Opinions - 30.04.2012

De la légalité à l'illégitimité

Par un curieux raisonnement, le gouvernement de la troïka répond aux critiques qui lui sont faites que celles-ci sont irrecevables ou tendancieuses au prétexte que le gouvernement est légalement constitué. Quitte à chagriner nos dirigeants du moment, il faut peut être leur rappeler, sans malice aucune, que cette légalité ne repose en fait que sur le vote favorable de moins de la moitié des votants et de moins du quart du corps électoral, vote acquis au demeurant dans des conditions plus que discutables. Il faut aussi leur rappeler que la légalité ne protège nullement de la critique, bien au contraire. C’est d’ailleurs au nom de cette légalité que tout démocrate se doit de  condamner très fermement toute tentation putschiste. Pour autant, la  légalité de ce gouvernement n’a pas besoin d’être agitée continuellement sous le nez de ses contradicteurs pour provoquer, intimider et masquer la curie inquiétante des gouvernants. C’est d’autant plus nécessaire à préciser que le gouvernement se mure chaque jour davantage dans son autisme en se prévalant  ostentatoirement de sa  légitimité. Or il y a une nuance de taille entre légalité et légitimité, une nuance qui semble échapper à la perspicacité de la troïka.

La légalité de tout pouvoir politique dépend en effet de la façon dont il a accédé au pouvoir, mais sa légitimité ne dépend que de la conformité de son action par rapport au droit positif, l’équité, la raison et le bien public. Ce qui est légal n’est donc nécessairement pas légitime et inversement. La révolution tunisienne, par exemple, était formellement illégale au regard des lois en vigueur, mais  fondamentalement légitime au regard de la raison, de l’équité et du bien public. Au lendemain de la débâcle française de 1940, le maréchal Pétain fût légalement porté au pouvoir, mais c’est le Général de Gaulle, seul et rebelle pourtant, qui emporta la légitimité française dans son exil. Certes, les notions de légalité et de légitimité sont usuellement confondues, mais la légitimité va au-delà de la simple conformité à la loi, c'est-à-dire la légalité. En d’autres termes, la légitimité de tout pouvoir ne peut reposer sur sa seule légalité. Pour acquérir une légitimité, le pouvoir doit emporter l’adhésion du plus grand nombre et agir selon un ensemble de principes fondamentaux comme la tempérance, l’intégrité, le courage, le discernement et le sens de l’intérêt général. C’est la nature de l’action menée qui détermine la légitimité et non le seul mode d’accession au pouvoir.

Or celle de la troïka s’éloigne de plus en plus des principes que nous venons d’énoncer. Prenons deux repères : le «programme d’action du gouvernement pour l’exercice 2012 » et la gestion de certaines affaires publiques par ce même gouvernement.

Ce qui est frappant de prime abord dans le programme en question est son étrange similitude avec « les résolutions » des congrès du RCD : le même verbiage, la même dichotomie, la même somme d’incohérences et  de contradictions, etc. A la page 13 par exemple, il est fait allusion à la nécessité de créer un Haut comité indépendant de l’audiovisuel. Oui, mais dans ce cas ne fallait-il pas laisser à ce comité le soin de débattre calmement de la réorganisation du secteur et de la privatisation de l’audiovisuel public ? Et que vient faire l’intrusion intempestive et provocatrice des dirigeants d’Ennahda dans cette affaire ? Dans le chapitre consacré à l’emploi, première priorité du gouvernement (page 7), le programme évoque la nécessité d’encourager l’investissement public et privé (page 17), le recrutement de plus de fonctionnaires et la « dynamisation » de l’association secteur public secteur privé. Force est alors de noter que le troisième point procède de cette phraséologie  obscure qui ne correspond à rien de tangible, le second de cet amalgame inquiétant entre accroissement du nombre d’emplois et accroissement du nombre d’employés et le premier de cette méconnaissance absolue des liens entre croissance et emploi, entre croissance et politique économique et financière. Que dire alors du contenu de la page 22 où il est question de « diminuer le taux de chômage à des niveaux faibles (sic) » et de résorber la totalité de la demande additionnelle, le tout étant formulé sans chiffrage précis, sans démonstration convaincante et sans échéancier ! Quant à «l’amélioration de la productivité » (page 100), une seule ligne, on aurait souhaité que le programme s’abstienne de traiter de la sorte une problématique aussi cruciale pour l’avenir du pays.   

Dans sa pratique quotidienne, l’action du gouvernement se distingue, hélas, par l’amateurisme, l’incohérence et l’inefficacité. Certains ajouteront le sectarisme et le népotisme. Deux affaires illustrent notre assertion : l’interdiction de toute manifestation sur l’avenue Habib Bourguiba et la gestion des recrutements dans le bassin minier. Le traitement de ces deux affaires a montré la fébrilité de nos gouvernants et leur manque de discernement. Dans les deux cas, des décisions ont été prises sans une vraie consultation, sans recul et sans une réflexion approfondie. Dans les deux cas, les  reculades, aussi justifiés qu’elles soient, ont grandement affaibli l’exécutif et entamé le  prestige de l’Etat. A la tête de l’Etat justement  et abstraction faite de la personne elle-même, la gesticulation, la cyclothymie et la fanfaronnade l’emportent constamment sur la mesure, la constance et la modestie.  Aucun pays ne peut se permettre cette extravagance et cette cacophonie.

En démocratie, la seule source de légitimité reste celle des urnes. Mais pour être légitime, un pouvoir doit inscrire son action dans une perspective historique qui tient compte d’une ambition nationale clairement affichée et d’un système de valeurs et de sensibilités rassemblant au-delà du positionnement partisan ou idéologique. Si le pouvoir politique se contente de ne s’exercer que via la loi et la loi seule, il restera juridiquement légal, du moins pour un temps, mais il encourt le risque de devenir vite illégitime. Dans ce cas, et en raison de la période particulière et charnière que nous vivons, la légalité peut conduire à l’illégitimité. S’il advient que cette distorsion se réalise, la faute incombera à ceux qui gouvernent et à eux seuls.

Par Habib TOUHAMI