Opinions - 15.03.2012

En réponse à Radhi Meddeb(1) : pourquoi discréditer une finance qui suscite un intérêt mondial incontestable?

La déclaration récente de Monsieur Ridha Meddeb à la TAP concernant la finance islamique, publiée par « Leaders du 12/03/2012 », ne peut que susciter une réaction immédiate face à la discréditation d’une finance qui, non seulement suscite un intérêt mondial incontestable et attire l’attention jour après jour des grands économistes et experts financiers à l’échelle internationale, mais également une finance qui peut contribuer sans aucune équivoque à alléger les déficits financiers de notre économie en cette période de panne économique et financière mondiale sans précédent.

Lorsqu’un économiste comme M. Meddeb, déclare que ''La finance islamique n'est qu'une modalité de financement'' et invite à ne pas croire qu'elle représente la solution ou la panacée, en s’appuyant sur des données fatalistes comme «les montants que la finance islamique mobilise à travers le monde, sont, infiniment, faibles, comparés aux montants de la finance traditionnelle(2)"; c’est, autrement dit, le volume modeste de cette finance islamique par rapport à la finance conventionnelle mondiale. D’autre part, « la Banque Islamique de Développement, est un acteur actif, mais il est très loin derrière des acteurs traditionnels comme la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement et l'Union Européenne » ce qui est évident, mais il est bon de savoir que les notations de toutes ces banques sont totalement incomparables. Enfin, en concluant que "ce ne sont pas les promoteurs des pays du Golfe qui investissent dans la spéculation, qui vont apporter des solutions aux problèmes de la Tunisie dont les échanges commerciaux, le tourisme… sont liés à 80% à l'Europe(3) » , M. Meddeb oublie sans doute que c’est cette même Europe que l’on voit incessamment plonger dans la crise au point que certains de ses membres en déclarent la faillite l’un après l’autre.

Le fait que M. Meddeb présente de tels arguments, une analyse économique dénouée de toute objectivité, pour dénigrer une finance qui incarne des principes émanant de la culture et de l’identité tunisienne, et fortement sollicitée en cette période de crise, tout lecteur averti ne peut que se questionner sur les raisons de cette déclaration en ces moments de turbulences et de spéculations politiques.

Quoi qu’il en soit, ces arguments ne peuvent contredire une vérité que la plupart des grands économistes de la planète ont reconnue, exprimant ainsi une conviction aux antipodes de celle de M. Meddeb.

La finance islamique est certes une petite niche dans le système mondial puisqu’elle constitue un  phénomène récent (seulement une quarantaine d’années) par rapport à une finance conventionnelle qui a plus de quatre siècles déjà. Cependant, cela n’empêche que cette finance islamique porte des espoirs considérables pour l’humanité afin d’assainir justement cette finance mondiale qui plonge dans la crise, tout en incarnant des éléments de réponse non négligeables.

Elle se distingue catégoriquement de la finance conventionnelle étant donné qu’elle repose sur des principes simples et de bon sens que tout esprit sain peut accepter. En effet, les caractéristiques essentielles de cette finance islamique se fondent sur :

  • une logique de partenariat face à la logique de crédit
  • une logique de partage du risque face à celle du transfert de risque
  • Le mécanisme du taux de profit face à celui du taux de l’intérêt
  • La connexion à l’économie réelle face à la prépondérance de l’économie virtuelle
  • L’intermédiation bancaire dans l’investissement face à l’intermédiation dans le financement
  • Une économie éthique et socialement responsable face à une économie immorale et purement financière.
  • Une économie productive face à une économie de plus en plus spéculative

Ainsi, le modèle financier islamique se base sur les cinq principes fondamentaux suivants :

  • L’interdiction de l’intérêt « Riba »
  •  L’interdiction du Gharar (spéculation) et du Maysir (incertitude)
  • L’exigence d’investissement dans les secteurs licites, autrement dit éthiques et socialement responsables
  • L’obligation de partage des profits et des pertes (3P)
  • L’adossement des investissements à des actifs tangibles de l’économie réelle


A cette occasion, voici quelques déclarations de personnalités émérites dans la sphère de l’économie et de la finance reflétant l’intérêt que la finance islamique peut porter pour l’humanité et l’économie mondiale:

1. Joseph  Stieglitz(4)  : prix Nobel d’économie et président de la commission d’experts de l’ONU sur la réforme du système monétaire et financier international et haut responsable de l’ONU, qui invite le monde à se tourner vers la finance islamique. Comme il l’indique dans un communiqué de presse de l’ONU, « Il semblerait que la finance islamique ait gardé à l’esprit que pour qu’un système financier puisse fonctionner, il lui faut, à sa base, des liquidités réelles ».
2. Vincent Beaufils : rédacteur en chef de Challenges, titrait son édito : “Le pape ou le Coran : Crise financière et récession : “C’est plutôt le Coran qu’il faut relire” congédiant le pape et les textes pontificaux, qu’il considérait out, il invitait ses lecteurs à lire le Coran. Et d’ajouter : « Car si nos banquiers, avides de rentabilité sur fonds propres, avaient respecté un tant soit peu la charia, nous n’en serions pas là. » (5)
3. Roland Laskine : rédacteur en chef du JDF (Journal de Finance) dans son fameux éditorial assez provoquant : « Wall Street est-il mûr pour adopter les principes de la charia (6)?  », trouve dans la finance islamique des principes simples et de bon sens que tous les détenteurs d'actions ou de contrats d'assurance-vie indexés sur la Bourse auraient voulu voir appliqués plutôt. Le problème est que ces principes de gestion ne correspondent ni à la tradition occidentale, ni à nos convictions religieuses. Pour que le système fonctionne il faut surtout que tout le monde s'y conforme en même temps. Car dans un monde où la spéculation est reine, aucun titre - fut-il trié sur le volet - n'est à l'abri d'un mauvais coup. »

4. François Ewald : économiste français et professeur au CNAM, déclarait dans La Tribune du 10/08/2009 : Qui ne s'est pas encore converti à la finance islamique ? Cette merveilleuse alchimie qui réconcilie finance et religion. La seconde moitié du XXe siècle a été celle de la décolonisation et du "développement", manière pour les anciens colonisateurs de se poser comme modèles pour les anciens colonisés. Le XXIe siècle pourrait bien être celui de leur revanche. La question est alors de savoir dans quelle mesure cette crise va encourager cette tendance lourde où, pour parler comme Hegel, les "maîtres" d'hier risquent de devenir les "esclaves" de demain. Cela concerne tout particulièrement les Européens, dont ce devrait être le grand sujet...

5. Maurice Allais : grand économiste français et prix Nobel d’économie (1988) avançait des propositions qui confirment la thèse de l’économie islamique à propos de l’intérêt et de l’impôt (voir son ouvrage : les conditions monétaires de l’économie du marché)(7).

6. François- Guéranger : économiste français professeur à Paris-Dauphine et inspecteur à la Banque de France, déclare dans son excellent ouvrage : « la Finance islamique : Une illustration de la finance éthique (8)»  que la finance islamique est un système, élaboré à partir de principes religieux et moraux universels, qui connaît un grand essor en Asie et, désormais, en Occident. Elle est une composante de la finance éthique : une finance qui n'obéit pas à la seule loi du profit mais qui répond à des critères tels que le développement durable, l'environnement et la gouvernance.

Tout ceci converge vers une seule et unique réalité, celle que la Finance Islamique est devenue une donne internationale de grande ampleur. Les témoignages de part et d’autres des grands économistes, experts financiers et responsables politiques, se multiplient. Les écrits, les recherches et les unités universitaires et d’enseignement de cette branche se propagent dans les fiefs même du capitalisme mondial. Les grandes banques et institutions financières internationales se plongent dans une concurrence farouche en vue de s’accaparer des sources de cette finance islamique.

Un groupe d’experts de renommée internationale en matière d’économie et de finance islamique, ont eu l’initiative sous l’égide du Conseil Général des Banques islamiques (Le CIBAFI)(9)  situé à Bahreïn, de rédiger un document qui a été consacré à présenter les principes de base de la finance islamique et leur apport à la solution de cette crise financière mondiale. Ce document intitulé « Les principes de juste milieu au secours de la finance mondiale » s’inscrit dans le cadre d’une proposition qui a été présentée aux réunions du G20 comme étant une contribution islamique aux problèmes de la crise. Il recommande 10 propositions principales toutes fondées sur les principes de la Finance Islamique pour rétablir l’équilibre, instaurer la confiance et assainir le marché.

Pourquoi donc priver une économie comme la nôtre de cette opportunité incontournable à laquelle tous les autres ne cessent de s’accrocher ?

(1) Déclaration à la TAP (leaders du 12 /03/2012)
(2) Même source
(3) Idem
(4) Communiqué de presse de l’ONU du 29/03/2009 (AG/10815)
(5) Editorial de « challengers » du 29 septembre 2008.
(6) Editorial du JDF du 25 septembre 2008
(7) Les conditions monétaires d'une économie de marché, éd. Montchrestien 1989 :
(8) Editions Dunaud 2009
(9) Document en arabe non publié.



 

Mohamed NOURI
Economiste et Président du COFFIS (Conseil Français de la Finance Islamique) à Paris.