Opinions - 18.01.2012

A propos de l'identité nationale

Depuis des mois, des voix ne cessent de s’élever pour clamer que notre identité nationale est émasculée ou corrompue. Certaines mettent en cause l’héritage bourguibien, d’autres pointent du doigt l’influence « maléfique » d’une élite francisée ou occidentalisée, d’autant plus suspecte à leurs yeux qu’elle est "agnostique" ou "hérétique". Bien qu’elles aient envahi le champ politique et médiatique, ces imprécations ne procèdent en définitive que de la schizophrénie.

La Tunisie est arabo-musulmane depuis quatorze siècles. Cela se ressent en tout et partout. Mais la Tunisie est tunisienne et a su sauvegarder une personnalité distinctive, même sous les empires Romain, Byzantin et Ottoman. En fait, les particularismes tunisiens remontent très loin dans le temps et ne sont sûrement pas nés avec Bourguiba, la famille husseinite ou les Aghlabides. Seuls la géographie, l’histoire et les grands mouvements migratoires sont à même de façonner durablement un pays. Le Yémen, l’Egypte ou l’Irak n’échappent pas à la règle.

Les pays arabes ont une langue écrite commune, une culture académique et des références littéraires partagées. Mais chaque pays arabe a son territoire et quelques fois même son terroir. Chaque pays arabe se distingue par une histoire propre,  des drames et des joies nationaux, une géographie physique et humaine, un langage parlé, des modes de pensée, un imaginaire, des habitudes alimentaires et vestimentaires. Chaque pays arabe a donc son identité nationale propre. Alors pourquoi veut-on faire croire que la Tunisie n’est plus suffisamment arabe et en quoi les autres pays arabes sont-ils plus « arabes » que nous ? S’il s’agit de l’unité arabe, nous savons tous qu’elle est souhaitable mais qu’elle ne peut se réaliser que dans la démocratie et par la démocratie. L’histoire des convulsions unitaires arabes le démontre clairement. S’il s’agit du maniement de la langue arabe classique, beaucoup de linguistes renommés affirment que les Tunisiens en possèdent l’expression la plus approchante. S’il s’agit enfin de la coexistence entre langue arabe et langue étrangère, l’anglais n’est pas moins étranger que le français. En vérité, le mythe selon lequel la Tunisie et les tunisiens sont moins arabes que d’autres peuples ou contrées ne repose sur rien de rationnel, mais comme tout mythe il s’alimente de préjugés et de phantasmes.

La Tunisie est aussi musulmane. L’Islam est présent partout, dans notre paysage, nos cœurs, nos incantations, nos formules verbales, notre enseignement, nos rites, nos comportements sociaux, nos structures mentales, nos traditions et bon nombre de nos œuvres écrites. Et si l’on juge de la religiosité d’un pays au nombre de ses mosquées ou de ses fidèles, la Tunisie est probablement aussi musulmane que bon nombre de pays musulmans. Mais nous avons notre propre lecture de l’Islam. En effet, nous sommes pour la plupart des Malékites, avec quelques résidus chiites ou kharidjites. De surcroît, notre Malékisme a toujours été moins « rigoriste » qu’ailleurs, et les œuvres du plus grand penseur musulman du XX siècle qu’est Tahar BEN ACHOUR recèlent même quelques influences mutazilites. Ce fût notre tradition et notre originalité, du moins jusqu’au déferlement obsessionnel de  quelques stations télévisées moyen-orientales.  

Fernand BRAUDEL soutient que l’identité nationale constitue une matière vivante et qu’à ce titre elle est «incompréhensible» si on ne la replace pas dans la suite des événements de son passé, sans passion partisane ou politique. Il ajoute que le problème pratique de l’identité nationale, c’est « l'accord ou le désaccord avec des réalités profondes, le fait d'être attentif, ou pas, à ces réalités profondes et d'avoir ou non une politique qui en tient compte, essaie de modifier ce qui est modifiable, de conserver ce qui doit l'être ». Or, ceux qui vilipendent notre identité nationale ne cessent de falsifier l’histoire récente de notre pays tout en s’acharnant sur l’Etat pour l’abaisser et l’affaiblir, sans montrer la moindre velléité réformatrice. Ils ne proposent, en substitution, qu’un alignement sur un présent chaotique ou un passé régressif. Heureusement que l’immense majorité des Tunisiens a toujours su concilier entre progrès, identité nationale et racine arabo-musulmane ; et nul sondage ou expertise psychologique ne lui sont nécessaires pour qu’elle se découvre tunisienne, car c’est ainsi qu’elle est en réalité et c’est ainsi qu’elle restera.

Habib Touhami