People - 14.07.2011

Ilyès Gharbi

Ilyès Gharbi

Se convertir en une fraction de seconde de producteur-animateur d’émission de show en présentateur-modérateur en direct du «Grand journal de la révolution» : Elyes Gharbi, top star de Nessma TV, ne s’y était guère préparé. Mais, il l’a pourtant réussi. Trois mois durant, dès le vendredi 14 janvier 2011 à 18h, il s’y est attelé, officiant des heures et des heures à l’antenne, souvent sans la moindre visibilité possible, ne comptant que sur l’équipe et ses propres ressources. Comment ne pas déraper, se laisser manipuler, contenir ses émotions, vaincre ses peurs et donner aux téléspectateurs, à chaud, l’information exacte, et permettre l’expression des nouvelles voix, de toutes les familles politiques. Y est-il totalement parvenu? Il en a la conscience tranquille et le succès modeste. Comment a-t-il vécu ces intenses moments historiques? Dans quelles conditions s’est réalisée la métamorphose de Nessma TV ? Que se passait-il sur le plateau ? Dans les coulisses? Puis, pourquoi a-t-il tiré sa révérence fin avril, pour revenir à ses premières amours radiophoniques et s’installer sur la tranche matinale d’Express FM ?

Contrainte de se limiter aux variétés, sans droit à traiter l’information, Nessma avait tenté de briser ce tabou, fin décembre, avec une émission sur Sidi Bouzid, mais elle a été vite rabrouée. Bref, on cherchait à briser le carcan.

Personnellement, j’étouffais, je suffoquais, je ne pouvais m’empêcher de descendre dans la rue pour manifester au milieu des foules.

Vendredi 14, j’étais aux studios à Radès. Bien que coupé de la rue, ses échos me remontaient dans les veines. Je sentais les choses venir, sans trop comprendre ce qui allait s’accomplir. Les gens étaient terrés chez eux, rivés au petit écran, à l’affût des nouvelles.

Se transcender

Nébil Karoui était là. Rapidement, réalisant l’ampleur du moment, il me demanda de prendre l’antenne. Je fignolais les dernières retouches en relooking de mon émission Ness Nessma. D’autres équipes faisaient de même : les deux Sofiane (Ben Hmida et Ben Farhat), ainsi que Jamel Arfaoui concoctaient avec Rim Saidi, Mariem Mkada, Insaf Boughdiri et Laroussi Chebab le concept d’un club de presse. L’équipe se met en place, dans une totale improvisation. C’était deux équipes différentes, on se côtoyait, mais sans bien se connaître de près... Il fallait cependant fusionner immédiatement, faire un seul corps et se faire mutuellement confiance.

Ce n’était pas évident. Mais nous devions nous y faire, dans le respect des différences. Chacun a son style, son caractère, c’est ce qui fait, d’ailleurs, le charme d’un talk-show. J’avais, pour ma part, la lourde tâche d’en être le modérateur. Je savais qu’à l’oreillette, je pouvais compter sur l’équipe du back-office. A eux de filtrer, recouper, vérifier avant de balancer à l’antenne, à moi de veiller sur le direct, le ton, le rythme…

Tout s’accélère. Entouré de MM. Foued Mebazâa et Abdallah Kallel, le Premier ministre, M. Mohamed Ghannouchi, sur un ton grave et solennel, annonce la vacance provisoire du pouvoir, confirmant le départ de Ben Ali, et l’activation de l’article 56 de la Constitution. Il ne nous fallait pas plus pour basculer, prendre l’événement à bras-le-corps. L’antenne est ouverte, l’actualité, haletante, arrive par flots. M. Ghannouchi est au bout du fil, en direct, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie. Comment fallait-il s’adresser à lui : M. le Premier ministre? M. le président par intérim ? Qu’est-ce qui était en train de se passer : vacance provisoire du pouvoir, fuite de Ben Ali, chute du régime, abolition de la dictature…

Je sentais, par intuition, les premiers pas vers l’affranchissement, la libération. Sans discontinuité, dans la collégialité, je gardais l’antenne en direct. Il fallait faire toutes les acrobaties pour joindre les uns et les autres, chercher à comprendre, analyser, mettre en perspective, sans se tromper, les yeux rivés sur d’autres chaînes TV, gardant le cap. On était tous sur le pont, en première ligne, dans le vif.

Et ce fut ainsi durant tout ce long week-end des incertitudes. Samedi, on passe à l’article 57. M. Mebazâa est porté à la présidence par intérim, les institutions balbutient, la révolution est en marche.
Sans relâche, on se relaie à l’antenne. Rien n’était prévu pour dormir, se doucher, on était tous lessivés mais on devait être fringants, pimpants et garder l’antenne clean. Ce sera notre lot durant ce week-end.

Pris dans le tourbouillon, on oubliait les siens. J’avais peur pour ma famille, ma femme Saoussen, mes deux filles, et tous les Tunisiens. Surtout, quand on me disait que les snipers commençaient à tirer, que des maisons sont attaquées, pillées, incendiées. J’entendais le vrombissement des hélicoptères et même des tirs en l’air pour faire fuir des pillards qui s’attaquaient à des dépôts à Radès. Les rumeurs enflaient, l’intox se propageait et la manipulation nous guettait. Il fallait garder la tête froide, accueillir les leaders politiques qui affluaient aux studios, gérer les appels téléphoniques, modérer les débats coûte que coûte.

Reprendre son haleine

Lundi 17, la phase de déclenchement réussie, on commençait à y voir plus clair. Le gouvernement d’union nationale est formé. A Radès, les conditions de vie s’améliorent : des lits de camp sont installés et un système de restauration rapide mis en place. Enfin, nous avons pu nous doucher et respirer un peu. Du pur bonheur!

La deuxième phase se poursuivra au même rythme, mais avec moins de stress et plus de détente jusqu’à la démission, dimanche 6 mars 2011, de M. Mohamed Ghannouchi et l’arrivée de son successeur, M. Béji Caïd Essebsi. En fait, détente relative, tant les événements s’accélèrent. Nous avons déja pris le pli, retrouvé nos repères, posé nos marques et gagné la confiance des téléspectateurs.

Sous forte escorte, le ministre de l’Intérieur offre un bouquet de fleurs

Des moments chauds, nous en avons tant vécus. L’arrivée sur plateau de Slim Amamou, le blogueur à peine sorti de prison et nommé secrétaire d’Etat à la Jeunesse, le retour de Rached Ghannouchi, l’intervention de Farhat Rajhi, juste nommé ministre de l’Intérieur. Ce fut d’ailleurs ce soir-là un spectacle époustouflant. J’ai vu arriver un cortège de voitures de police encadrant une voiture blindée, d’où est sorti un homme à l’abord décontracté, escorté par des gardes du corps armés jusqu’aux dents. A la main, il portait un bouquet de fleurs qu’il a tenu à apporter à l’équipe. Décalage, proximité, nouveau style, la révolution.

L’interview de Mme Hillary Clinton était aussi un moment fort. Une escorte impressionnante, mais une femme qui se voulait simple, ouverte, à l’abord agréable, qui se prêtait à nos questions.

Je me suis efforcé, ainsi que toute l’équipe, à élargir le cercle des invités, favoriser une expérience plurielle, aller au fond des choses et surtout éviter de sombrer dans une télé populo, de verser dans la diffamation, de tomber dans le vulgaire, la vindicte, la revanche, le lynchage médiatique. Je crois sincèrement que c’est là la fierté de Nessma TV, de toutes les équipes.

Libres oui, mais responsables! Des positions courageuses, oui, céder à la rue, non !
Lorsque M. Béji Caïd Essebsi a pris les commandes, la situation a commencé à se décanter, relativement. Pour nous, la nouvelle chaîne est sur les rails. J’avais peur de m’installer dans la routine, de ne pas avoir de valeur ajoutée à apporter. Mais, je m’efforçais de faire chaque jour, encore, plus, encore mieux, tous mes confrères, davantage que moi, d’ailleurs.

Mes vrais ressorts

Il fallait cependant que Nessma TV prépare une deuxième mutation, reprenne ses émissions phares et c’est ainsi que la direction de la chaîne m’a proposé de revenir à mon émission Ness Nessma, pour la remettre en selle. Pourrais-je y arriver maintenant que le virus du journalisme live en pleine révolution m’envahit les veines? Je ne me sentais plus dans le divertissement, le show, je ne pensais plus qu’actualités, débats, analyses…

Je me suis alors donné un délai de réflexion et c’est ainsi que j’ai pris ma décision de changer d’air, en revenant à la radio, dans un autre concept…

Parmi les offres qui m’étaient proposées, j’ai choisi celle d’Express FM qui, d’ailleurs, dès son lancement en septembre, m’avait proposé de rejoindre ses rangs. La radio me manquait déjà depuis mon départ de Mosaïque FM. J’aime beaucoup sa chaleur, sa convivialité, sa musicalité où le silence vaut autant que la parole, les hésitations et murmures, autant que les voix fracassantes. Et me voilà donc donner une nouvelle orientation à une carrière audiovisuelle. Je quitte Radès pour El Aouina, et commence alors un nouveau chemin avec le grand bonheur de la mission accomplie et du nouveau parcours à réussir, sans y laisser mon âme.

«Mon agenda personnel, c’est celui de la nouvelle Tunisie, d’une révolution, que je savoure avec délectation. Si j’arrive à toucher une seule once du coeur et de la confiance de mon public, ça sera l’immense bonheur qui me gratifie. C’est là mon vrai ressort professionnel. Ma famille et mes amis me procurent le reste. »

Roufeila Drissi