz de schiste, on a affaire à des micropoches de gaz emprisonné dans des structures géologiques marneuses ou argileuses – roche-mère — qui se situent à 2 500 mètres de profondeur. On est donc face à une ressource diffuse.  Pour réunir ces micropoches en une seule pour en faciliter l’extraction, il faut bouleverser la géologie locale appartenant généralement au Jurassique ou au Carbonifère moyen ou supérieur.  On crée alors des brèches dans ces structures  par explosif puis on fracture l’ensemble par un liquide de fracturation — mélange d’eau, de sable et de produits chimiques – sous une très forte pression. Le gaz remonte alors à la surface avec une partie du liquide de fracturation. Mais comme la fracturation ne s’étend pas sur une grande distance étant donné la pression opposée par le sol, il faut refaire un autre puits, à 600 mètres du premier.

Généralement,  au bout d’une quinzaine de stimulations (hydraulique, chimique…), un forage est abandonné. On a alors un véritable « mitage » du terrain — criblé par plusieurs puits, en moyenne tous les 600 mètres — qui deviendra proprement inutilisable pour bien longtemps. A chaque opération (on parle de frack), il faut utiliser entre 10 et 20 000 m3 d’eau (soit 10 à 20 millions de litres) d’après un rapport officiel commandé par le gouvernement français et publié au cours de l’été 2011. Aux-Etats-Unis, on compte 500 000 forages et il faut en moyenne 3 forages par km2 avec pistes d’accès, unités de séparation eau/gaz-pétrole, bassins de rétention des eaux de retour de fracturation, réservoirs de stockage (pour le gaz) et stations de pompage et compresseurs.

On voit donc les dangers de cette affaire : on crée des microséismes, on bouleverse le paysage, on utilise d’énormes quantités d’eau et il faut récupérer l’eau de fracturation remontant avec le gaz. Cette eau est bien entendu particulièrement polluée par les produits chimiques (acides,  lubrifiants…) et a collecté au passage, dans le sous-sol, métaux lourds (mercure, cadmium…), bactéries, voire des éléments radioactifs tels le radium, l’uranium, le radon, le thorium… que l’on a retrouvés dans l’eau potable d’après mon ami le Pr André Picot (CNRS, France). Ces derniers éléments sont de redoutables agents cancérogènes pulmonaires chez l’homme (Groupe 1 du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon). Pour assurer l’alimentation en eau du forage, il faut une véritable noria de camions - citernes… qui vont  donc alourdir  l’empreinte carbone de l’opération en polluant l’air avec leur gaz d’échappement. De fait, il faut 1 000 camions d’eau de 20 tonnes chacun par forage si l’eau nécessaire au moment du forage n’est pas disponible sur place (nappes phréatiques utilisables ou pipeline).  On relèvera que lors de sa remontée, le gaz peut s’échapper — ainsi que des composés soufrés gazeux — vers l’atmosphère. Or, le méthane est un gaz à effet de serre particulièrement puissant puisque son effet est bien supérieur à celui du gaz carbonique. Enfin, les nappes phréatiques souterraines peuvent être polluées par le liquide de fracturation et devenir impropres à la consommation. Sur le plan écologique, on voit ainsi les  sérieux reproches  que l’on peut adresser à l’exploitation du gaz de schiste.

Un potentiel énorme… mais à un prix exorbitant ?

Pour autant, les spécialistes font remarquer que les ressources en gaz de schiste seraient du même ordre que celles du gaz conventionnel comme celui du Qatar,  d’Algérie, d’Iran…. Des chiffres, pas toujours sûrs, créditent par exemple l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient de 75 000 milliards de m3.  Pour toute la planète, ce chiffre serait de 500 000  milliards de m3 de gaz. Aux Etats-Unis, le gaz de schiste représente 14% de la production totale de gaz et les projections prévoient de porter cette proportion à 45% à l’horizon 2035. Mais au pays du libéralisme effréné, les habitants de la ville de Fort Worth dans le Texas voient l’eau du robinet  chargée en  méthane des forages voisins. Ceux de Pavilion, dans le Wyoming, se plaignent de l’odeur et du goût de l’eau de leurs puits et le cas du forage de Marcellus Shale,  en Pennsylvanie, pose un sérieux problème car il vomit des saumures extrêmement chargées en sels divers.

De son côté, le  forage de Baldwin Hills, en pleine ville de Los Angeles, constitue  un véritable scandale national car il pollue l’air et les nappes souterraines et augmente l’activité sismique dans une région déjà très sensible aux tremblements de terre. Quoi qu’il en soit : Business must go on… dans le pays de l’Oncle Sam, n’est-ce pas ? Pire : les milieux d’affaires flairent le bon filon : ils préparent produits chimiques, filtres, membranes et biocides pour traiter, en conformité avec la réglementation, les eaux de fracturation avant de les stocker ou de les diriger vers les stations de traitement ou le milieu récepteur. Tâche herculéenne étant donné les gigantesques volumes en jeu mais…. marché à cinq milliards de dollars, et qui va doubler d’ici 2025, prédisent ceux qui connaissent le prix de toute chose et ignorent la valeur des choses comme disait le poète Lord Byron. 

Plaintes en série !

Si donc de tels errements se produisent là-bas, on peut imaginer les dégâts qui attendent les pays du Sud.

Les scientifiques américains ne cessent pourtant de tirer la sonnette d’alarme face aux menées irresponsables des pétroliers. Ainsi, le professeur de pédiatrie Jérôme Paulson, de la faculté de Médecine et des Sciences de la santé de l’Université George Washington, affirme : «Cette technique d’extraction non conventionnelle de gaz pose une foule de questions au médecin et à l’environnementaliste et il faut trouver des réponses. »

Quant au professeur Robert Howarth de l’Université Cornell à Ithaca dans l’Etat de New York, témoignant en juin dernier, devant le sous-comité de la technologie de la Chambre des Représentants, il devait déclarer : «S’agissant de la recherche, il existe un fossé troublant sur la fracturation hydraulique car le procédé est si nouveau ;  en outre,  la moitié de tous les forages ont été réalisés au cours des trois dernières années. Ce qui signifie que les études relatives à son impact ont été réalisées au cours des quatorze derniers mois.» et l’homme de science de pointer les points litigieux méritant une étude approfondie : pollution de l’air par le méthane et l’ozone, contamination des eaux souterraines et de surface, réhabilitation des sites… Les craintes, parmi la population, sont patentes : ainsi l’Etat du Wyoming exige maintenant des entreprises de forage de publier la liste des produits chimiques utilisés lors de la fracturation car  «les gens ont le droit de connaître les substances répandues dans leur environnement et  auxquelles ils sont exposés ; de plus les médecins dans les services des urgences doivent être informés pour pouvoir éventuellement traiter les patients.»

La Tunisie a besoin d’emplois, diront certains, et le gaz de schiste pourrait donner du travail à nos concitoyens. Un rapport américain en faveur de l’exploitation du gaz de schiste évoque 15 000 emplois pour 3 500 puits, soit moins de cinq personnes par puits. Mais un contre-rapport produit par l’ONG Food and Water Watch affirme que ces chiffres sont surestimés. Un économiste canadien cité par la Coordination des Collectifs du nord de la Loire  contre le gaz de schiste obtient 30 emplois par puits, considérant qu’une équipe de 300 personnes peut forer dix puits en un an. Ce chiffre inclut les chauffeurs de camion, les terrassiers… En fait, au cours de la phase d’exploitation, le process est pratiquement automatisé. D’après les chiffres américains, il faut 28 emplois pour surveiller une centaine de puits. On voit ainsi que l’employabilité du gaz de schiste ne peut faire rêver !

Mais, le gaz de schiste peut-il diminuer notre facture carburant? Hélas, non – du moins s’agissant de l’Europe—, conclut une étude réalisée en décembre 2010 par l’Oxford Institute of Energy Studies de Grande-Bretagne. Il est possible que le gaz algérien demeure plus attractif pour nous.  Dernier reproche (encore un!) : d’après Fatih Birol, de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le boom du gaz de schiste aux Etats-Unis a entraîné une baisse de 50% des investissements dans les énergies renouvelables (éolien, solaire). Il tend à perpétuer l’énergie fossile carbonée et donc les rejets de gaz à effet de serre.

Le réchauffement climatique devrait  donc continuer avec des conséquences dramatiques pour l’Humanité. Il est cependant vrai que le gaz de schiste, à kilowatts-heures égaux, produit moins de gaz carbonique que le charbon et le pétrole. En outre, c’est la plus souple des énergies : une turbine à gaz peut prendre le relais d’un champ d’éoliennes en quelques minutes.  Enfin, on ne peut passer sous silence la question de l’après-production, lorsque les milliers de puits seront épuisés, à l’abandon et que le gaz ou le pétrole libérés continueront leur ascension vers la surface dans des formations géologiques chamboulées et fracassées. Notre pays, face à ces aspects  de la fracturation hydraulique, doit prendre des décisions qui engagent l’avenir et les générations futures. Rappelons que le gaz est une richesse que nous n’avons pas  produite et que la nature a mis des millions d’années à créer. Elle  n’est pas éternelle.

Maintenant que la page du pouvoir personnel et des oukases dictatoriaux est tournée, il nous faut une vision d’avenir et une bonne gouvernance de nos ressources, de toutes nos ressources. A cet égard, seule la transparence est de mise. Une conférence nationale, ouverte aux associations, aux représentants des régions concernées et à des  experts n’ayant pas partie liée avec les pétroliers devrait être convoquée et décider du devenir de cette technique dans notre pays… où la question de l’eau se pose avec une particulière acuité. Trésors et eldorado n’existent,  hélas,  que dans les contes !

Mohamed Larbi Bouguerra