Opinions - 21.09.2012

Sfax delenda est ?

Voici deux ans qu’une esquisse de cet article trainait dans les répertoires. A l’époque Sfax donnait l’impression de toucher le fond. Une révolution plus tard, la ville semble avoir creusé son abysse.

Quand les français sont partis, ils avaient laissé un centre-ville coquet adossé harmonieusement à la médina et bordé de jolis quartiers aux rues propres et bien tracées. La ville se prolongeait doucement dans les Jnen, immenses jardins aux arbres fruitiers de tout genre, traduisez littéralement « paradis »… Hélas perdus. Car entretemps, les locaux ont repris leur ville en main et se sont ingéniés à l'agresser. Tour à tour, le grand parc d’Ettouta a été à moitié cimenté, la plage du Casino remplacée par une usine chimique et l’éden d’Ain Fallet sacrifié pour une usine de phosphate. Le ton était donné. Alors, pendant plus de cinquante ans, ce fut un déluge de ciment, de suie et de souille qui s’abattit sur la ville. Un « Sfax delenda est » auquel les générations successives se sont employées. Il n’y avait de méthodique que l’acharnement sur tout ce qui était charmant. Les Jnen ont rapetissé peu à peu pour se fragmenter en lots anarchiques. Dans les trous laissés par les amandiers arrachés on a planté des poutres en béton armé. Touaby el hindi – haies de figuiers de barbarie – ont cédé face aux hauts murs en briques. Les gamins et leur ballon de foot chassés des boura, ces terrains vagues devenus appartements et villas. Le sfaxien est définitivement cimentophile, un barbarisme que Word suggère de corriger en criminophile. Le tout sans plan d’aménagement ni réflexion. Jusqu’à ce que les abords de la ville deviennent un charabia de chemins de terre saigneux au mieux revêtus d’écorces d’amandes, au pire truffés de nids d’autruches. Une toile poussiéreuse tissée autour des fameuses thaneya (routes) convergeant toutes vers un centre à l’image de sa ville.

Son front maritime ayant été obstrué, Bab bhar ne garde de la mer que le nom. Les joyaux de l’architecture néo-mauresque tombent en ruine et les immeubles « modernes » font déjà vieux. « Laissez-faire, laissez-passer » aurait pu figurer sur la façade mal repeinte de l’hôtel de ville.

Ville ? Selon quels standards ? Car de vraie Ville, Sfax a mué en grand village d’un demi-million d’habitants.
Et pourtant la cité avait tout pour s’en sortir. Deuxième agglomération du pays au titre fanfaronnant de capitale du sud, elle concentre tous les secteurs de l’économie du primaire au tertiaire : commerce, industrie, agriculture et artisanat… Grand pôle scolaire et universitaire, y foisonne une élite intellectuelle à la réputation notoire. Réservoir culturel, elle enchante ceux qui vibrent sur hadheret Sidi Mansour ou dégustent à sa marka. Par état de fait, Sfax bénéficie d’un label qui gage de la qualité à ce qui en provient.

Pourtant si Sfax fait rêver l’étranger qui goûte son Hlwou, elle le déchanterait vite s’il la visite. Un contraste à l’image des somptueuses demeures sfaxiennes aux jardins minutieusement entretenus versus les rues qui les entourent. Ici (comme ailleurs dans le pays), on décrit souvent le pouvoir central coupable de tous les maux et incapable de clairvoyance. Le faux et le vrai de ce discours importe peu. Mais personne n’empêchait les sfaxiens de soigner leur ville aussi bien que leurs jardins. Qu’est-ce qui pouvait justifier l’attentisme ? Sûrement pas la faiblesse du potentiel de la ville ou celle des moyens consolidés de ses habitants. La contribution nationale aurait été certes d’un fort support mais pour amorcer l’essor Sfax pouvait s’autosuffire.

On était déjà fier de la liberté et dignité retrouvées à l’indépendance. On est de nouveau fier de les retrouver après la présente révolution. Au vu de ce qu’on en avait fait et ce qu’on en est en train de faire, on croirait que liberté et dignité sont néfastes.

Que peut-on faire pour Sfax ? Si la révolte vient souvent de la base, l’organisation doit venir de l’élite. Un comité des sages qui veille sur les intérêts de la cité et définit la stratégie à terme s’appuyant sur la société civile locale. On y arrive bien avec le CSS, le club sportif phare de la ville. Il ne s’agit évidemment d’une vision régionaliste privilégiant la ville au pays. Bien au contraire, un bel exemple de décentralisation où chaque région du pays peut réaliser ses spécificités dans une synergie qui les réunit.

Alors aux hommes d’agir et à Dieu de bénir pour que le vil laisse sa place à la beauté. Et à Si Hédi Bouraoui de conclure pour que cette diatribe se termine en poésie :

Quand ma Sfaxitude me renvoie
Son goût de pataclès et de dorade
Son parfum de fill et yasmine
J’oublie le halo de son soufre
Je ne ressens point de nostalgie
Je reviens à la vibrance de sa Médina
Aux Sept portes des souvenirs capitaux
A la succulence de son art culinaire
Seule à délayer les langues de miel
Je m’élance verbe frondeur à sa défense
Quand elle se mure dans un silence de plomb
Sauf pour les liquides sonnants et trébuchants
Grands et petits sont unanimes à l’approuver
Sauf moi qui la renvoie au prestige de son histoire
Je me baigne dans sa truculente culture
Et ça suffit

 

Mourad Daoud