Opinions - 08.03.2012

Terreur salafiste à la Manouba

De mémoire d’enseignant sur le point d’achever la trente neuvième année de sa carrière, je ne me souviens pas avoir été témoin d’une journée aussi cauchemardesque que celle que je viens de vivre ce mercredi 7 mars. Il m’a été donné d’assister sous le régime de Bourguiba et de Ben Ali à de nombreuses crises, à des moments dramatiques à l’université mais je n’ai jamais vu des scènes aussi terrifiantes où une faculté, des enseignants et des étudiants sans défense ont été livrés par les autorités à l’hystérie d’un groupuscule politique. Des étudiants rcédistes ont, certes, pu parfois attaquer des institutions universitaires à l’occasion d’élections des représentants des étudiants au sein des conseils scientifiques mais ces agressions n’ont jamais été perpétrées par des milices rcédistes et les enseignants ont toujours été épargnés.

Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd’hui notre faculté était composé d’une centaine de salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leurs partis respectifs. Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans des quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leur uniforme – habit afghan et brodequin militaire – , leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont sévi dans d’autres contrées, sont venus réclamer le départ du doyen élu de la FLAHM. Bloquant l’accès à la faculté, ils ont empêché tous les étudiants d’en franchir le seuil et interdit aux voitures d’y pénétrer. 

Cette interdiction a suscité la rage de beaucoup d’étudiants désireux de rejoindre les salles de cours, très critiques à l’égard de l’autorité de tutelle accusée de connivence avec les partisans du niqàb, mais impuissants devant les menaces des salafistes, impressionnants par leur force physique, grossiers à souhait et dont le regard, les gestes et les propos arrogants dissuadaient de nombreux étudiants à persévérer dans leurs tentatives de forcer le blocus. Ce barrage humain érigé par les salafistes semblait plaire à quelques étudiants arabisants auxquels on a fait accroire que la détermination des enseignants à refuser les niqabées  avait engendré l’impasse, les avait privés de cours et qu’il fallait les faire plier en recourant à la politique du pire.

Vers dix heures et demie, l’obstination de la majorité habituellement silencieuse renforcée par des militants de l’UGET  a fini par avoir raison du blocus. Mais seuls  quelques cours ont eu lieu à cause du forfait de nombreux étudiants craignant dès le départ de se mesurer aux salafistes et  préférant rentrer chez eux  et en raison de la décision prise par les militants de l’UGET d’organiser une assemblée générale devant l’administration centrale pour contrecarrer la démonstration de force des salafistes.
        

La joute verbale, par assemblées interposés, opposant salafistes et ugétistes se transforme en une altercation sur le toit de l’ancien poste de police lorsque des salafistes ont enlevé le drapeau tunisien et l’ont remplacé par le drapeau noir  du parti Ettahrir. Cette profanation de l’emblème national, perçue comme une atteinte à l’unité de la Nation et un affront à ses valeurs et au sang versé par ses martyrs a suscité une réaction très noble et très héroïque chez une jeune étudiante qui, contrant le sectarisme du salafiste, s’est précipitée pour hisser à nouveau  le drapeau national et qui, bien que sauvagement bousculée est parvenue à ses fins avec l’aide d’autres camarades.

Ce sacrilège n’est pas sans rappeler une autre scène où l’un des sit-ineurs, en tenue de combat, brandit dans une attitude iconoclaste, après s’être hissée  sur le socle élevé de la sculpture baptisée « Michket el Anouar » (la lanterne du savoir) et située au milieu du parc , ce même drapeau noir du parti Ettahrir. Cette scène qui s’est déroulée à la fin des examens semestriels, et qui est emblématique des enjeux de l’affaire du niqàb, signifie la politisation de l’université, son asservissement aux idéologies, l’intention d’en faire l’instrument d’une idéologie sectaire, d’une propagande pour un nouveau projet de société inspiré d’une lecture dogmatique de l’Islam qui exclut les autres interprétations considérées comme des hérésies. L’élément nouveau aujourd’hui qui réside dans la profanation de la bannière nationale confirme ce projet sectaire.

Ces salafistes, après un échange d’accusations et d’insultes mutuelles avec les ugétistes, pourchassent ces derniers à l’extérieur de la faculté, blessant deux d’entre eux selon des témoignages concordants. De retour à la faculté, ils essaient de semer l’épouvante à l’intérieur de l’établissement.  Alors que j’étais en train de discuter de la situation avec un groupe de trois collègues, l’un des salafistes qui semble avoir mis les pieds à la faculté pour la première fois, plus hystérique que les autres et  suivi par une horde déchaînée, courant à une allure vertigineuse vers l’administration centrale qui abrite le bureau du doyen, toise notre groupe et nous dit : « L’un d’entre vous est-il le doyen mécréant ? » et il nous aurait agressé sans l’interposition énergique de l’un des étudiants  qui a craint le pire. Une niqabée vocifère :  « Où est le doyen ? Je vais le frapper d’un coup de couteau »,. Et le groupe de continuer sa course folle vers le bureau du doyen à qui je téléphone et qui m’apprend qu’il n’est plus dans son bureau.

A peine sorti de la faculté, je suis témoin de la cavalcade d’un groupe conduit par une jeune fille et pourchassé par un groupe de barbus. Bien qu’essoufflée et en proie à une grosse panique, elle  m’informe qu’elle est journaliste freelance, qu’elle travaille pour la BBC et qu’elle est poursuivie, elle et son groupe, pour avoir filmé les salafistes en train de tabasser un étudiant de l’UGET, l’objet de la poursuite étant bien entendu la confiscation de la caméra du groupe pour récupérer le film accusateur . Un citoyen remarquant le désarroi arrête sa voiture et nous avons le temps de nous y engouffrer.

Que les salafistes sèment la terreur à la faculté, qu’ils menacent de mort le personnel, qu’ils cherchent le doyen pour l’agresser ou le poignarder, tout cela  n’émeut nullement les autorités qui se murent dans un silence complice. Les requêtes du doyen auprès des autorités sollicitant l’intervention des forces de l’ordre pour mettre fin à l’attaque des salafistes et au chaos qu’elle a  générée n’ont pas été prises en considération. Nous sommes devenus coutumiers de cette attitude qui n’étonne plus  venant d’autorités qui nous ont aussi habitués à prendre  la défense des agresseurs ou qui nient le réel en évoquant la fabulation des enseignants ou  le déforment en parlant de l’amplification des faits. Vers dix sept heures, le sit-in est levé par les sit-ineurs eux-mêmes selon les informations qui me sont parvenues.

Cette journée dramatique a entamé, il faut l’avouer, le moral des collègues les plus jeunes mais la détermination à sauver l’année universitaire et à défendre les valeurs universitaires a pris le pas sur la fatigue constatée chez le personnel enseignant un peu éprouvé par trois mois d’un combat stoïque. C’est le constat qui a pu être fait à l’occasion de l’assemblée syndicale tenue aujourd’hui qui sera suivie d’autres assemblées générales d’évaluation lors des prochains jours.
 
Habib Mellakh,
universitaire, syndicaliste.
Département de français, Faculté des Lettres de la Manouba (Tunisie)

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