Opinions - 11.09.2011

New-York 2001 – Tunis 2011

Plus que la disparition de Ben Laden, la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, dix ans après le 11 septembre 2001, semble avoir fait entrer le jihadisme dans son éclipse, pour ne pas dire dans son déclin. Ce coup de théâtre est tellement inattendu, tellement affranchi des pronostics, qu’il a devancé toutes les imaginations. Laissons les bonds de l’histoire nous entraîner dans leur mystère.

Des régimes anachroniques ont été emportés par un soulèvement dont la rapidité n’a d’égal que sa non-violence. Un des peuples les plus obéissants de la terre, les plus dociles, s’est découvert une trempe de révolutionnaire, suivi par d’autres. Personne ne s’y attendait,  lui moins que quiconque. Et contre quoi a-t-il fait sa révolution ? Est-ce contre la culture occidentale ? Non. Contre l’impérialisme ? Non. Contre le mondialisme ? Non. Contre le sionisme ? Non. Contre les Infidèles ? Non. Contre les Juifs ? Non. Pour la première fois dans l’histoire, les décolonisés se sont révoltés contre eux-mêmes. La chute d’un régime est en soi révolutionnaire, mais ce qui l’est davantage, c’est la nature philosophique de ce changement.

Les Musulmans n’auraient donc pas comme seule fin de détruire les valeurs occidentales ? La démocratie ne leur est pas si haïssable ? La modernité ne leur est pas contre-nature ? Voici en quels termes s’énonce l’étonnement occidental.  Peut-être est-ce le premier signe des Musulmans de sortie de la religion, et plus encore, de dépassement de leur « complexe du colonisé ». Ils ne cherchent plus à punir l’Infidèle, mais à s’amender eux-mêmes. Ils ne veulent plus exorciser le « grand Satan », mais leurs propres démons. Ils ne sont plus obnubilés par l’ennemi extérieur, mais en lutte avec un mal intérieur. Ils ne se défoulent plus sur les grandes puissances, mais ils s’élèvent contre eux-mêmes. Bref ils acceptent la dure rançon de la véritable indépendance : la responsabilité.

La liberté leur apparaît désormais comme une cause plus sacrée que l’identité. Lorsque le regard sur soi change, le regard des autres sur vous change aussi. Les observateurs étrangers voient soudain se dessiner un autre visage du décolonisé. En se libérant de soi, les décolonisés ont ôté aux occidentaux leurs préjugés. Ainsi ces peuples-là nous ressemblent ? disent les Européens. Ils ont un idéal qui nous est familier ? Mieux, ils rêvent de démocratie, quand nos démocraties sont malades de scepticisme. Ils imaginent un progrès dont le sens nous a désertés. Ils raniment des passions politiques dont il ne nous reste que mélancolie. On les croyait tournés vers Dieu, les voilà captivés par l’Homme. On les croyait absorbés par leur salut d’au-delà, les voilà happés par leur bonheur ici-bas. On les croyait prisonniers de la religion, les voici libres de l’usage de leur raison. Ils semblaient fixés sur le passé, les voici inventifs du futur. Ils s’enthousiasment pour leurs élections, tandis que nous en sommes blasés. L’amour républicain les grandit, nos haines communautaires nous rapetissent. Tandis qu’ils sortent de leur crise identitaire, la nôtre est plus aigüe que jamais.

Ainsi, ce n’est plus sous le masque de la « différence », de la singularité « culturelle » qu’apparaît ce Musulman qui a fait une révolution non-religieuse. Non seulement il ne fait plus peur, mais il séduit. Il ne fabrique plus des bombes, mais des constitutions. Il ne prononce plus des fatwas, mais des lois civiles. Il ne parle plus de la repentance des autres, mais du procès des siens. Il n’est plus en mal de mémoire, mais de justice. Il n’est plus en quête d’identité, mais de dignité. Il est d’une ressemblance telle que l’Européen y retrouve le charme nostalgique de soi. Il a rendu visible sa simple et pacifique humanité.

Toute l’identité européenne, ces dernières années, s’est construite dans la défense agressive de ses « valeurs occidentales », contre les attaques dont le 11 septembre ressuscitait la folie fasciste. Mais en 2011, c’est un discours antifasciste que les Européens entendent. Nous voici face à quelque chose qui n’est plus de l’ordre de l’épouvante, mais de l’espérance.

Ainsi peut-on dire que les deux événements les plus incroyables du XXIème siècle, le pire comme le meilleur, ont surgi du monde musulman. Les pays de « l’axe du Mal » on pivoté soudain sur une « ligne du Bien ». La civilisation mondiale n’obéit plus à des critères manichéens. Après que l’année 2001 eut enflammé une décennie de guerres, l’année 2011 marque des effervescences de paix.

Le culte de la puissance a produit des dégâts si considérables de part et d’autre que l’humanité, croyante ou pas, y est devenue allergique. De même que la démocratie par la force désespère de sa victoire militaire, de même les violences de l’islam lui ont aliéné sa propre communauté. Personne n’est plus autorisé à persécuter les peuples, ni au nom de la liberté, ni au nom de la foi. 

Non, la démocratie n’a pas su convertir à sa cause les pays musulmans par la guerre, de même que l’islam n’a pas asservi le monde par la Terreur. Guerre « sainte » ou guerre « juste », croisés ou martyrs, les deux ont échoué. La démocratie n’a pas vaincu par les armes, ni l’islam par le sang. Cette désillusion me paraît bénéfique pour tous les camps. Chacun va s’obliger à la critique de ses utopies, l’Occident celle de sa suprématie, la religion musulmane celle de ses absolutismes. La démocratie n’est plus une vertu organiquement liée à la société chrétienne, un gène de supériorité morale, et le monde musulman n’est plus infirme d’humanisme.

La divine surprise est que la démocratie, comme une graine déposée par des alizés sur une terre en apparence aride, peut éclore toute seule là où le climat lui semblait le plus hostile, le climat arabe. La démocratie pousse là où elle résistait le plus. Elle fleurit là où on la croyait stérile. Elle se détache de son corps originel, et comme une âme légère dont la liberté est le seul parfum, elle voyage, elle voltige, elle dépasse tout ce qui voulait l’enfermer dans une région donnée. Elle n’est pas l’exclusivité d’une culture, pas plus que la civilisation n’est le triomphe d’une race ou le zèle d’une religion.

Face aux pièges belliqueux de l’histoire, la révolution tunisienne a dégagé une piste nouvelle, hors des sentiers militaires et furieux qu’empruntent les « croyants » pour sauver leur islam, ou les « démocrates » pour sauver leur démocratie. C’est là un événement de civilisation, le reflux des idéologies impériales, et peut-être le début d’une décolonisation à visage humain.

Hélé Béji**

* Article publié simultanément par Leaders et  l’hebdomadaire allemand Der Freitag (tendance libérale de gauche), dans un numéro spécial consacré au 11 septembre.

** Dernières parutions d'Helé Béji:

Nous, Décolonisés, Paris, Arlea, 2008 ;

Islam Pride (Derrière le voile), Paris, Gallimard, 2011