Opinions - 15.08.2011

Urbanisme et Tourisme en Tunisie : Arrêtons de couler notre patrimoine dans le béton Pour un moratoire urgent contre la densification

La densification urbaine, fruit d'une politique volontariste, a pris ces dernières années une inquiétante ampleur et s’attaque au patrimoine urbanistique et historique de notre pays. La course effrénée aux constructions verticales est en passe de défigurer nos villes et de transformer le panorama urbain en un paysage en ``dents de scie" des moins esthétiques. Entre temps, nos quartiers sont au bord de l’asphyxie, nos routes constamment congestionnées, les garages se transforment en commerce et les villas en petits immeubles.

On aurait pu penser qu'une densification intelligemment conçue serait ciblée, qu'elle tiendrait compte de l'harmonie architecturale de nos villes, et appliquerait les règles les plus élémentaires de l'urbanisme en prévoyant de larges boulevards, des parkings, un transport en commun efficient, des terrains de sport, .... Or à bien regarder ce qui s'est construit dans nos villes, on se rend compte de l'indigence de nos décideurs.

Un constat amer

Les dégats de la densification et de la mauvaise gestion urbaine en Tunisie sont aujourd'hui visibles dans toutes les villes du pays (1).

La ville de Nabeul au Cap-Bon est un cas d'école. Dans son centre-ville, au riche passé, et le long des rues principales, des immeubles surdimensionnés, sans harmonisation, sans retrait suffisant ni parking, offrent aux regards la laideur de leurs murs aveugles et de leur porte-à-faux "nouvelle tendance". La surélévation des villas d'un étage ou deux déséquilibrent les anciens quartiers résidentiels. Encore plus grave, on a autorisé des R+8 le long de la plus belle avenue qui a fait la réputation de la ville. Verdure, villas et espaces aérés ont été anéantis. La « belle ville des potiers» est devenue méconnaissable et son avenir touristique est réellement compromis.

Le cas de la Marsa est d'une autre ampleur. Cette petite ville balnéaire que tant ont chanté, coqueluche des Tunisiens, se transforme aujourd'hui en un centre-ville densifié et quelconque. Le regard, qui auparavant embrassait verdure et bleu de la mer, bute aujourd'hui contre des façades de plus en plus envahissantes et de plus en plus imposantes. L'avenue principale Taieb Mehiri vient de voir pousser ses nouveaux R+3, deux étages au-delà de ce qui aurait dû être réglementaire. La beauté, la simplicité et l'harmonie de cette ville ont abdiqué face à une promotion immobilière de plus en plus vorace et une population de moins en moins disciplinée. La Marsa et toute la côte nord de Tunis dépérissent, rattrapées par cette insoutenable médiocrité qui a envahi tout le pays.

Les raisons d’une densification outrancière

La densification urbaine en Tunisie, aussi louables que puissent être ses objectifs, a été hypothéquée par la manière avec laquelle elle a été réalisée et par les abus dans sa mise en oeuvre.

Par la manière qui consiste à distribuer des permis de construire sans aucune harmonisation préalable, au mépris des normes urbanistiques (trafic routier, zoning adequat,…) et sans tenir compte des spécificités locales ou régionales (cachet, patrimoine architectural,...). Que gagne t-on à rajouter des étages à Sidi-Bou-Said ou La Marsa, si ce n'est tout perdre?

Cette politique floue de densification a par ailleurs, attisé la spéculation et l'affairisme d'une minorité grandissante qui a fait de la promotion immobilière un moyen d'enrichissement rapide. Cette caste d’affairistes a imposé aux autorités et aux citoyens ses cahiers des charges et a fait fi des plans d'aménagement. Cette même caste qui a transformé nombreuses artères de Sousse en de quasi-murailles en béton. Notre patrimoine n’est, pour elle, qu’un fonds de commerce.

Observons enfin que le bâtiment dans notre pays est devenu un placement beaucoup plus qu'une réponse à un réel besoin de logement. Ce déséquilibre porte préjudice à notre économie et alimente une bulle immobilière qui contribue à la densification urbaine sans pour autant répondre véritablement aux besoins du pays. Preuve en est que la Tunisie d’aujourd’hui souffre d'un énorme deficit en logements sociaux, alors même que les statistiques officielles indiquent que 10% des 2,9 millions de logements du pays sont vacants(2).

La solution

Il est nécessaire et urgent aujourd'hui d'imposer un moratoire sur la densification urbaine dans notre pays. Les pouvoirs publics, en particulier nos maires, doivent rapidement mettre un frein à cette course incontrolée aux étages, et prendre le temps de réfléchir à une politique de densification beaucoup moins envahissante.

La densification a ses règles et paramètres et ne peut s’appliquer de la même manière à tous les quartiers. Elle doit s’intégrer dès le départ dans un plan d’urbanisme global bien réfléchi, qui tient compte des capacités de l’infrastructure existante et de l’équilibre et harmonie urbaines des zones à aménager. Pour cela j'appelle à la création de véritables task-force d'urbanistes-paysagistes pour les villes tunisiennes et à une révision des plans d'aménagements adoptés durant le règne du déchu.

Une bonne politique urbaine doit être nécessairement accompagnée de moyens de coercition et de sanctions. Les plans d'aménagement resteront caducs si les citoyens, promoteurs et administrateurs n'oeuvrent pas à les faire respecter. Il est impératif dans ce cadre de donner à notre police municipale tous les moyens pour une intervention rapide et dissuasive.

Par ailleurs, l'Etat à travers ses différentes institutions doit s'investir davantage dans la construction et l'aménagement de l'habitat social pour, d'une part, répondre à un besoin pressant que le privé ne satisfait pas, et d'autre part pour mieux organiser la répartition de la population et endiguer la pression démographique sur les anciens quartiers.

J'appelle finalement les partis politiques, les composantes de la société civile et les médias à inscrire la question de l'urbanisme et sa relation directe avec l'état actuel de nos villes et villages sur leur agenda. Vu son impact direct sur la qualité de la vie de nos citoyens, sur notre tourisme et sur notre économie, je les invite à considérer l’urbanisme comme faisant partie des priorités nationales.

Faisons tous en sorte pour que ce pays demeure un beau pays, accueillant et ou il fait bon vivre. De grâce, arrêtons de couler notre patrimoine dans le béton.

(1) "Nos villes sont-elles des camisoles en béton?", par Chokri GHARBI, La Presse de Tunisie 03-07-2011.
(2)   Nou-R nouvelle république.

Sadok Kallel
Enseignant-Chercheur, Université de Lille I
Ph.D Stanford.