Opinions - 30.03.2012

Le recul d'Ennahdha à propos de la mention de la chariâ dans la constitution: projet machiavélique ou recul tactique ?

Plus d’un mois de batailles, de tensions et de combat. Un combat à plusieurs vitesses, ou plutôt divers combats chacun à sa vitesse. Sur la toile c’est un rythme effréné que nous vivons tous les jours. Il ne se passe pas un jour sans qu’un internaute, un intellectuel ou un spécialiste ne publie un article expliquant le danger d’inscrire la chariâ  dans la constitution. Dans la rue, la réaction a été différente, les militants démocrates progressistes ayant choisi de ne pas organiser de grande manifestation dédiée mais ne lésinent pas sur les dénonciations à chaque évènement. Il semble qu’ils aient retenu la leçon de la médiatisation surdimensionnée dont a bénéficié le prédicateur Wajdi Ghounim se traduisant par une publicité gratuite et qui a en définitive servi ses intérêts et ceux des islamistes. De toute façon, les manifestations ont dans la plupart des cas été lancées par des indépendants sur le réseau social. Pour cette histoire de chariâ, il semble que la sagesse et la stratégie aient primé sur le sentiment personnel.

La première grande manifestation fut initiée par les pro-chariâ. A cet égard, ils ont choisi de taper très fort, une centaine d’associations ont uni leurs efforts et moyens afin de préparer la grande manifestation du vendredi 16 Mars, à laquelle prirent part plusieurs milliers d’adeptes de la chariâ. Des moyens impressionnants : bus pour amener les participants, estrades, tentes, haut-parleurs, service d’ordre, prières de rue devant le siège de l’assemblée, banderoles, larges drapeaux noirs portant l’inscription «Dieu est unique, Mohamed et son prophète» ainsi que des bandanas distribués à perte de vue (certains ont fini sur le front de jeunes avec des piercings, photo à l’appui !), témoignent des moyens dont disposent ces associations mais également du laxisme du gouvernement envers cette frange de la population. D’autres manifestations suivirent et le camp adverse réagit de plus belle en médiatisant à travers 6 évènements Facebook et une solide concertation, la célébration du 56ème anniversaire de l’indépendance, une initiative citoyenne cherchant à faire d’une pierre deux coups : rappeler leur attachement à un Etat civil et envoyer un message fort aux membres du gouvernement qui ont passé sous silence cette célébration. La Tunisie eut droit à la plus belle fête de l’indépendance depuis 1956. Des dizaines de milliers de personnes arborant les couleurs du drapeau tunisien ont déferlé sur l’avenue Habib Bourguiba réclamant un Etat civil et rappelant que la Tunisie est indépendante et souveraine, et entend bien le rester. Un message fort, relayé par les médias et qui a fait la une des discussions durant la semaine qui a suivi.

L'attachement du peuple à son identité tunisienne, en sus de celle arabo-musulmane, mettra probablement fin à toutes ces tentatives de remodelage de la société tunisienne de ces dernières semaines.

L’appel de la nation organisé par l’association nationale de la pensée bourguibienne, samedi 24 mars 2012 à Monastir au cours d'un grand rassemblement ouvert par l’ancien premier ministre Mr Beji Caïd Essebsi,  soit quatre jours après la grande manifestation du 20 Mars, dans lequel il appelle à un référendum sur le sujet, aura certainement rajouté la dose de tension qui manquait à ce projet de chariâ qui divise les Tunisiens de plus en plus.

Pour plus d’une personne qui n’est pas dans la confidence, la surprise sera de taille, dimanche soir à l’issue de la réunion du comité exécutif du Parti Ennahdha, le cheikh Rached Ghannouchi annonce l’adoption par son parti, de l’article 1 de la constitution de 1959. Un bon coup de communication politique destiné à rassurer l’ensemble du peuple tunisien qui est désormais divisé sur la question de la chariâ. Par des formules longuement réfléchies, il a joué avec les mots glissant au passage que la Tunisie avait toujours été islamique, et qu’il était donc inutile d’exiger l’existant. Et de rajouter que si le peuple était prêt, n’en avait pas peur (clin d’œil pour les femmes accusées de rejeter la chariâ par ignorance)  et réclamait cette dernière, les choses se feraient naturellement. Message subliminal à l’intention des salafistes, maquillé d’un léger voile qui n’a échappé à personne.
Ce que M. Ghannouchi n’a pas compris, c’est que la Tunisie n’a pas été divisée en deux. Une large partie de la population (même les conservateurs) refuse la chariâ. La Tunisie n’a jamais été un Etat théocratique et ne le sera jamais, M. Ghannouchi. Il n’y a pas que la foi qui peut soulever des montagnes.
Le peuple n’est pas dupe, il a mené sa révolution pour la dignité et l’emploi pas pour davantage de règles dictées par ses semblables car la chariâ  est une interprétation humaine de la parole divine, faite par les oulémas (savants) et foukahas (jurisconsultes), des êtres humains qui peuvent avoir des visions différentes selon le contexte civilisationnel et historique. La preuve, il n’existe pas un accord unanime concernant la signification et le contenu de la chariâ dans le monde musulman. Dans certains pays, on lapide et coupe les mains, dans d’autres, on marie les jeunes filles à la puberté en trichant un peu sur cette dernière.  En Tunisie, aussitôt après l’indépendance, une lecture moderne de la parole divine a permis à la société tunisienne soit au diapason du 20ème siècle et se dote d’une modernité particulière en accord avec les textes sacrés.
Passons au vif du sujet, pourquoi ce recul d’Ennahdha ?

Le recul est-il stratégique ?

Est-ce parce que le pays était arrivé à un tel stade de division que les conséquences auraient dramatiques ? Est-ce parce que le pays était désormais ingouvernable avec les sit-ins et les contestations qui se multiplient ? Ou est-ce une nouvelle fois une démonstration du double langage auquel le parti nous a habitués depuis qu’il a obtenu son visa légal ? Alors que la version officielle était un rejet de la chariâ, les adeptes radicaux continueraient de travailler sur le terrain.

En politique, il faut savoir duper, reculer, berner, céder. Certains pensent qu’Ennahdha a choisi de reculer pour mieux sauter. J’en doute fort, mais qu’importe, le parti ne pouvait laisser tomber une telle occasion de rassembler.

S’agit-il d’un projet machiavélique ?

 Oublions la chariâ pour un moment et  reprenons le projet du parti Ennahdha avant les élections ! Dans son document officiel, il est mentionné que l’islam est un référentiel fondamental. La chariâ quant à elle, n’est mentionnée nulle part. En revanche, le régime parlementaire y est présenté comme le garant de la réussite de la démocratie.  D’après les échos parvenus de la Commission chargée du préambule et des principes fondamentaux, l’ambiance n’était guère tendue et le consensus n’était pas exclu pour conserver l’article 1 actuel. En revanche, figure parmi les sujets de désaccord de la commission des pouvoirs exécutif et législatif et des relations entre les deux pouvoirs, celui du mode de gouvernance présidentiel, parlementaire ou mixte sur lequel les élus ne trouvaient pas de terrain d’entente car chacun campe sur sa position. Aux dernières nouvelles, quelques jours avant la manifestation des salafistes du 16 Mars, le parti avait cédé sur l’inscription du mot chariâ et les élus cherchaient la bonne formulation qui feraient l’unanimité auprès des tunisiens.
Pour autant, Ennahdha tenait-elle à instaurer la chariâ en Tunisie ? L’enchaînement des évènements donne à penser que le mouvement tire les ficelles dans l’ombre et y tient depuis le début. Tout avait commencé lorsque le parti s’est senti vaincu sur le sujet.Le parti déjà affaibli par un échec grandissant de sa gouvernance et perdant jour après jour sa crédibilité, ne pouvait courir le risque d'une confrontation avec le TAKATOL et une partie du CPR. Dès que la chariâ  a été proposée par Ennahdha dans son projet de constitution, les présidents Messieurs Mustapha Ben Jaâfar et Moncef Marzouki s'étaient empressés d’exprimer leur refus catégorique de son inscription dans la constitution. Même si l’article était adopté à 50 plus 1 voix, le coup aurait été fatal.

Il y a du Machiavel là-dedans. Illustrons-le par un exemple : soit une personnalité qui a plusieurs projets à faire adopter. En ayant recours à ce qu’on appelle « un faux compromis », cette personnalité intégrera un projet de diversion, parmi les principaux projets qu’elle propose. En cas d’échec, et le projet est généralement voué à l’échec, cette personnalité sacrifiera ledit projet en faisant croire à ses concurrents qu’elle avait cédé et reculé. Ainsi, elle aura fait un compromis ce qui a le double avantage de mettre un terme aux tensions et de redorer l’image que l’on se fait de cet adversaire qui se révèle être raisonnable et rassembleur. Plus tard, lorsqu’un conflit surviendra au sujet du projet principal, tout le monde s’attendra à ce que le camp adverse fasse à son tour un recul, ce qui permet à cette personnalité de faire adopter son projet principal sans avoir à faire de concessions là-dessus.
Dans le cas de cette décision prise par le parti Ennahdha de maintenir l’article 1 de la constitution de 1959, le projet de diversion est celui de la chariâ sur lequel il a cédé, le projet principal est bien entendu celui du régime parlementaire.

Le régime parlementaire préconisé par Ennahdha prévoit que le premier ministre doit être issu des rangs du parti disposant du plus grand nombre de sièges, même si cette majorité est relative. Dans un schéma où Ennahdha obtiendrait 15% des sièges, avec des adversaires ayant 13% et 11% juste derrière, le parti remporterait les élections sans laisser place à une coalition. Et ce schéma se reproduirait tant que le parti serait en tête des suffrages. Aux dernières nouvelles, le régime politique à adopter dans la future Constitution est toujours au centre des débats à la commission des pouvoirs exécutif et législatif et des relations entre les deux pouvoirs.
En tout cas, il ne faut pas crier victoire trop vite. Le péril existe encore en la demeure. Le parti islamiste a adopté l’article 1er de la constitution de 1959 tel quel. Soit. Pour autant, il ne renonce pas définitivement à la charia. D’autres articles doivent être inclus dans la nouvelle constitution afin de s’en prémunir. Le danger provient des deux articles 126 et 127 figurant à la fin du projet de constitution et qui préconisent un Conseil supérieur islamique indépendant pour adopter des Fatwas selon les principes de la Charia, préserver les lieux de culte et veiller à leur neutralité politique, former et gérer les Imams. Ce conseil serait composé de savants religieux qui éliraient un chef religieux parmi eux. Le spectre des ayatollahs iraniens remodelé pour le contexte Tunisien, se profile nettement à l’horizon.

 Faut-il être un bon musulman pour être un bon citoyen ?

Etre un bon musulman n’implique pas d’être un bon citoyen, les deux comportements pouvant être considérés orthogonaux.  Le premier est vertical et se réfère à la relation entre le croyant et Dieu, le second est horizontal et englobe les relations entre les citoyens. Même si un bon musulman devrait être un bon citoyen, beaucoup de musulmans endoctrinés croyant être dans le droit chemin, s’enferment dans le cercle restreint de la croyance et de la pratique du culte et cherchent à imposer un modèle sociétal radical, sans aucun apport pour leurs concitoyens. La nouvelle constitution de la deuxième république, doit être acceptée par une majorité écrasante des Tunisiens. L’heure est au rassemblement et non à la division.

Leila Baccouche, citoyenne universitaire