Opinions - 13.10.2012

Rached Ghannouchi est-il intelligent ou rusé?

Au début de son Epître sur l’Intellect (Risâla fî al-‘Aql), Farâbî réfléchit sur la différence entre l’intelligent et le rusé en politique. Et il soumet les deux catégories à l’exemple de Mo’âwiya, le calife fondateur de la dynastie Omeyyade, après sa victoire dans le conflit qui l’opposa à ‘Alî, conflit duquel découlera la grande division entre Sunnites et Shi’ites. Dans le sillage d’Aristote, Farabi estime que l’intelligent est celui qui délibère en usant de son Intellect (‘Aql) pour distinguer entre le bien et le mal et choisir le bien pour le mettre en pratique. Ainsi par la médiation du ‘Aql, on parvient au ta’aqqul, terme qui adapte la prudence aristotélicienne. Tandis que le rusé est celui qui, après avoir délibéré, choisit le mal pour le pratiquer.

Farabi réfléchit en contexte islamique dans la descendance grecque. Selon lui, c’est à travers le partage du sentiment d’humanité (ce que Farabi appelle le uns) que se perpétue la sagesse au-delà de la différence qui sépare les langues, les peuples, les croyances, les époques. Ici s’est exprimée la pensée profondément humaniste sur le site borné par la croyance islamique au cœur du Xe siècle bagdadien. Or, l’autre point de vue, sunnite hanbalite, qui mobilise les foules se dressait contre la vision humaniste alors si prégnante dans le milieu intellectuel et artistique, celui qui produit les œuvres de culture et les faits de civilisation. Milieu auquel appartient et Farabi et son autre contemporain humaniste le médecin Abû Bakr Râzi qui s’articule à la même filière de la descendance grecque. Or Farabi a quitté Bagdad, probablement contraint par la pression de la foule hanbalite (qui nous rappelle nos salafistes d’aujourd’hui).
 
Farabi laisse entendre avec subtilité qu’il perçoit en Mo’âwiya plus un rusé qu’un intelligent. Tandis que la foule hanbalite ne voit en Mo’âwiya que l’intelligent vertueux pour avoir accompli le bien en servant l’intérêt de sa religion.
 
Vous savez que cette semaine a été révélée en Tunisie une vidéo qui rapporte la rencontre qu’a eu le chef d’Ennahdha Rached Ghannouchi avec d’autres chefs salafistes pour les convaincre de sa juste stratégie et les appeler à la patience. Notre visée est la même, leur dit-il en substance. Mais nos méthodes divergent. Notre prétendue reculade, leur dit-il encore, à propos de la non-inscription de la sharî’a dans la constitution n’en est pas une. Nous nous contenterons de la mention de l’Islam, religion de l’Etat dans l’article premier. Le reste est affaire d’interprétation. Par cette mention, nous pourrons appliquer la sharî’a. Car pour nous, comme pour vous, islam et sharî’a sont une seule et même chose. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut savoir user de patience, leur conseille-t-il. Contribuez à la réislamisation de la société, invitez vos prédicateurs privilégiés, investissez les mosquées, créez des écoles, gagnez les âmes, et le fruit tombera mûr.
 
Ghanouchi rappelle enfin à ses interlocuteurs salafistes que l’usage prématuré de la violence risque de se retourner contre eux. La police n’est pas tout à fait maîtrisée. L’armée n’est pas sûre. Souvenez-vous de l’Algérie, précise—t-il : les islamistes y étaient beaucoup plus forts que nous ; leurs laïcs beaucoup plus faibles que les nôtres ; ils ont été impatients, ils ont opté pour la violence, ils ont été écrasés. 
 
Ces révélations ont fait l’effet d’une bombe. Les partis de l’opposition, les activistes de la blogosphère, les militants associatifs, les vigilants de la société civile s’en sont saisies et ont réclamé des comptes à Ghannouchi et à Ennahdha. Le camp des séculiers a jubilé car il dispose enfin de la preuve irréfutable du double discours des islamistes autoproclamés modérés, bref leur duplicité, leur non-fiabilité sont désormais patentes. 
 
Alors la reculade après l’action de la société civile qui a conduit les islamistes à abandonner la complémentarité entre les sexes pour revenir à l’égalité sexuelle, l’autre palinodie qui les a amenés à ne plus réclamer l’exercice de la liberté dans les limites du sacré, toutes ces concessions ne sont plus considérées comme telles mais bien comme acceptation provisoire et tactique de dispositions qui seront transfigurées en leur contraire en rabattant le référent islam sur les plis de la sharî’a.
 
Or il existe parmi les séculiers des démocrates qui apprécient autrement le document compromettant. Il y voient en effet un usage du ta’aqqul, de la prudence de la part de Ghannouchi pour éloigner les salafistes de la violence, laquelle constitue pour eux un instrument naturel de l’action politique, sinon une tentation irrépressible. Ces démocrates sont ceux-là mêmes qui ont accompagné la mouvance de l’internationale des Frères Musulmans, qui, il y a cinq ans, a décidé d’abandonner la violence et d’opter pour la démocratie. 
 
De fait, la position de Ghannouchi reste ambiguë, oscillant entre la duplicité et la prudence. Alors est-il intelligent ou rusé ? Quelle catégorie de Farabi lui appliquer ? Je pense quant à moi que Ghannouchi est beaucoup plus proche du rusé que de l’intelligent. Pour devenir l’intelligent adepte de la prudence, pour être le ‘âqil qui pratique le ta’aqqul, il lui faut au préalable s’articuler à la généalogie de pensée qui tient compte du ‘uns, du sentiment d’humanité par quoi est nourrie la sagesse. C’est la philosophie qui se perpétue en traversant la frontière des langues, des peuples, des siècles qui le conduirait vers l’horizon humaniste. Bref pour qu’il soit vraiment intelligent et non point rusé, il doit définitivement troquer Saïd Qotb pour Immanuel Kant et passer de l’identité islamiste étriquée, close sur elle-même à la  cosmopolitique ouverte et sur le futur et sur le passé, tout le futur, tout le passé légué par toute l’humanité pour concevoir un présent viable et aménager pour l’humain la voie du sauf dans un monde dévasté.  
        
Abdelwahab Meddeb