Opinions - 26.09.2011

Quand nos élites médusées redécouvrent la lutte des classes !

Oui, les toutes premières nouvelles au lendemain du 14 Janvier, et les réflexions du moment, étaient manifestement teintées de cet indécrottable angélisme et exotisme propre à cette pensée occidentale, mais assez largement partagé ; souvenez-vous : « La révolution du Jasmin », « un peuple pacifique, accommodant, du juste milieu, attaché à des valeurs de paix, de tranquillité, et de douceur de vivre », une révolution politique « dégage » expédiée en quelques semaines sans excessif bain de sang…, image d’Epinal à laquelle certains ont voulu croire, pour les obstinés de la continuité des institutions, et failli croire seulement, pour ceux qui prenant un peu de recul ont perçu une déflagration plus multiforme qu’elle n’y paraissait de prime abord. Au final, cette révolution n’est pas si pacifique que cela, pas si seulement politique que cela, elle est aussi sociale, protestataire de l’ordre social, et somme toute assez violente.

Le « il fait bon vivre en Tunisie », « la qualité de la vie, et la fierté du modèle de couches moyennes » ont fini par voler en éclats.

Certains s’aventurent, et osent réutiliser une terminologie désuète…le risque de lutte des classes. Répéter ! A n’y plus rien comprendre.

Pourtant les signes et marqueurs de cette révolution qui a du mal à se refermer sur elle même, ces dénominations n’ont été  encore pour quelques temps, que : des émeutes, des violences aveugles des bandes de voyous, des saccages et  d’innombrables dégâts intolérables.

Ces descriptions, qui ont certes la vie dure, semblent s’affadir et finissent par s’éclipser laissant progressivement la place, par un jeu subtil de glissement sémantique (lexicalement parlant) aux analyses sociologiques plus profondes du mouvement social, de ses revendications le plus souvent complexes et contradictoires.

Ces analyses plus éclairantes ont encore quelque mal à se frayer un chemin, face à un déni qui persiste à certains étages feutrés de la société bien pensante, et partagées somme toute par nombres de couches sociales, et partis du même rivage, qui s’arrogent aussi le droit de vilipender le désordre, et l’instabilité. Quelle noble condamnation morale !

 Jusque là les injustices étaient « circonscrites et limitées » pour l’essentiel à la seule « sphère de la famille » prévaricatrice et prédatrice. Très tôt, souvenez-vous, nombreux ceux qui ont tenté d’accréditer l’idée que débarrassée de cette gangrène, le pays retrouverait la voie de la croissance et de la stabilité, de l’équilibre…etc
Refermer une révolution n’est pas chose facile, seul le peuple en décide, du moment où il le veut. Mais tel n’est pas l’objet de ce papier, bien incapable de désigner ce temps d’apaisement et de réconciliation.

De simples faits divers, les différents mouvements sociaux s’amplifiant et se propageant sont passés à la rubrique noble : Politique. Il est vrai qu’ils sont montés crescendo faisant fi dernièrement de l’état d’urgence.
Les hésitations de la compréhension ont été longues à se dissiper : d’un côté les quelques milliers de Kasbah 1, contre les quelques autres milliers de la coupole….Energumènes incultes, contre majorité silencieuse plus raisonnable : 1 à 1, la balle au centre.

Mais voilà les doutes s’installent et commencent à laisser la place, il est vrai encore timide, mais lucide et froide, à une autre approche reléguant aux oubliettes, les thèses complotistes, les affrontements tribaux (sic), à des réflexions sur des ressentiments profonds vis-à-vis des dirigeants des entreprises publiques comme privées, à l’usage de mots comme « mounachidines », à des remise en cause de la presse elle même soulignant le caractère spécifique des revendications, beaucoup moins classiques des augmentations de salaires, que beaucoup plus nouvelles et axées sur la précarité, des demandes de titularisations, de contrats de travail, de contractualisation en lieu et place des sociétés de services sous-traitantes. Moderne notre pays, il a aussi de l’intérim.

Un continent de drames, de désespérances, de mal-vivre a surgi liés spécifiquement au mode de fonctionnement des entreprises : des salaires à la pièce, des dépassements d’horaires impayés, des licenciements abusifs, des conditions d’hygiène et de sécurité, forçons un peu le trait, dignes du 19e siècle de Charles Dickens.

Que l’on ne s’y méprenne pas, il y a toujours dans ces mouvements des débordements (un syndicalisme dépassé par sa propre base), des trublions de toutes espèces, et des mafieux  patentés et protégés, dont on ignorait jusqu’à l’existence.

Mais l’arbre ne doit plus cacher la forêt, la révolution est éminemment politique mais aussi sociale. Les exactions, les atteintes à la personne sont, de toute évidence, regrettables et condamnables. Mais voilà le regard change.

Citons le courageux propos du Pr Zghal qui décrit en substance: « une accumulation dans l’atmosphère de haine et de ressentiments…qui rejaillit sur l’entreprise, les femmes et les hommes d’affaires ». Voilà qui est dit.
Le discernement voudrait que l’on fasse la part des choses, mais les conflits localisés se sont transformés en affrontements, la nuance est de taille, tant qualitative que quantitative, n’en déplaise à certains qui au lieu d’analyses, s’époumonent : halte au chaos, retour à l’ordre et à la stabilité…interprétés, comme il se doit, par d’autres comme suspects, complices et contre-révolutionnaires…On n’est donc pas encore tout à fait sortie de la dramaturgie et de la rhétorique habituelle en pareille circonstance : c’est une révolution de l’ordre social.

L’affrontement est bien là quasi généralisé se cristallisant sur les droits au travail et du travail, sur le partage, au cœur même de l’entreprise, pouvoir actionnarial contre pouvoir salarial.

Certes les choses ne sont pas aussi réductibles, nombre d’entrepreneurs ont par peur abdiqués, tentant de sauver leurs peau et celles de leur proches, et joués le jeu.

Mais d’autres aussi ont foulé aux pieds un code du travail pourtant poussiéreux…tendez l’oreille, écoutez et entendez les suppliques. Si vous avez encore des doutes que dire alors de la disparition corps et âmes du patronat. Silence radio pour le moins accusateur à son endroit. Alors oui, certains tentent de sauver ce qui encore l’être, et s’assurer de :
La responsabilité sociale de l’entreprise, -on aura compris que ce n’est pas sa priorité-,  une conduite plus éthique,-elle ne l’était donc  pas-, une meilleure gouvernance, -terme inventé par les IFI en lieu et place de l’entrelacement des pouvoirs et des intérêts antagoniques, voilà, décidément qui ne convainc pas. Une autre porte de sortie est franchement à inventer, la morale, elle, n’y changera bien.

Cette période souligne, s’il en était besoin que c’est sur le lieu même du travail, au cœur même de la production que se règlent les rapports des forces et leurs solutions.

A l’évidence, nombre d’entreprises publiques comme privées avec leurs dirigeants rechignent à effectuer ce pas décisif en direction d’une solution, celui d’une  courageuse autocritique, du vrai mea-culpa, d’accepter autour d’une table de revisiter leurs relations aux salariés…de négocier inévitable, en lieu de quoi pratiquer l’évitement, le silence suspect  du retour à la normale, secrètement souhaité…Gare à la colère du peuple elle peut devenir aveugle.
Loin des préoccupations du plan Jasmin, du G8, il serait temps aussi de renouer les fils et les liens du dialogue social, beaucoup y parviennent dans la douleur, y laissant plus que des plumes, d’autres désespèrent d’en finir au plus vite.

Le cœur des difficultés, des problèmes à résoudre gisent bien là et pas ailleurs.
L’entreprise est le lieu des pouvoirs qui se font face liés au partage des richesses, plus équitable, -affaire de subjectivité-. L’entreprise constitue bien le centre réel, plus précisément l’épicentre des contradictions de cette révolution, et non une chimère.

Revenons, messieurs les observateurs et experts à une chose essentielle et non plus à des balivernes, et des cache-misères : comment redonner le goût du travail et non pas d’un « erzats d’emploi », précaire, obstruant toute possibilité de vie digne, sans source d’épanouissement et de plaisir !

Les copier-coller des anciennes méthodes, à grands renforts d’experts, de chiffrages fondés sur des simulations elles mêmes basées sur des chiffres biaisés, n’y suffiront pas, même saupoudrées des libertés individuelles. Le débat fait rage : 500.000 contre 595.000 emplois, on croit rêver, allez donc en parler sur le terrain, à ceux qui ont risqué leur vie, espérant trouver un vrai travail. Confondant de ridicule ce 7,3% de croissance contre le 9,6% de l’autre, quand notre degré d’extraversion n’a jamais été aussi fort. Le ridicule ne tue plus à l’évidence mais  les béats mystifiés s’en contenteront.

Pour l’heure, peut être un seul conseil aux dirigeants des entreprises : Reprenez vos calculettes, calculez la ligne du bas du compte d’exploitation et revenez dire si cela est compatible avec un vrai travail à temps plein rémunéré décemment avec des perspectives à venir. Certes, humilité oblige…pas si simple.

Voilà bien, toutefois, la direction difficile, périlleuse, mais portant la seule qu’il convient d’emprunter, mais convenons-en, ……la lutte des classes n’existe pas….

Hédi Sraieb