Opinions - 26.04.2011

Parions sur nous, les anonymes

Ce témoignage par l’écrit ambitionne de restituer une sensibilité de citoyen croyant à la vertu du vivre ensemble et à la nécessité pour notre pays d’un projet fédérateur fort. Je le fais en lieu et place de nombreux anonymes, personnes de divers âges et de divers niveaux, professionnels de tous milieux et de diverses catégories, tunisiens de diverses sensibilités et régions qui, désabusés cherchent en vain auprès de nos politiques, encore illégitimes, une résonance à leurs aspirations et attentes.

Dans un milieu ambiant où les points de vue les plus extravagants occupent le devant de la scène et reçoivent parfois le meilleur accueil,  nous assistons avec gêne et confusion à des récits que la vindicte populaire grossit, reprend avec démesure et ajoute à une liste longue de coupables conspirateurs. L’état d’émoi populaire est à son maximum  à force d’analyses et de commentaires de faiseurs d’opinions distillant ici et là les règles du penser vrai et de l’éthique propre. Pluralité médiatique tunisienne oblige, aux instantanés et scoops quotidiens, des témoins en direct relayés par des remueurs de fantasmes fouettent notre incrédule torpeur.

Qu’aimerions nous dire, nous les anonymes ?         

D’abord cette révolution. Sa naissance est bien  une délivrance même si à ce jour elle n’a pas été fêtée comme il se doit. En plus, le constat que la rapacité d’une caste a fait voler nos espérances et nos idéaux a exigé un deuil pour lequel nous avons traversé, non sans quelques dégâts, les phases habituelles caractéristiques de toute mue culturelle. Ainsi, avions nous négocié celles de négation, de constat d’échec, de colère, d’euphorie revendicative et de  marchandage. Nous commençons à peine à timidement gérer celle d’admission de la réalité avant d’engager, celle encore plus difficile mais sûrement exaltante de refondation des assises du pays.
 
En prévision de cette échéance, j’aimerais dire à ces plus de 50 partis qui auront à « configurer » notre destin national qu’ils ne peuvent s’arroger le droit de parler en notre nom. Hormis ceux dont on ne souhaite pas les revoir aux commandes, les autres, nous les connaissions à travers un statut d’opposant, en exclusion de gouvernance réelle. Comment leur sera-t-il possible de prendre à bras le corps les problèmes aujourd’hui démultipliés sans un ancrage terrain et sans immersion dans les rouages de l’Etat et les arcanes du pays?

Pour cette raison, l’offre panoramique actuelle de partis reste par bien d’aspects classique pour ne pas dire caricaturale. Si on décline de chaque positionnement une lecture de l’économie et de la société, on sera édifié sur le menu des réformes et des actions qui seraient engagées. Jugeons en : des relents de nationalisme arabe, un étendard d’islamisme, un souffle révolution d’avant mur de Berlin, un centre hésitant, un pas à gauche un pas à droite, un parfum de socialisme  pour la note du cœur, un timide libéralisme pour le décor, et un zeste d’environnement, pour enjoliver la toile. Officiellement point de RCD, même si on n’a pas besoin de loupe pour chercher les intrus. Bizarrement, à ce jour aucun parti ne s’est revendiqué ou n’a été toléré pour humer du côté du leader national Habib Bourguiba.

Du coup, volet projets mobilisateurs et programmes, une vraie déception. Comment ce pays qui a enfanté de si belles épopées, qui a su tenir tête à Rome, qui  depuis Carthage, Kairouan, Mahdia , Tunis et bien au-delà de ces capitales historiques a nourri des ambitions de leadership et de grandeur se laisse–t-il aujourd’hui ternir par des positionnements et des propositions politiques aussi faibles ? Cette révolution en grande partie faite par les oubliés des lectures économiques étriquées, les exclus de la citoyenneté, la génération tribu biberonnée du chat et de face-book ne mérite-t-elle pas une meilleure offre ?  Jusqu’à quand s’accommoder de ces diktats d’illégitimes politiques en mal d’ancrage dans le terroir et l’économie monde ?

Il est vrai que nous payons aujourd’hui encore les erreurs et les dérives de notre amateurisme patent de management des situations de transition. Certains voudraient en faire porter le chapeau à la faiblesse des deux  premiers gouvernements de transition et à quelques bourdes médiatiques. D’autres au déluge des positions de prédicateurs et prêcheurs   …d’autres enfin  à l’occupation de l’espace médiatique par des spécialistes du règlement de comptes.

Pour ne pas terminer notre révolution sur une allégorie confuse, revenons à de justes proportions.
Voilà bon sang que l’épilogue du 14 Janvier est venue mettre sur la place publique les maux dont nous souffrions : corruption et abus de biens, chômage notamment des diplômés, arrêt de l’ascenseur social, déséquilibre régional, droits des personnes bafoués, citoyenneté déniée, valeurs en déconfiture……et voilà que les politiques et éminents juristes sortent au pays le régime parlementaire, la constituante et autres paravents !! En langage gestionnaire, la myopie est caractérisée et en langage juridique la manœuvre est bien dolosive. Il suffisait pourtant de reprendre point par point les éléments du diagnostic et de réfléchir à des scénarii  de résolution respectueux de cet inventaire juste et sans détour fait par notre révolution.

Quelle désolation, quel gâchis, pour un pays qui a tant investi dans son capital humain que ce décor triste d’économie au ralenti, de scènes épisodiques de pillage, de villes et quartiers poubellisés, d’environnement saccagé …. Quelle erreur de casting et à un moment politique aussi difficile cet appel précipité  à des ressources formées dans les cabinets feutrés de la gestion clean et transparente !  Quelle indélicatesse de signifier à ce peuple qui regorge de ressources oubliées, marginalisées, mises au ban des vraies décisions politiques, son déficit de savoir et d’ingénierie. Quelle honte que l’Etat lui-même qui dès l’indépendance a fait le choix du pari de l’humain expédie aux yeux du monde sa faible confiance et son ignorance des ressorts mêmes de sa propre intelligentsia interne !

Oublions ces erreurs et ces tergiversations. Sans chercher à dérider les plus récalcitrants, cette période d’après révolution fait quand même souffler un peu d’optimisme. Quelle fierté déjà, quelle consolation que d’être sorti de ce modèle indisposant de SAM, de Société d’Admiration Mutuelle, qui salissait notre image et faisait de nous des arrogants, affichant suffisance et assurance insupportables. Quelle délivrance également d’avoir ôté les chaînes du mépris, de s’être débarrassés de cette image pesante de peuple passif et frivole incapable d’assumer sa responsabilité historique. Refusons que désormais nous soyons flattés dans notre grandeur pour être floués et abusés dans notre dignité et notre aspiration à la liberté ! Partons de cet acquis fort et de cette satisfaction qu’on a reconquise un statut de peuple faiseur d’histoire et bâtissons dessus une alternative.

Dans ce passage-gestation vers un autre ordre, nous avons aujourd’hui à gérer, outre le flou des visions et les  contradictions des positions, des difficultés économiques, politiques et sociales bien concrètes celles-là. Admettons que leur résolution s’accommode d’expressions politiques excessives, mais rien ne dit que nous ne pourrions jamais nous en saisir, tous ensemble, chacun dans ce qu’il a de mieux à proposer. Forçons-nous à croire qu’on vit bel et bien l’urgence d’agir et qu’on doit pour cela arpenter  tous ensemble et par absolue nécessité la seule voie du possible. Allons-nous hésiter et nous complaire dans nos dissensions alors que le péril est là et la menace est réelle ?

Les projets se bâtissent par le pari sur l’humain….. .

Parions sur nous-mêmes, faisons de sorte que nous signifions au monde notre capacité à apprendre de nos différences, à brandir notre solidarité. Montrons notre force de communion. Cette révolution, cadeau du ciel pour les militants sincères de la cause citoyenne, les anonymes en souffrance, les laissés pour compte du développement doit être fêtée. Faisons de sorte qu’elle le soit aujourd’hui par un moment fort de concorde que nous signifions à notre peuple. Appelons à ce que toutes les forces et les sensibilités politiques se mettent ensemble à réfléchir à un projet commun, le temps qu’une constitution, préparée par des initiés,  prenne forme, nous soit soumise pour approbation. 

Quelle chance aurait été une réflexion synergique engagée par une alliance large de sensibilités regroupées en tant que force de proposition. Travailler par l’action de terrain à refonder le statut du politique et à revaloriser son rôle est bien préférable à la situation de cacophonie générale actuelle et aux manœuvres de déstabilisation. C’est lorsqu’on sera capable d’administrer la preuve qu’on peut réinventer notre socialité et recréer entre nous une  convivialité que nous serons réellement dans la lumière.

Quel salut aurait été une phase d’alliance pour rendre agréable cette situation de transition démocratique  consacrée sagement à arrêter dysfonctions, déséquilibres et  précarités ! Quel apprentissage aurait été pour la plupart des formations politiques un tel ancrage terrain ! Quel ressourcement aurait été cette ouverture sur le corps social ! Quelles informations, nous qui n’en connaissions que des tendancieuses sur ce qu’il ya lieu de faire au niveau central, régional et local ! Quelle cerise offerte à nos partis formels que ce bilan caractérisé qui en sortirait, un bilan, fait par le peuple, cartographiant les situations, dimensionnant les problèmes, et inspirant des stratégies, programmes et plans d’action utiles parce que nés d’un corps social tout entier voué à sa propre santé.

N’est-ce pas par cette démarche partenariale, par cette offre d’amour qu’on rehausserait par ce temps de sirènes l’image des formations politiques et développerait demain leur influence et aura de partis crédibles de « gouvernement » ?


*AHMED BEN HAMOUDA
Ancien Directeur
de l’Institut Supérieur  de Gestion de Tunis