Success Story - 14.12.2011

Retour sur le parcours politique de Hamadi Jebali

Il s’est éveillé à la conscience politique au lendemain de la guerre des six jours  en 1967. Il avait 17 ans. Il aura l’occasion de parfaire sa culture politique et de « réfléchir sur un ensemble d’idées clefs qui  guideront [ses] pas par la suite » au cours de ses études en France. De retour en Tunisie, en 1978, il se lancera dans l’action militante au sein du Mouvement de la Tendance Islamique. Ce sera le début d’un long combat marqué par de terribles épreuves qui ne prendront fin que le 14 janvier 2011. Le parcours hors du commun de Hamadi Jebali raconté par le nouveau chef du gouvernement.

«Ma première prise de conscience politique et, d’ailleurs, mon premier contact avec la prison, remontent à mon enfance. En 1957, j’avais à peine 7 ans (né le 13 octobre 1949), lorsque mon père, menuisier à Sousse et Youssefiste invétéré, était arrêté et mis en prison. Nous étions 6 enfants: 4 filles et 2 garçons et je devais aider ma famille à aller lui porter un modeste couffin de ravitaillement, à la prison Habs Al Mokhtar. Il était dans la grande cour, avec son compagnon de cellule, Ben Rayana, instituteur qui fut condamné à mort et pendu. Voir mon père et son camarade de lutte dans cet état, opprimés pour leurs idées, sans avoir commis le moindre acte délictueux, subissant le joug du despotisme, avait sans doute ancré en moi les premiers sentiments de rejet de la dictature.

Je dois à mon père d’avoir éveillé en moi le sens du patriotisme, ouvert les yeux sur l’élan nationaliste arabe incarné alors par Nasser avant de subir la grande Naqsa de 1967 et de connaître le goût amer de la défaite… qui, loin de vous anéantir, doit vous donner de nouveaux ressorts. Je ne savais pas alors que j’allais être, moi aussi, victime de Bourguiba et, plus encore, de Ben Ali. D’un seul trait, je purgerai 16 ans et demi de prison, de 1989 jusqu’à 2006, dont 10 années d’isolement total…

Très jeune, je n’avais qu’une seule ambition, réussir mes études et servir mon pays. Ayant décroché mon bac technique (Lycée Technique de Sousse, 1969), j’étais proposé pour rallier l’ENIT, alors naissante et bénéficier d’une bourse. Mais, j’étais déterminé à partir pour la France, rejoindre mon frère établi à Reims et m’inscrire à la faculté des Sciences et Techniques, qui, en avant-garde, offrait des filières innovantes comme l’informatique, les sciences de la terre, etc. J’y décroche ma maîtrise, puis je pousse mes études aux Arts & Métiers, à Paris, en me spécialisant dans la thermodynamique appliquée au chaud et froid et aux énergies nouvelles et renouvelables.

Dans le tumulte parisien

A Paris, j’ai trouvé une chambre d’étudiant à la résidence universitaire d’Antony, alors véritable vivier politique de toutes tendances, qui s’animait le soir de mille et un débats. Dans la journée, c’est à la Cité Internationale, du boulevard Jourdan, que se confrontaient les causes et s’affrontaient les groupuscules. Je prenais, au début, un réel plaisir à tout suivre attentivement, puis avec des camarades tunisiens, notamment Moncef Ben Salem, Monji Blel et Salah Karkar, nous avons commencé à nous organiser, surtout après avoir reçu pour la première fois la visite du Cheikh Rached Ghannouchi.

En neuf ans passés en France, entre études, stages et expérience professionnelle, dans un pays en pleine mutation politique, économique et sociale, j’ai pu enrichir mes connaissances et commencé à réfléchir sur un ensemble de questions clefs qui, par la suite, guideront mon parcours.

Le retour en Tunisie et les premiers engagements

De retour à Tunis en 1978, j’ai été recruté en tant que chef du département Energétique au sein d’un bureau d’études particulièrement reconnu pour sa compétence, AUED, et j’ai pris en charge alors les composantes fluides de grands projets tels que le CHU Habib-Thameur, l’hôpital Fattouma-Bourguiba à Monastir et autres. Si les aspects techniques ne me posaient aucune difficulté, les conditions d’exécution des marchés et l’interventionnisme excessif du ministre de l’Equipement (Sayah) et du gouverneur (Skhiri) m’avaient édifié quant à la réalité de l’environnement des affaires en Tunisie.

Parallèlement à mon engagement professionnel, je m’investissais également dans l’action militante au sein de ce qui deviendra le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI). « L’embellie du printemps 1981 » nous a fait croire à une illusion d’ouverture démocratique et nous nous sommes empressés de demander la légalisation de notre mouvement. En vain. Une première vague d’arrestations s’est alors abattue sur notre direction et c’est ainsi que, pour assurer la relève, j’ai été élu président du MTI, lors du congrès de Soliman. A ce titre, et malgré la quarantaine hermétique imposée à notre mouvement, j’ai pu établir des contacts avec des hommes sages parmi les grands militants du parti au pouvoir qui avaient pris le risque de me rencontrer, porté nos messages et essayé de défendre courageusement notre cause pour la libération de nos frères et la légalisation de notre parti. Auprès du Dr Hamed Karoui, notamment, alors encore établi à Sousse et ne faisant pas partie du gouvernement, mais très respecté de tous, nous avons trouvé une réelle écoute et une grande compréhension. C’est d’ailleurs vers lui que je me suis souvent tourné dans les moments délicats…A la libération de mes frères en 1984, Cheikh Rached Ghannouchi a repris ses fonctions et j’ai été élu chef du bureau politique, continuant ensemble notre activisme.

L’exil… et le désenchantement dès le retour

Les évènements de l’été 1987 n’ont pas tardé à susciter l’ire du régime qui a déclenché une deuxième vaste vague d’arrestations qui a conduit près de 10 000 de nos militants et dirigeants en prison. Parvenant à entrer en clandestinité, et condamné à mort par contumace, je me suis arrangé pour franchir les frontières et me réfugier en Algérie. De là, je suis parti pour la France pour m’établir en Espagne. Ce pays, alors à peine sorti de la dictature et vivant une belle transition démocratique, me paraissait plus approprié et j’ai pu y obtenir l’asile politique. J’ai dû être l’un des premiers Tunisiens, sinon le premier, à en bénéficier depuis l’Indépendance.

J’avais laissé ma femme enceinte et notre fille alors âgée d’à peine 7 ans. Je craignais beaucoup pour elles, mais je n’avais pas le choix. D’ailleurs, ça n’a pas tardé, la police politique n’a pas cessé de harceler mon épouse, jusqu’à la clinique où elle devait accoucher de notre troisième fille. Heureusement, l’intervention du Dr Hamed Karoui a pu lui éviter les pires déboires. Avec « le changement de 1987 » et l’amnistie générale décrétée, j’ai repris espoir de retrouver mon pays pour y reprendre mon combat. C’est ainsi que j’ai reçu un appel téléphonique de Hédi Baccouche m’annonçant que «la page est tournée » et m’invitant à rentrer tout en me réitérant de fortes assurances. Après avoir consulté nombre d’amis, et croyant pouvoir saisir une réelle opportunité, je m’y suis résolu. Une haute responsable du ministère des Affaires étrangères à Madrid, que j’ai tenu à saluer avant mon départ, était pourtant très sceptique. « Avez-vous confiance en ce Général, me demanda-t-elle avec insistance ? Pouvez-vous lui faire confiance ? ».

Mais, ma décision est prise, ma place ne peut être qu’en Tunisie, quel qu’en soit le prix. A peine débarqué à l’aéroport de Tunis-Carthage en septembre 1989, j’en ai eu un avant-goût. Une voiture banalisée de la police m’attendait pour me filer jusqu’à Sousse, une filature qui ne s’arrêtera presque plus. Imaginez tout ce que j’ai dû coûter au pays : une étroite surveillance, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 par 3 équipes qui se relayent et me marquent à la trace. Même lorsque j’allais faire mes courses chez le marchand de fruits et légumes, les policiers ne manquaient pas de l’interroger sur mes achats, comme si cela pouvait être intéressant.

Le premier signal avant de lancer la décapitation

Les évènements allaient s’accélérer rapidement à l’approche des élections législatives. Notre Mouvement dépose une nouvelle demande d’autorisation pour un parti politique, couplée avec celle pour un journal. Coincé par cette double demande, le régime n’a cédé que sur le journal, refusant la légalisation du parti. Et c’est ainsi que j’ai réuni une petite équipe et lancé l’organe d’Ennahdha, sous le titre d’Al Fajr. Un média précieux pour faire entendre notre voix et soutenir nos candidats aux élections. Le régime pariait certainement sur les erreurs qu’on allait commettre et le désaveu populaire qu’allaient susciter nos positions clairement exposées, exerçant un contrôle inlassable sur tous ceux qui achètent le journal. Mais, cela ne pouvait nous décourager.

La participation à ces législatives était déterminante, constituant un véritable virage pour l’avenir du mouvement. Le raz de marée électoral en faveur de nos listes a surpris et effrayé le régime de Ben Ali qui a pris conscience du danger que nous représentions pour lui. Un ami correspondant du Monde, Michel Deuré, m’a d’ailleurs alerté. Créditant Ennahdha de pas moins de 60% des voix, il m’avait mis en garde contre le revers de ce triomphe que Ben Ali ne pouvait accepter. Le verdict est tombé rapidement. Pour avoir publié dans Al Fajr un article rédigé par Maître Mohamed Ennouri sur la constitutionnalité du Tribunal militaire, nous avons été tous les deux arrêtés et condamnés, en décembre 1989, à un an de prison pour moi et six mois avec sursis pour lui. Solidaire avec moi et s’estimant être l’auteur principal, Me Ennouri avait refusé la sentence «allégée» prononcée à son encontre, et s’est obstiné à rester en prison avec moi. Pour Ben Ali, la décision était prise: il fallait coûte que coûte décapiter la direction d’Ennahdha et l’éradiquer totalement. Et, c’est en prison que sont venues me rattraper les autres peines beaucoup plus lourdes qui m’ont été infligées : 17 ans supplémentaires d’emprisonnement. Il faut dire que lors de mon arrestation en décembre 1989, je n’avais subi aucune torture et je dois être l’un des rares à y avoir échappé. Conduit pour interrogatoire au ministère de l’Intérieur, je n’y étais resté que deux heures, ayant moi-même reconnu avoir publié l’article de Me Ennouri et endossé sa responsabilité, le tout consigné dans un procès de 4 pages que j’ai signé avant d’être mis sous écrous à la prison de Tunis, n’ayant jamais pensé que les portes allaient se fermer derrière moi, pour une si longue période.

Prison : l’horrible épreuve et la grande école

La prison est une pénible épreuve. J’y passé d’affilée seize ans et demi. Le plus dur, ce fut les 10 premières années, enfermé dans un isolement total, souvent dans un « silo », très étroit, très sombre, sans pouvoir parler à personne, privé de lecture et d’écriture, pratiquement dans des conditions infra-humaines. Les visites étaient écourtées à 10 minutes et dans un parloir sous haute surveillance. Même lorsque trimballé d’un centre pénitencier à un autre, du Nord au Sud, jusqu’à Harboub, dans le gouvernorat de Médenine. Lorsque ma mère, malgré son âge avancé, ma femme et mes filles, prenaient tout leur courage pour parcourir des centaines de kilomètre et me rendre visite, par chaleur suffocante, comme par temps glacial, elles ne disposaient que de ces 10 minutes et ne pouvaient me parler qu’en présence de quatre surveillants… Epié, c’était horrible à vivre.

Mais, quand j’y pense aujourd’hui, j’ai l’impression que ces 16 ans et demi se sont déroulés, malgré toutes les privations et souffrances, comme un éclair. Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais c’est ce que je ressens, pour au moins deux raisons. La première, c’est que l’épreuve de la prison vous apprend beaucoup et vous structure. J’y ai personnellement réalisé la véritable nature du régime de Ben Ali, son mode de commandement, son architecture mentale et son organisation, bien cloisonnée, fortement autoritaire, où le Grand Chef a, seul, le premier et dernier mot, tous les droits, le droit de vie ou de mort sur tous les autres. J’observais le comportement du directeur de prison qui venait parfois, ici et là, visiter ma cellule, entouré de ses acolytes. Il était le seul à parler et tous les autres se tenaient silencieux, à ses ordres, sans la moindre remarque ou le moindre commentaire, en position de soumission totale, prêts à exécuter ses ordres, sinon les devancer. Le petit chef de couloir, ou plus tard de chambrée, qui m’opprimait, s’effaçait devant son supérieur hiérarchique et ainsi de suite : la loi du plus gradé, l’oppression absolue. Ben Ali en a fait son système : désarticuler toute personnalité, détruire toute velléité de résistance, mater et écraser l’autre, le livrer soit à la soumission totale soit à une mort lente qui conduit à la démence ou à trépas. C’est une lutte permanente de deux volontés : celle de résister et de survivre, contre celle de périr.

La seconde raison, et je ne lui trouve pas d’explication rationnelle, c’est cette décantation de l’âme, une sorte de transcendance métaphysique qui crée en vous le sentiment de laisser le corps en prison mais de libérer l’esprit et l’âme dans l’au-delà. Prisonnier certes, mais libre dans la tête. Je me rappelle la visite d’un juge d’application des peines qui était surpris de me trouver calme et serein, acceptant mon sort, dans une cellule de 2 m x 3 m. Ne pouvant retenir son étonnement, il m’avait demandé comment je pouvais y vivre et depuis si longtemps. Je lui avais répondu, en le prévenant, qu’il n’allait pas le comprendre, que dans ce réduit, la place réservée à mon piètre lit était pour moi une vaste chambre à coucher, le coin de table était ma salle à manger, donnant sur la cuisine et que le coin pour faire mes besoins devenait ma salle de bain. Ebahi, il n’a pas pipé mot. Et pourtant, c’était la représentation mentale que je me suis faite de ma geôle. Dans ma tête, je n’étais plus le prisonnier, mais le geôlier, je n’étais pas en prison, mais ailleurs, et le véritable otage, c’était Ben Ali et son régime qui ne tarderait pas à s’effondrer, tant il était porteur de son germe d’autodestruction.

Une oppression sauvage érigée en système

C’est en prison que j’ai mieux connu le peuple tunisien, dans sa diversité. Ensemble, nous avons appris que tout ne peut s’arracher que par la lutte, la résistance, au prix de grèves de la faim, de sacrifices et de solidarité. Ces combats que nous avons menés chacun de son côté et vécus dans notre chair ont fini par obliger nos geôliers à accéder à nos revendications de regroupement, de droit aux livres, à commencer par le Livre Saint, aux journaux, même si c’était a minima. Regroupés, nous étions cependant isolés des détenus de droit commun, avec l’interdiction de parler avec eux, privés de prières collectives, de télévision aussi et ce, pendant de longues années. Même lorsqu’ils ont accepté de nous remettre quelques journaux, nous recevions des quotidiens officiels, dont certains articles étaient découpés en lambeaux…

De cette sauvage oppression,  Ben Ali est le maître d'oeuvre, prenant un réel plaisir à briser ceux qui osent lui résister, saper les fondements de l’Etat, confisquant pour lui seul l’ensemble du pays, créant autour de lui le néant. Jamais il ne pouvait supporter la moindre opposition, la moindre intelligence. Jamais il ne pouvait tolérer le moindre leader autre que lui. Regardez ce qu’il a fait avec Habib Achour, qu’il a envoyé, à son âge, finir ses jours à Kerkennah, avec Ahmed Mestiri, qu’il a fait arrêter et terrorisé, avec Ahmed Ben Salah et bien d’autres.
Regardez aussi comment il a détruit l’université qui était un vivier de futurs cadres de la nation et un foyer de débats et d’activisme pluralistes. Sans oublier l’UGTT qu’il a essayé de domestiquer et de vider de toute sa substance. Plus qu’un crime, c’est une haute trahison à l’égard de tout un peuple et de tant de générations. Sorti de prison en 2006, je croyais pouvoir bénéficier en fin de la liberté, mais j’ai dû déchanter rapidement. Placé en résidence surveillée chez moi, j’étais privé de tout déplacement, empêché de recevoir les miens, soumis à un contrôle étouffant. Sans m’y résigner, je me suis arrangé pour y échapper, graduellement, prenant le risque de sortir, réussissant souvent à semer la filature, jusqu’à ce que l’étau a commencé à se desserrer progressivement. Avec mes frères d’Ennahdha, nous nous sommes remis à l’oeuvre pour reconstituer le mouvement, organiser nos rangs, reprendre avec nos frères en Tunisie et ceux de l’exil…

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