Opinions - 10.10.2011

Contribution à l'analyse critique du plan Jasmin

Commençons par dire que le gouvernement de transition peut avoir de bonnes idées.
Les grandes lignes du plan Jasmin ont au moins le mérite d’exister.

 Le titre de cet article peut paraître quelque peu présomptueux. Il vise plus simplement à mettre en relief, des présupposés discutables, de fausses évidences, des raccourcis de raisonnement.

Les objectifs en soi sont louables …mais la méthode discutable.
Voici ce qu'on y lit : « La stratégie de développement ambitionne de réaliser une croissance moyenne de 6,3 % (une concision à faire pâlir les ignorants), d'atteindre un revenu par tête d'habitant de 9746 dinars et de créer 500 000 emplois additionnels dont 300 000 au profit des diplômés du supérieur, permettant, ainsi, de réduire le taux de chômage à 10,5 % (encore cette précision ciselée) en 2016 ». Impressionnant de sérieux.

Par conséquent une « stratégie de croissance » fondée sur l’initiative privée et l’aide internationale. Le propos semble sage, raisonnable, cohérent, équilibré.

Sans vouloir faire de mauvais procès, mais cela saute aux yeux, on n'observe aucune différence substantielle, avec ce qui était dit et fait, précédemment, du temps de l’ancien régime, tant dans les mots (le langage économique) dans la formulation (enchainement logique et causal), que dans la forme (concocté en conclave par des experts).
Le mythe réactualisé des experts neutres et objectifs, continue à faire ses ravages. Or ils se trompent encore. L’économie est au dessus des débats partisans…Rien de plus faux.

Si vous aviez encore des doutes, les initiateurs de ce plan lèvent toute ambigüité, affirmant que notre modèle débarrassé de la corruption est le bon, omettant au passage de dire que la dérive ultralibérale du tissu économique avait aussi contribué aux conséquences que l’on connaît. Ce message fort est relayé par toute une frange de spécialistes : La Tunisie débarrassée peut faire comme la Malaisie. D’autres voient l’avenir  dans un modèle à la Dubaï ou Singapour. Mais pour qui ? Affligeant et atterrant !
Mais questionnons la dynamique de cette croissance et ses moteurs.
Une croissance de plus de 5,5%, durant plusieurs années n’a pas empêché la dérive visible d’un partage toujours plus inégalitaire des richesses. La portion de la « valeur ajoutée » destinée par les salaires a perdu 10 points. Enorme silence.

En fait, une croissance productrice d’inégalités, au cœur de laquelle se décide le partage. Deuxième observation. Le primat de « l’initiative privée » est réaffirmé avec force : moteur principal de ladite croissance. Croire et faire croire que tout réside dans la mobilisation individuelle est au mieux un vœu pieux, au pire une erreur.
Pourtant les faits sont têtus.

Cette « initiative privée », aux meilleurs moments de cette « croissance », n’a jamais été capable d’absorber plus de 60% de la demande additionnelle annuelle d’emplois n’offrant en sus que du travail sous-qualifié. Faut-il être à ce point aveugle, et dans le déni pour ne pas voir que la force réelle du secteur privé (sa constitution historique, sa démographie, son capital) est encore incapable à elle seule de relever les défis de cette étape historique! Cherchons plutôt du coté des PPP. Pas un mot.

Le « secteur privé » a fini aussi par faire sienne les injonctions de la mondialisation, de la compétitivité dont la seule variable d’ajustement est les coûts salariaux, et de sa variante annexe d’ajustement : la flexibilité dont le levier est la souplesse de l’emploi.

Le modèle réitère les mêmes poncifs, une renonciation implicite à ces réalités-dogmes.
Un plan conduisant inexorablement le raisonnement à de fausses alternatives binaires : Où l’emploi ou les salaires !  Les devises, où la stagnation. Que de mots dont usent les experts, dont ils ne subissent pas les effets ravageurs. Un état régulateur suffit, un vrai renoncement conceptuel !

En troisième lieu. La mobilisation de l’investissement national, va générer une production de biens, engendrant une création d’emplois et une substantielle augmentation du pouvoir d’achat. Duperie « savante », niant la déformation inéquitable de la courbe des revenus. Exit l’indice de Gini et les déciles.  Exit la faiblesse chronique des salaires, et la massification du travail précaire.

Nous ne voyons là, aucune rupture avec le modèle du « bon élève » de Davos et des institutions internationales, de la carte postale des couches moyennes. En quelque sorte, la poursuite d’un chemin unique et obligé, une répétition, presque à l’identique, de recettes qui ont failli, de mécanismes inchangés de reproduction des inégalités, et par là des logiques convergentes qui nous ont manifestement et précisément mené dans le mur.
L’exercice fort louable pêche toujours par défaut de construction, truffé de raccourcis, de sous entendus (qui ne vont plus de soi) qu’il serait fastidieux de relever.

Encore prendre pour « argent comptant » ces recettes qui ne sont que des fables : les IDE, que l’on espère tant mais qui fonctionnent sur d’autres logiques (couts et marchés). Une aide étrangère que l’on a trop tendance à considérer comme désintéressée en dépit de ses conditionnalités et de son caractère lié. Que d’inadmissibles contorsions. Ces mêmes experts diront dans quelques temps, c’est la faute à la conjoncture internationale. Si le peuple décide de vous envoyer au pouvoir c’est précisément pour que vous ne puissiez dire de telles choses.
Pas franchement d’options nous dit on, oui, certainement, pour une pensée fataliste, renonciatrice, abdiquant, une pensée percluse de « nous sommes petits, pas d’autre choix » !  La survie par les devises ! Quand ce n’est pas par la bourse, le compte capital, la convertibilité totale du dinar…On croit rêver !

En quatrième lieu, la capacité de financement et le recours à cette « aide liée », fait l’impasse, sur l’évasion fiscale et la fuite des capitaux (silence), sur les liquidités importantes qui circulent dans le pays (silence), et qui tournent sur elles-mêmes dans des sphères spéculatives, tels le foncier, l’immobilier, la bourse. Impasse sur les avoirs à l’étranger (résignation fataliste), sur l’audit de la dette (ce n’est pas le moment) et son possible lissage ultérieur acceptable. La peur de l’initiative privée ? De l’aide amie? Qui viendraient à se défiler, à trainer des pieds….voilà donc l’une des vraies raisons de ces craintes à peine voilées et qui sous-tendent  le raisonnement de ces experts.

Pas un mot sur le déficit structurel du commerce extérieur, sur le nécessaire « peignage » des importations, non vitales, non indispensables. Pas un mot sur les lois 72 et 86. Pas un mot sur le « familialisme » des grands groupes incapable de voler en formation vers de nouveaux marchés !

Alternativement, ne serait-il pas temps de procéder à une réforme fiscale, de lever « un grand emprunt national », d’appeler à une « grande conférence nationale sur les salaires et l’emploi » de restaurer des règles du droit du travail à minima?

Sans doute le modèle sophistiqué ne peut-il intégrer toutes ces variables. Consternant.
La même rhétorique sur l’emploi et son chiffrage magique est toujours à l’œuvre. Ce ne sont pas d’ersatz d’emplois mais de travail que veulent les jeunes. Pas d’emplois précaires, mais d’une vraie activité annuelle, contractualisée, viable….
 Impossible semble dire, en creux, ce plan ! Effort, productivité, stabilité, confiance, et climat des affaires ! En somme un retour à la normale ! Ce plan, tel qu’il est, s’égare ; ses orientations stratégiques sont impuissantes et inopérantes à relever les défis.

On s’attendait à une autre logique, à l’élaboration des contours d’un grand dessein, comme une grande ambition pour la mer et l’eau et les énergies nouvelles, et des instruments d’économie mixte.
Trouver d’autres perspectives, d’autres mots, d’autres formulations.
Faites un effort messieurs les «experts »….faites-nous rêver, ou alors cédez amicalement la place. Votre sérieux sonne comme une indigence.
Boutade s’entend bien sûr.

Hédi Sraieb