Opinions - 31.05.2011

Moins d'ambiguïté, plus d'optimisme et de cohésion pour une reprise rapide de l'économie tunisienne

La « transition démocratique» est un processus  intrinsèquement  riche en facteurs d’incertitude et la transition tunisienne ne fait pas l’exception  à cette règle. La réussite de ce processus complexe nécessite, entre autres, une visibilité permanente de la « feuille de route » politique qui doit rassembler les tunisiens aussi divers qu’ils soient. C’est d’ailleurs, le souci de réunir le maximum d’acteurs de la scène politique et de la société civile autour d’une feuille de route crédible, qui explique la transformation de la Commission sur la Réforme politique en l’Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (ISROR).  L’ISROR est désormais un facteur de stabilité du processus de transition tunisien. Il en est un d’autant plus qu’il est indépendant du gouvernement transitoire et donc relativement  immunisé contre toute crise de confiance qui pourrait éventuellement ébranler ce dernier. Cette indépendance a été manifestement signalée par l’insistance  de l’ISROR de reporter les élections de l’assemblée constituante au 16 octobre.

Mais, le report de ces élections a également suscité le scepticisme de plusieurs de nos concitoyens considérant que le pays a besoin d’une élection rapide pour minimiser les risques d’instabilité et accélérer l’enclenchement d’un cercle économico-politique vertueux.   Nul ne saurait douter, en effet, que la transition démocratique et le dynamisme économique sont interdépendants. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la révolution génère initialement une récession économique et une augmentation du taux de chômage  avant l’avènement de la reprise, à la manière d’une courbe en J. Dans ce cadre, notons que le secteur touristique en Tunisie est impacté de plein fouet, les réserves en devises du pays ont diminué de 3 milliards de dinars (par rapport à leur niveau de décembre 2010), l’investissement (domestique et étranger) a diminué et le taux de chômage avoisine les 20%. Il existe néanmoins des prémices positives véhiculées par l’accroissement de 11% du volume des exportations des industries manufacturières et une bonne récolte céréalière (immunisant espérons-le l’économie d’une pression  supplémentaire  sur le budget de l’Etat provenant de la flambée du prix mondial des céréales).

Il n’en demeure pas moins que la reprise économique nécessite un regain de confiance dans l’avenir de la part des agents économiques qui se traduirait par une reprise de l’investissement et de la consommation : les deux principaux moteurs de la croissance. En attendant, l’Etat essaye de stimuler l’économie en augmentant ses dépenses publiques essayant de satisfaire les besoins les plus urgents émanant prioritairement des revendications sociales pour éviter l’aggravation de la situation.  Notre petite économie ne pourra supporter un stimulus prolongé des dépenses publiques qu’au prix  d’une augmentation de l’endettement public (extérieur et domestique). D’ailleurs, on pourra comprendre que l’exploration des sources de  financement extérieur figurait parmi les objectifs de la participation de la Tunisie au G8.  Par contre, il me semble que le prochain gouvernement devra analyser la pertinence et les conditions financières qui seront associées à un financement extérieur (actuellement annoncé) de l’ordre de 25 milliards de dollars sur cinq ans. Rappelons à cet égard que le stock actuel de la dette tunisienne s’élève à 21,7 milliards de dollars soit environ 54,9% du PIB.

Je retourne à la problématique qui m’intéresse ici, pour noter que le «timing » de la reprise économique est fondamental pour la suite de la transition démocratique. Il ne se décrète pas mais résulte des comportements des agents économiques qui sont eux-mêmes dépendants de leurs anticipations des nouvelles règles qui vont surgir et régir  le triangle : économie, politique et société civile. Ces règles sont supposées se colorer, au moins partiellement (parce qu’elles dépendent en réalité du cadre institutionnel du pays qui ne pourra se développer que progressivement et sur le moyen/long terme) selon les résultats des élections de la constituante. Elles sont pour l’instant plutôt ambiguës qu’incertaines. L’ambiguïté étant une incertitude sur les scénarios possibles (l’ensemble des états de la nature selon le langage des économistes) et donc plus complexe que l’incertitude qui porte sur les probabilités de réalisation de scénarios bien identifiés.

Nous avons aujourd’hui besoin de minimiser cette ambiguïté et de stimuler la confiance dans l’avenir auprès des Tunisiens. C’est, en premier lieu, à la société civile de jouer ce rôle en impliquant les partis politiques, les chefs d’entreprises, les syndicats, les économistes, les juristes, les sociologues,…et d’assurer surtout la représentativité de toutes les régions du pays. A cet égard, des événements tels que le forum «Economie sociale décentralisée et cohésion sociale: pour un modèle de développement alternatif» organisé par l’Institut des Hautes Etudes de Tunis et le séminaire « Quel modèle de développement pour la Tunisie démocratique? » qu’organisera l’Association des Economistes Tunisiens constituent des initiatives intéressantes. Mais, aboutissent-elles à des retombées concrètes augmentant les chances de réussite du processus de transition démocratique et l’accélération de la reprise économique?

Je propose que ces initiatives aboutissent à une sorte de « pacte économique » autour des orientations économiques futurs du pays, au moins sur le moyen terme (le temps de l’accouchement de la nouvelle constitution) avec comme objectifs prioritaires : le désenclavement des régions défavorisées et la réduction du chômage. Ce genre de pacte permettrait de restituer partiellement la confiance des agents économiques dans l’avenir. Rappelons qu’il y a eu déjà le « Pacte républicain » ayant pour objectif de rassurer les Tunisiens par rapports à leurs acquis  citoyens et civilisationnels.

Un tel pacte n’est pas de nature à harmoniser les programmes économiques des différents partis politiques. Il permettrait plutôt de réunir le maximum d’entre eux autour d’une vision commune de l’économie tunisienne post-révolutionnaire : une économie de marché où l’Etat joue son rôle de régulateur et d’investisseur dans les régions défavorisées. De cette manière, nous contribuons au maintien de la cohésion sociale qui a accompagné le début de la révolution. Cet aspect positif a été, d’ailleurs, souligné par l’économiste Joseph Stiglitz  qui affirmait que «La Tunisie doit préserver ce sentiment, ce qui exige un effort de transparence, de tolérance et d’ouverture à l’égard de toutes les couches de la société - tant sur le plan politique qu’économique». (1)

Chaque parti politique aura certainement ses propres idées et conceptions des politiques économiques. L’économie tunisienne sortira gagnante de cette diversité des idées à l’image du pluralisme intellectuel. J’espère qu’il y aura en Tunisie une mixité de modèles économiques non exclusifs mais complémentaires. Il me semble que cette diversité de modèles de différentes inspirations n’est pas de nature à s’opposer à l’intégration internationale de l’économie tunisienne. Elle se traduira plutôt par des stratégies d’intégration différentes. Par exemple, certains opteront pour une mobilité parfaite des capitaux étrangers, une convertibilité totale du dinar, une politique monétaire axée sur le ciblage de l’inflation. D’autres partis, prôneront pour une mobilité de capitaux contrôlée, un régime de change contrôlé, etc.

Certes, le timing de la reprise économique est aujourd’hui incertain. Néanmoins, à l’instar de plusieurs de mes concitoyens, j’ai la profonde conviction que la Tunisie a le potentiel de devenir dans quelques années un dragon (réel et non en carton) du bassin euro-méditerranéen à condition que l’on ne rate pas cette opportunité historique que nous ont offert nos martyrs. Plusieurs pays ont réussit leur stratégies de développement économique parce qu’ils l’ont inscrit dans la durée avec beaucoup de rigueur et de méthode. J’espère que la Tunisie pourra développer une stratégie de développement sur vingt ans qui sera respectée et poursuivie quelques soient les partis politiques qui se succèderont au pouvoir. Désormais, une telle stratégie ne saura être parachutée mais arrêtée par les experts tunisiens chacun dans son domaine.

(1) Voir son article « The Tunisian Catalyst ».

Mahmoud Sami Nabi