Opinions - 03.07.2012

Habib Kazadaghli, jeudi face à ses juges: une affaire montée de toutes pièces

C'est une première dans l’histoire judiciaire de la Tunisie. Ce jeudi 5 juillet (1), un doyen élu comparaîtra devant la justice pour répondre de l’accusation de  violence, à la suite d’une plainte déposée à son encontre par une étudiante qui prétend avoir été violentée par lui. On est donc autorisé, en s’appuyant sur cette information, à dire que tout est pour le mieux dans la meilleure des Tunisie possibles et d’arborer fièrement le drapeau national en claironnant partout dans le monde les succès de la justice postrévolutionnaire et en clamant haut et fort : « personne, désormais, dans le pays de la Révolution de la dignité n’est au dessus de la loi », d’autant que la condamnation du fils d’un haut responsable accusé d’avoir sauvagement agressé une étudiante et d’autres verdicts considérés comme justes par l’opinion publique dans des affaires où l’impartialité de la justice était testée viennent redorer, en dépit de quelques ratés, le blason d’une justice dont l’indépendance a été malmenée pendant plus d’un demi-siècle. Mais la nouvelle affaire, qui fait couler beaucoup d’encre dans la presse nationale et internationale, sonne un peu comme une fausse note dans ce nouveau climat où la justice se refait une nouvelle santé car le doyen mis en examen est connu pour sa bonté et sa finesse, sa courtoisie et son féminisme. Il est, de surcroît incapable de faire du mal à une mouche et l’accusation dont il est l’objet est dénué de fondement.

Son seul tort aux yeux de ces accusateurs – mais pour nous son plus grand mérite –  est d’avoir réussi, grâce au soutien de son conseil scientifique, de ses collègues à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, de l’ensemble du personnel et des étudiants de cette institution, grâce la solidarité des universitaires affiliés à la FGESRS et de ceux qui ne sont  pas syndiqués, de la société civile tunisienne, grâce à la mobilisation nationale et internationale, à faire respecter les règles pédagogiques édictées par l’université, à faire valoir l’autonomie institutionnelle et les libertés académiques, prises à partie par des extrémistes religieux déterminés pendant toute l’année universitaire à substituer à ces règles professionnelles quasi universelles, objet d’un consensus national, une nouvelle législation conforme   à leurs croyances religieuses qui autorisent le port du niqab pendant les activités académiques. 

Vous l’avez deviné. Le doyen en question n’est autre que l’historien Habib Kazdaghli qui a réussi le pari impossible –   aux yeux de nombreux observateurs de la scène universitaire tunisienne – de sauver l’année académique constamment menacée par un groupe de salafistes qui a pris en otage son institution pendant plusieurs mois. 
 
Jusqu’au bout de l’absurde
 
La justice a ses arcanes connus des seuls initiés. Il n’est pas question pour le profane que je suis de contester ses décisions mais je me permettrai de répercuter le rejet de la mise en examen formulé par de nombreux tunisiens qui s’attendaient à un classement pur et simple de l’affaire, non parce qu’ils seraient des inconditionnels d’Habib Kazdaghli, mais parce que dans ce dossier les faits, les témoignages, les preuves, plaident pour l’innocence de l’accusé. Le Comité de Défense des Valeurs Universitaires, la coalition des ONG de la société civile (une quarantaine d’associations), la FGESRS  refusent la mise en examen du doyen de la FLAHM qui « est non pas le coupable mais la victime d’une agression alors qu’il accomplissait son devoir », selon la formule utilisée dans le communiqué du Comité de Défense des Valeurs Universitaires. Des variantes contenues dans d’autres déclarations insistent sur la même idée.  Le doyen est la victime d’un tour de prestidigitation intellectuelle et morale dont seuls les salafistes et leurs alliés ont le secret et qui, dans une bizarre inversion des rôles, vous métamorphose, en un tour de main, un agresseur en une victime et un bouc émissaire en bourreau et voue convie à un voyage au bout de l’absurde.
 
En effet la plaignante, Imène Berrouha fait partie du duo de niqabées qui ont forcé, au début de l’après-midi du 6 mars dernier, vers quatorze heures, la porte du bureau décanal pour protester contre les sanctions prononcées par le conseil de discipline du 2 mars et la tenue d’une autre réunion de la même instance prévue pour le 17 mars. Les deux niqabées, en proie à une rage folle, ont saccagé ce bureau, dispersé les documents du doyen et ses dossiers, détérioré ou tenté de détruire certains d’entre eux. Elles l’ont bousculé quand il a essayé de les refouler sous le regard hébété d’un témoin précieux : un fonctionnaire venu, avant l’intrusion des niqabées, travailler avec le doyen. 
 
Après le départ d’Habib Kazdaghli, qui a quitté son bureau après y avoir laissé les deux étudiantes pour aller porter plainte auprès du district de la garde nationale à la Manouba, Imène Berouha simule une chute le long des escaliers. Les étudiants salafistes accusent le doyen de l’avoir bousculée pour la chasser de son bureau. La mise en scène ne trompe personne et surtout pas les employés de l’administration décanale qui ont vu leur doyen quitter son bureau bien avant la chute simulée. Cette version que rapportent encore aujourd’hui certains médias ne tenant pas la route, les salafistes ont adopté, au moment du dépôt de la plainte, une version qu’ils croyaient plus plausible mais qui est encore aussi rocambolesque que la première et dont le certificat médical initial délivré par un médecin de sexe masculin, exerçant à l’hôpital de la cité Ettadhamen trahit sans le vouloir le caractère invraisemblable.
 
Le constat fait par ce médecin évoque «  une trace de gifle sur la joue droite ». Cette attestation médicale appelle une remarque et une objection. Le commentaire concerne la crédibilité des accusations portées par une niqabée qui a mené une guerre pour imposer le port du niqab et qui – comble du paradoxe – consent à se découvrir le visage devant un homme pour les besoins d’un examen médical !? A moins que le médecin confiant ne l’ait cru sur parole, ce qui est incroyable, voire impossible ! La réserve est d’ordre médical. L’étudiante, qui a simulé le malaise, a été transportée en ambulance vers quinze heures trente et a été examinée vers seize heures. Les médecins savent qu’il est hautement improbable et extrêmement difficile de garder l’empreinte d’une gifle deux heures après l’agression. Les seules signes susceptibles de la certifier  et qui persistent après ces délais sont les ecchymoses et les hématomes auxquels le certificat médical initial ne se réfère nullement. Loin de moi l’idée de suspecter le médecin ayant délivré le certificat médical de complaisance mais tout porte à croire que l’étudiante a été giflée peu avant l’examen médical pour que la trace de la gifle reste bien visible au moment de la visite médicale dans le but d’incriminer Habib Kazdaghli.
 
Quand on adopte cette hypothèse plus que plausible, on reste pantois devant tant de cynisme qu’on ne suspecte pas à priori chez des gens censés être des parangons de vertu.
 
Pour comprendre à quel point l’affaire est cousue de fil blanc, il faut rappeler ce qui semble avoir été oublié par tous les médias de la place. Il s’agit d’une déclaration faite le 9 mars dernier par le gourou des salafistes à la Manouba, Abou Yadh à la chaîne privée Hannibal TV, où  il a considéré que le profanateur du drapeau ne devait pas être traduit en justice et qu’il n’accepterait de le livrer aux autorités judiciaires que si Habib Kazdaghli était jugé par les tribunaux. La nouvelle mention de ces propos ne vise pas à insinuer l’existence d’un deal entre les autorités et les salafistes mais à montrer l’acharnement de ces derniers à persécuter le doyen de la FLAHM et à monter toutes les machinations pour le condamner.
La portée politique d’une machination
 
Après avoir vainement essayé de se forger auprès de l’opinion publique l’image de la victime immolée à l’autel de la laïcité et de la franc-maçonnerie, voilà les salafistes qui montent de toutes pièces une affaire qui, pensent-ils, servira leur propagande. Ils souhaitent d’abord convaincre la justice du bien fondé de cette image et obtenir la condamnation du doyen, puis sa radiation. Opposer à cette représentation positive des salafistes la fausse image d’un doyen violent est de bonne guerre. Pareille diabolisation ternit les réputations les mieux établies en vertu de l’adage qui dit : « Calomniez, calomniez. Il en restera toujours quelque chose ! ».Ils veulent ensuite disculper les deux niqabées de la grave accusation d’agression contre un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Ils espèrent enfin grâce à ce procès faire oublier à l’opinion publique le jet, le jour même de l’agression perpétrée par les deux étudiantes, contre le bureau du doyen, d’un énorme projectile – un morceau de béton banché (béton moulé mais non armé)de vingt centimètres de diamètre –  qui aurait tué  le doyen s’il l’avait atteint et la profanation le lendemain du drapeau national restée gravée dans les mémoires et suscitant un tollé sans précédent auprès de l’opinion publique nationale.
 
Les poursuites judiciaires intentées contre Habib Kazdaghli n’ont pas pour seul objectif de le discréditer auprès de l’opinion publique. Les salafistes font, par le biais de ces poursuites, le procès de tous les universitaires en raison de leur attachement inébranlable aux prérogatives scientifiques et pédagogiques des institutions d’enseignement supérieur et de leur résistance acharnée pour la sauvegarde des libertés académiques. Le doyen de la FLAHM n’a pas manqué de le souligner lors d’une cérémonie organisée le samedi 30 juin en l’honneur de toute la famille de la FLAHM pour rendre hommage à son combat héroïque pour la défense des valeurs universitaires. Rappelant les épisodes dramatiques survenus à la faculté, il a déclaré en substance : « Les journalistes ont résumé ces évènements sous l’appellation de «  la bataille du niqab » ou «  du salafisme ». Mais nous l’avons vécue de l’intérieur comme une bataille pour la défense des valeurs universitaires authentiques et pour la consolidation du prestige de la faculté comme lieu de renouvellement du savoir et en tant qu’espace au service des objectifs de la Révolution tunisienne, et ce à partir de notre position d’intellectuels, créateurs d’idées. Nous l’avons vécue comme une bataille pour les libertés académiques, l’autonomie de la décision universitaire », avant d’insister sur la nécessité de soustraire l’université aux « tiraillements politiques et religieux » et « sur la suprématie accordée, à l’université, au savoir et aux normes et lois universelles  en vigueur dans toutes les universités ». 
Habib Kazdaghli est devenu depuis quelques mois la figure emblématique de ces luttes au point de déranger les extrémistes religieux de tous bords qui essaient, depuis le début de la crise à la FLAHM, d’en faire le bouc émissaire idoine pour occulter leur incompétence dans la gestion de la crise, le désignant, régulièrement, à la vindicte des salafistes. Le nouvel épisode de la machination qui a abouti au procès, n’est que la conséquence logique de cette  attitude hostile voire belliqueuse à l’endroit du  doyen de la FLAHM. Les islamistes radicaux ne lui pardonnent pas non plus son ancienne implication dans luttes pour la sauvegarde des libertés académiques, considérées à ses yeux, comme sacrées au point qu’il a bravé tous les tabous et qu’il a choisi, parmi les nombreux sujets abordés dans ses recherches, le thème de la minorité juive de Tunisie, ce qui lui a valu la colère de tous ceux qui, faisant l’amalgame entre juifs et sionistes, le considèrent comme le suppôt du sionisme, ce qui passe pour ceux qui le connaissent bien comme une autre ignominieuse calomnie.
 
La chaîne  nationale et internationale de solidarité
 
Toutes ces manipulations et manigances des salafistes et autres extrémistes religieux, destinées à impressionner la justice, n’entament en rien la crédibilité de nos magistrats qui œuvrent, contre vents et marées pour assurer l’indépendance de la magistrature même si de nombreuses associations comme le comité de défense des valeurs universitaires, le collectif des quarante  ONG de la société civile, la LTDH, la FGESRS, l’observatoire des libertés académiques dépendant de la FGESRS, le syndicat de base des enseignants de la FLAHM  déplorent la mise  en examen d’Habib Kazdaghli et critiquent la lenteur avec laquelle sont instruites les nombreuses plaintes (environ une dizaine) déposées par le doyen de la FLAHM et ses collègues à l’encontre de leurs agresseurs quand on la compare à la célérité relative observée dans l’instruction de la plainte d’Imène Berrouha. Mais de nombreux universitaires, pour lesquels le classement de l’affaire aurait été plus juste, estiment à la décharge du magistrat à l’origine de la mise en examen d’Habib Kazdaghli, qu’il ne doute pas de l’innocence de ce dernier mais qu’il ne veut pas passer pour quelqu’un qui prend son parti en ne donnant pas suite à l’affaire, qu’il préfère laisser à la cour le soin de statuer au sujet de la plainte. Le doyen de la FLAHM quant à lui, convaincu de son innocence, ne cesse dans toutes ses déclarations d’exprimer sa confiance dans la justice tunisienne. 
 
L’acharnement des salafistes dans la persécution d’Habib Kazdaghli est contré par une mobilisation générale des composantes de la société civile qui appellent, sans exception, à un rassemblement le jour du procès devant le tribunal de première instance de la Manouba en signe de solidarité avec le doyen. En France et en Europe, une chaîne de solidarité avec le doyen de la FLAHM est en train de se constituer avec des initiatives déjà prises dans ce sens par le Collectif pour la Paix qui groupe plusieurs associations françaises solidaires du doyen de la Manouba.
Le bras de fer entre les salafistes et les universitaires reprend alors que le bon déroulement des examens à la FLAHM et dans les autres établissements d’enseignement supérieur a donné aux Tunisiens des raisons d’espérer. Les nouveaux développements augurent d’une recrudescence de la tension lors de la prochaine rentrée si les autorités ne se décident pas à assurer la sécurité des enseignants et n’envoient pas des signaux forts appelant au respect des règlements qui régissent la vie universitaire. 
 
Habib Mellakh, universitaire, syndicaliste
Professeur de littérature française à la FLAHM
 

(1) Le procès a été reporté au 25 octobre