Success Story - 29.01.2012

Le double combat de Raoudha Laabidi Zaafrane

Présidente du premier syndicat national des magistrats, fondé au lendemain de la révolution, et magistrate chef de groupe de recherche au Centre d’études juridiques et judiciaires (ministère de la Justice), Raoudha Laabidi Zaafrane n’a jamais baissé les armes, ni accepté la moindre compromission. Depuis son militantisme syndical à la faculté de Droit qui lui a valu son renvoi de tous les foyers universitaires, comme au cours de sa carrière au ministère de la Justice, avec privation de promotions légitimes durant près de 14 ans. Son bonheur, elle le puise dans la recherche approfondie, alliant enquêtes sur le terrain, sur la criminalité, et analyses comparatives pour traquer les défaillances et formuler les solutions. Mais, aussi, depuis février dernier au sein du syndicat créé avec des collègues. Sur ces deux fronts, elle mène avec détermination un double combat. Sans oublier son rôle, non moins négligeable, auprès de sa famille, et notamment ses trois filles, à la fleur de l’âge, qui lui réclament présence, affection et attention. Portrait d’une magistrate qui se bat en continu.

A cinq ans déjà, elle affirmait à son père, commissaire de police à Jendouba, qu’elle allait devenir juge. Si Brahim était un personnage très respecté. On allait souvent le voir non pas pour porter plainte, mais surtout lui demander de servir de médiateur et trancher l’affaire. En le voyant à l’oeuvre, la petite Raoudha a eu la vocation. Elle sera la seule parmi ses quatre soeurs et ses trois frères à embrasser la carrière. Sa moyenne au bac l’autorisait à postuler à une meilleure orientation, mais c’est le droit qu’elle choisira, débarquant en 1983 au Campus, alors en pleine effervescence.

La révolte du pain (janvier 1984) lui donnera des ailes dans l’action syndicale et la voilà désignée par ses camarades présidente du comité de défense de la grève générale décidée. « Je crois, dit-elle aujourd’hui, que les gènes de la révolution remontent en fait à toutes ces luttes initiées dès la fin des années 70 et le début des années 80. L’indignation coule dans mes veines et le refus de l’oppression n’a fait que s’accentuer depuis lors».

La toque sur la tête

Parcours réussi : après la maîtrise, elle accède à l’Institut supérieur de la magistrature (où elle n’arrive pas là aussi à renoncer à son syndicalisme militant) dont elle sort deuxième de sa promotion. Cette position l’autorise à choisir son affectation et elle fera ses premières armes au parquet de l’Ariana, en 1990. Cette année sera importante dans sa vie, non seulement c’est celle de son accession à la magistrature, mais aussi de son mariage avec un camarade d’études qu’elle avait connu dès son arrivée à Tunis.

Le travail occupait beaucoup la jeune magistrate qui ira, au gré des mouvements, affûter ses armes aux tribunaux de Tunis et de Nabeul, enrichissant sans cesse son expérience.

Au contact des justiciables, elle découvre chaque jour davantage une réalité autre que celle apprise sur les bancs de l’université ou à travers les médias : la détresse des gens, la misère, le rejet social, l’absence de prise en charge… Son souci majeur était certes de rendre justice, en prononçant en son âme et conscience le jugement qu’elle n’aura jamais à regretter, mais aussi de comprendre les racines du mal et de vouloir contribuer à les éradiquer.

Derrière les barreaux

C’est cette détermination qui l’incitera à postuler au Centre d’études juridiques et judiciaires dans l’espoir de pouvoir mener des recherches approfondies et aboutir à des recommandations utiles. A un certain moment, ce centre, conçu pour une noble vocation, avait failli servir de frigo à des magistrats voués à une voie de garage. Une attitude qui a été rapidement rattrapée, grâce à l’attractivité de la formation offerte. Les magistrats chercheurs y bénéficient en effet d’un perfectionnement en diverses disciplines complémentaires telles que l’informatique, la statistique et la langue anglaise. Mais aussi, à la valeur des travaux accomplis. Du coup, on se bouscule au portillon.

Mme Laabidi Zaafrane prend sa mission avec enthousiasme et méthodologie. A la tête d’un groupe de recherche, elle s’adjoint, pour favoriser une analyse transversale, non seulement des magistrats, mais aussi un psychologue et un sociologue dont l’apport se révèlera utile. La méthodologie décidée ensemble repose sur des outils croisés : la recherche bibliographique et analytique, mais aussi l’enquête directe sur le terrain, à travers des entretiens individuels en face-à-face avec des détenus, à l’intérieur même des prisons et centres de réinsertion, ainsi que des focus groups dirigés avec les familles, le tout assorti d’enquêtes statistiques.

Cinq mois par an au moins, elle ira chaque matin derrière les barreaux des centres pénitentiaires, passer une longue journée parmi les détenus, de 9 heures à 18 heures, partageant avec eux leurs repas, et surtout se mettant à leur écoute, dans une quête attentive des racines du mal. « Ce que j’y découvre est impressionnant. Avec mes collègues, nous arrivons à collecter et compiler des données ahurissantes qui nous montrent le vrai visage de la société tunisienne dans sa dure réalité. Sur un sujet comme les enfants en rupture avec la loi, nous percevons une forte souffrance et recueillons un vécu misérable qui émerge d’une détresse sociale cachée à nos yeux. Précarité totale, perte de repères, promiscuité et déchéance reviennent sans cesse derrière les évocations ».

«Sur la drogue, ajoute-t-elle, on en apprend beaucoup : les produits, les filières, les usages et même les codes. D’ailleurs, on a pu établir un véritable lexique des vocables et des codes. Plus, nous avons relevé des tatouages et cherché à comprendre leurs multiples significations. Quant à la prison des femmes, c’est tout un monde. Le plus frappant, par rapport aux hommes, c’est le reniement familial de la délinquante dès sa première erreur. Rejetée par sa famille, elle n’aura plus que la rue pour refuge, la prostitution pour piège et la drogue en addiction ».

La loi du silence… enfin brisée

De cette descente aux enfers, Mme Laabidi Zaafrane et l’équipe remontent avec un corpus effarant. « Tellement effarant, souligne-t-elle, que le régime déchu, refusant de regarder la réalité en face, interdisait toute publication de nos études. Plus, nous n’étions même pas autorisés à confier nos données statistiques en traitement auprès de statisticiens ou en illustration graphique auprès d’informaticiens. Nous devions tout faire par nous-mêmes et dans la plus grande confidentialité. Cette omerta imposée décourageait les membres de l’équipe, mais je n’ai jamais cessé de leur répéter, pour maintenir la flamme, qu’un jour viendra où tout sera publié et tout sera alors très utile. C’est ainsi que dès la chute de la dictature, nous nous sommes empressés de délivrer une première étude et la publier. Il s’agit de celle consacrée aux « Enfants en conflit avec la loi ». D’autres suivront, bientôt, je l’espère ».

Plongée dans ses recherches si prenantes, Mme Laabidi Zaafrane n’a pas pour autant été coupée du corps de la magistrature, vibrant au même diapason que ses confrères. Elle ne cachait pas sa souffrance face à la décapitation de la direction légitime de l’Association tunisienne des magistrats et à l’éloignement imposé à nombre de ses dirigeants. Solidaire de leur lutte, elle s’engage dans le combat. La révolution vient, heureusement, ouvrir de nouveaux horizons. Retrouvant les élans syndicalistes de sa jeunesse, elle se décide avec des confrères à lancer un syndicat, le premier du genre en Tunisie. Le déclenchement fut peut-être l’affectation au centre, dès le lendemain de la révolution, de certains magistrats relevés de leurs fonctions, pour forte présomption de connivence avec le régime déchu. Cela a suffi pour donner le signal. Mais, en fait, la création d’un syndicat s’impose d’elle-même pour de multiples raisons. Toutes les fois que l’AMT présentait au ministère des revendications syndicales, on lui opposait l’argument qu’elle est juste une association, au titre de la loi de 1959, et non un syndicat. Mais, aussi, autant l’Association a une vocation plus large, autant le syndicat a une mission plus précise et plus professionnelle qui l’érige en partenaire social et professionnel incontournable. Partant de ces considérations, une réunion commune a été tenue avec l’AMT pour envisager soit la conversion de l’AMT en syndicat, soit le maintien des deux structures, ce qui est le cas dans de nombreux pays. En France, par exemple, il y a même trois syndicats et huit associations. Rien n’interdit d’ailleurs d’envisager la création en Tunisie d’associations spécialisées. «De toute façon, estime Raoudha Laabidi Zaafrane, à deux, on est plus forts !».

Eviter la marginalisation et se repositionner au coeur de la nouvelle justice

Le grand risque, à ses yeux, c’est la persistance du processus de marginalisation de la magistrature et les tentatives de son exclusion de cette transition pour laquelle elle n’a cessé d’oeuvrer. Très indignée par les campagnes calomnieuses orchestrées contre l’ensemble du corps, sans discernement, ni preuves, elle appelle au respect de la dignité et de la réputation des magistrats. « S’il y a suffisamment de preuves contre certains magistrats, il ne faut pas hésiter à les traduire en justice. Mais, de là à incriminer tous les magistrats et les souiller, c’est inadmissible», dénonce-t-elle.

En quelques mois seulement, le Syndicat a su rallier autour de lui une grande partie des magistrats (1300 sur 1800) et porté leurs revendications tant auprès du ministère de la Justice que de l’Assemblée nationale constituante. Mais, pour elle, comme pour ses confrères, le chemin est encore long. «Nous devons créer rapidement la nouvelle instance appelée à se substituer à l’ancien Conseil supérieur de la magistrature, adopter notre statut, renforcer les liens avec les autres syndicats de magistrats (Tribunal administratif et, bientôt, Cour des comptes) et accélérer les réformes urgentes ainsi que l’amélioration des conditions de travail et la sécurité dans les tribunaux. Tout un programme. Des collègues arrivent dans son bureau. C’est le groupe de recherche qui doit se réunir pour faire avancer la dernière étude en cours. Thème : la victimologie… Avec tous les martyrs et les blessés de la révolution qui méritent hommage, reconnaissance, indemnisation et prise en charge, on ne peut être sur un autre front aussi chaud. Raoudha Laabidi Zaafrane poursuit le combat.
 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Soumaya AYADI JMOUR - 02-02-2012 10:23

Je suis impressionnée par ce parcours de Mme Raoudha que j'ai eu le plaisir de travailler avec elle sur l'élaboration d'un cadre juridique pour l'échange des informations et des documents électroniques et l'archivage électronique à valeur probante; tout en lisant ce document j'ai senti le besoin de créer une association qui se chargera de l’intégration de ces jeunes et femmes marginalisées et en conflit avec leur entourage et la société en général, leur apporter le soutien moral et matériel et assurer leur formation, c'est un appel que je lance pour toute personne qui se trouve touché par le témoignage et l'expérience vécu de Mme Raoudha et son équipe et à toute personne disposée à aider cette population de me contacter adress email: ayadi.sou@gmail.com

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