Opinions - 14.04.2011

L'outarde houbara

Pourquoi le président déchu a vendu aux émirs  saoudiens le sud tunisien

Dans sa fuite précipitée, le président déchu Zine El Abidine Ben Ali, s’est dirigé vers l’Arabie Saoudite où il a été accueilli à bras ouverts outarde houbara oblige !  En effet, son coup d’état médical accompli, Zine El Abiddine Ben Ali a autorisé les émirs saoudiens à venir enfin chasser l’outarde houbara en Tunisie dès février 1988.

Cette autorisation ne fut sûrement pas gratuite, le président déchu a dû recevoir des millions de dollars sur un compte à l’étranger, régulièrement alimenté.
L’auteur de ces lignes en sait quelque chose, lui qui, de 1977 à 1987, a été littéralement assiégé par les propositions de corruption. Tout y est passé : cadeaux de prix déposés chez moi par un sbire de l’émir XXX en visite à Tunis, immédiatement rapportés à la réception de l’hôtel Hilton avec un mot de remerciement, invitations à séjourner (avec ma famille) à Ryadh, à Paris dans un hôtel particulier avenue Foch, à Marbella (Espagne) dans une résidence d’été, offre d’une voiture : marque, modèle et lieu de livraison à ma convenance ; étant resté sourd à toutes ces tentations, ils ont fini par me proposer le versement de dollars sur un compte à l’étranger !. Directeur général de la sûreté nationale, le président déchu était au courant de toutes ces offres de corruption, il n’y a pas résisté au lendemain du coup d’état médical. C’est ainsi qu’à partir de novembre 1987, tout ce qui touche à l’outarde houbara est devenu " la chasse gardée " de Ben Ali, donc un sujet tabou dont personne ne voulait parler en Tunisie.

L’outarde houbara et son statut en Tunisie de l’indépendance à 1987. 

C’est un oiseau inféodé aux régions sahariennes, arides et semi arides, que l’on rencontrait depuis l’extrême Sud jusqu’aux plaines de Kairouan et aux nappes alfatières de Kasserine.
En 1806, le Docteur Franck, qui fut médecin du Bey, signale l’espèce parmi les oiseaux sauvages vendus sur le marché de Tunis. Haute sur pattes, de la taille d’un jeune dindon, l’outarde houbara est de couleur sable (ce qui facilite son camouflage). Ses beaux yeux noirs ont été chantés par les poètes à l’image de ceux des gazelles.
Cet oiseau figure, depuis l’indépendance sur la liste des espèces protégées (arrêté  annuel  du ministre de l’agriculture relatif à la chasse) en même temps que les 3 espèces de gazelles (gazelle dorcas, gazelle rim et gazelle de montagne). Cette protection intégrale a fait que la faune sauvage du Sud Tunisien a prospéré à telle enseigne que le guépard saharien, considéré comme une espèce disparue d’Afrique du Nord, est réapparu dans le Sud Tunisien au milieu des années 60. S’agissant de l’outarde houbara, alors qu’elle était intégralement protégée en Tunisie, les émirs de la péninsule arabique ont commencé par l’exterminer chez eux et dans les autres pays du moyen-orient avant de se diriger vers ses derniers retranchements d’Asie notamment au Pakistan, d’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Mauritanie) et des pays du sahel (Tchad, Niger, Mali).

Comment l’outarde houbara fut protégée sous le régime du président Habib Bourguiba.

Dès la création de l’ATPNE (Association Tunisienne de Protection de la Nature de l’Environnement) en 1970 et surtout après la création en 1975 de l’AAO (Association les amis des oiseaux), l’auteur de ces lignes s’est chargé du dossier outarde houbara. Une campagne de sensibilisation des pouvoirs publics fut entreprise : présidence de la république, premier ministère, ministère de l’agriculture.

En effet, les émirs saoudiens se sont adressés en 1977 à la première dame de Tunisie, Wassila Bourguiba, qui entretenait à l’époque d’excellents rapports avec les autorités d’Arabie Saoudite où elle était reçue comme une reine. Celle-ci a quand même pris la précaution de demander à Tahar Belkhoja alors ministre de l’intérieur, de se renseigner à ce sujet. Celui-ci  me contacta pour que je lui fournisse toutes les informations que je possédais à ce sujet, ce que je fis verbalement ensuite dans une note où j’insistais sur le fait que l’espèce était protégée en Tunisie depuis l’indépendance, qu’elle figurait sur les listes des espèces menacées dressées par les conventions internationales ratifiées par la Tunisie et que les émirs des pays du Golfe ont mis l’espèce au bord de l’extinction au Pakistan et au Maroc après l’avoir exterminée au Moyen-Orient et qu’ils veulent en faire de même en Tunisie. Ces arguments ont convaincu Wassila Bourguiba qui leur répondit par la négative.

Ce refus n’empêcha pas les saoudiens de continuer à exercer des pressions sur le gouvernement Tunisien.
C’est à partir de cette époque, que les saoudiens ont commencé à me harceler par leurs propositions de corruption, Habib Bourguiba Junior président de l’AAO leur ayant appris que j’étais personnellement en charge du dossier.

Tous les refus successifs ne les ont pas empêché cependant d’essayer quand même de chasser dans le Sud Tunisien c’est ainsi que :

-    En 1978, un équipage de fauconniers saoudiens, pénétrant en Tunisie par la frontière tuniso-lybienne s’est mis à chasser illégalement dans le gouvernorat de Médenine, alerté par mes soins, le ministre de l’agriculture Hassen Belkhoja appela au téléphone le gouverneur de Médenine et à celui-ci qui lui signalait qu’il s’agissait d’un grand émir, Si Hassen rétorqua : " Emir fi bladou ", il est émir chez lui, pas en Tunisie ; et l’émir plia bagage et alla chasser ailleurs. (Incident rapporté dans un article publié dans la presse du 3 Décembre 1981, en hommage à Hassen Belkhoja qui venait de disparaître).

-    En 1982, le ministre de l’intérieur (moyennant quoi ?) pris sur lui d’autoriser sans en avertir quiconque au gouvernement, une chasse à l’outarde houbara. L’association les amis des oiseaux est intervenue vigoureusement auprès du premier ministre, le ministre de l’intérieur fût rappelé à l’ordre et les saoudiens partirent encore une fois chasser ailleurs.

-    En novembre 1984, le même équipage se prévalant de l’autorisation de l’ex-ministre de l’intérieur a pris la route du Sud pour essayer de chasser. Alerté par mes soins, le directeur général de la sureté nationale (à l’époque le président déchu) donna des instructions pour que la garde nationale les escorte et les empêche de chasser. Ils ont dû alors se replier en Algérie. Par la suite plusieurs démarches ont été effectuées au niveau le plus élevé et à chaque fois la réponse fut négative. Mais, les choses vont totalement changer après le coup d’état médical de 1987.

Comment le Président déchu est à l’origine de l’extermination de la faune sauvage dans le Sud Tunisien ?

A partir de Février 1988, Zine El Abidine Ben Ali a pris sur lui d’autoriser les émirs saoudiens à venir chasser dans le Sud Tunisien, et, l’outarde houbara va devenir un sujet tabou en Tunisie " chasse gardée " du président. L’auteur de ces lignes peut affirmer, en toute modestie, avoir été le seul en Tunisie à rompre le silence et à interpeller régulièrement le président de la République. Ma première lettre date du 25 février 1988 ; une longue lettre où je rappelais les efforts déployés par la Tunisie depuis l’indépendance pour protéger sa faune sauvage et plus spécialement l’outarde houbara au sujet de laquelle les émirs saoudiens ont exercé au cours des quinze dernières années de très fortes pressions sur la Tunisie pour la chasser mais en vain. J’insistais sur le fait que le Sahara Tunisien, étant un mouchoir de poche, comparé aux immensités sahariennes algériennes et libyennes, les fauconniers saoudiens allaient vite en faire le tour opérant un véritable carnage d’outardes et de gazelles et ce d’autant plus que les deux espèces sont en pleine période de reproduction et qu’il est notoire que toute outarde qui échappe aux faucons est abattue aux fusils et que les gazelles sont coursées en véhicules 4x4 et tombent souvent victimes de crise cardiaque. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce comportement est tout à fait contraire aux préceptes coraniques que ces " serviteurs des lieux saints " prétendent défendre.

Début novembre  1988, deux équipages de fauconniers saoudiens se sont installés, l’un au sud d’Oum Echiah (gouvernorat de Gabès), l’autre au sud de Tataouine. Dans une lettre adressée au président le 15 novembre 1988, je signalais qu’en février – mars 1988, les saoudiens ont tué plus de 400 outardes (la population tunisienne était estimée à 1500) et plus de 300 gazelles et qu’à ce rythme, il ne restera plus grand chose en Tunisie, qui fut jusqu’en 1987 citée en exemple à travers le monde à telle enseigne qu’en 1979, la ligue internationale des droits de l’animal avait inscrit la Tunisie à son palmarès lui accordant solennellement une médaille remise à notre ambassadeur Paris, par le professeur Alfred Kastler, prix Nobel de physique " qui a rendu hommage au professeur tunisien Ali El Hili qui s’est distingué par ses travaux sur la protection des espèces animales ". A la suite de cette lettre, un membre du cabinet présidentiel entra en contact avec moi pour m’informer que le président avait annoté ma lettre : " 10 jours de chasse aux faucons sans utilisation de fusils " mais il s’est avéré par la suite que c’était un mensonge, car aucune instruction ne fut donnée sur le terrain et les saoudiens ont continué à ratisser les territoires des gouvernorats de Gabès, de Tozeur, de Kebili, de Médenine et de Tataouine en novembre – décembre et même en mars-avril en pleine période de reproduction comme le faisait régulièrement Naïef Ben Abdelaziz le ministre de l’intérieur à l’occasion de la réunion des ministres arabes de l’intérieur dont le siège fut installé, à cet effet, à Tunis. Une seule année de répit : l’année 1990 à l’occasion de la guerre du Golfe.

D’autre part, consciente de la duplicité et des mensonges du président, l’association les amis des oiseaux a entrepris à l’étranger des campagnes de dénonciation de ce qui se passait en Tunisie.

-    En Novembre  1991, une lettre de protestation,  rédigée en trois langues : Arabe, français et anglais fut envoyée, à travers le monde, à des associations nationales, régionales et internationales de protection de la nature en leur recommandant de l’envoyer au nom du président de la République au palais de Carthage. Beaucoup l’ont fait et le conseiller du président, chargé du courrier, me contacta pour me dire " nous avons reconnu ton style ".

-    En Janvier Février 1992, une équipe de l’AAO, accompagnée d’un ornithologue-caméraman suisse et  d’un journaliste allemand à suivi à la trace les camps laissés par les saoudiens. A propos de la logistique des camps, il faut signaler que les saoudiens amènent par bateau, à Sfax à la Goulette des centaines de véhicules : 4x4 climatisés, camions, camions-citernes pour l’eau et les carburants, groupes électrogènes etc…, ils ont ainsi, en plein désert, le chaud et le froid et les communications internationales ; tous ces matériels, y compris les fusils et les faucons sont illégalement introduits en Tunisie. Des instructions sont données à des contingents de l’armée nationale pour assurer leur sécurité ; seul le gouverneur des lieux peut leur rendre visite… et recevoir les cadeaux d’usage acceptés avec empressement. Du 6 au 9 Février 1992, cette équipe a pu se rendre sur deux emplacements de campement, le premier entre Bir Soltane et Ksar Ghilane, le second entre Ksar Ghilane et Borj Bouguiba. Les braconniers officiels saoudiens laissent à chaque fois derrière eux en plein désert une véritable décharge publique avec des détritus éparpillés sur des kilomètres : papier aluminium, cartons, sachets en plastique, pneus usagés, filtres à huile, traces de vidange de moteurs : tous les déchets et emballages proviennent de l’étranger car ces messieurs n’apportent rien à l’économie nationale, tout ce qu’ils consomment (en dehors des moutons) vient de l’étranger. Dans un coin de chaque camp, on trouve les trophées de chasse : plumes et pattes d’outardes, pattes de gazelles au milieu des pattes de moutons.

Le film tourné par le cameraman fut diffusé en avril 1992 par une chaîne satellitaire allemande à une heure de forte écoute et fit grand bruit notamment en Arabie Saoudite.

Au milieu des années 90, on peut considérer que l’outarde houbara et les gazelles sont au bord de l’extinction dans le Sud Tunisien et ce d’autant plus que des autorisations de chasse ont été accordées – sans doute par d’autres membres de la famille régnante – à des équipages du Qatar et du Koweit. Les saoudiens, quant à eux, ont continué à ratisser le Sud-Tunisien de novembre à mars.

L’auteur de ces lignes a continué à interpeller le président déchu à ce sujet à telle enseigne qu’il a eu le culot, en plein conseil des ministres, de sortir de sa poche ma lettre du 6 mars 1997 pour la lire et engueule les ministres de l’agriculture et de l’environnement alors que tous savaient pertinemment que c’était lui et lui seul qui accordait les autorisations. D’ailleurs, j’ai toujours pris soin d’envoyer aux ministres de l’agriculture et de l’environnement des copies de mes lettres adressées au président de la République, mais ces deux ministres m’ont toujours dit dans mes contacts avec eux : " Parlez-nous de tout sauf de l’outarde houbara ". Domaine réservé du président, l’outarde houbara est restée, 23 ans durant, un sujet tabou que personne n’avait le courage d’aborder : Le régime se prévalait de plus de 9.000 ONG (Organisations Non Gouvernementales) dont plus d’une centaine, ainsi qu’un parti " vert " étaient censés protéger l’environnement, mais l’écrasante majorité de ces ONG étaient une émanation du pouvoir ou du R.C.D. Il est d’ailleurs notoire que certains dirigeants d’ONG émargeaient au ministère de l’intérieur en tant " qu’istoufida " (indicateurs de police). S’agissant des médias, il y a eu une seule exception : un  article intitulé " Des princes du Golfe ratissent le Sahara Tunisien " publié par l’hebdomadaire le Maghreb  dans son numéro du 15 décembre 1989 sous la plume de Cherif Zaouch. Quant à moi, j’ai toujours été interdit de direct à la radio et à la télévision nationales de peur que je n’aborde le sujet de l’outarde houbara.

Pendant 23 ans, Zine El Abidine Ben Ali aura vendu le Sud-Tunisien aux émirs saoudiens mettant l’outarde houbara, les gazelles dorcas et les gazelles rim au bord de l’extinction. Il s’agit d’un acte criminel aussi grave que sa désertion en tant que commandant suprême des forces armées.

Ali El Hili
Fondateur de l’Association les Amis des Oiseaux
Professeur émérite à la Faculté des Sciences de Tunis