Lu pour vous - 25.03.2011

Goulag et Démocratie

« Je suis un historien, je ne suis pas  un passeur de pommade ». Le  grand penseur et historien tunisien, Mohamed Talbi a tenu, d’emblée, à nous avertir : il ne faut pas compter  sur lui pour faire dans la nuance,  ni pour user de circonlocutions s’agissant d’un régime « qui a fait de la Tunisie un  goulag ». Son réquisitoire contre Ben Ali et le Changement « maudit» sera d’autant plus implacable qu’il sera solidement argumenté. L’ouvrage, achevé en septembre 2007, à mi-chemin entre l’autobiographie et le livre d’histoire,  intitulé « Goulag et Démocratie » sera refusé par toutes  les grandes maisons d’édition étrangères comme le Seuil, Albin Michel, Fayard, Plon, ce qui en dit long sur la conspiration du silence dont a bénéficié Ben Ali pendant 23 ans. De guerre lasse, M. Talbi le lancera sur internet sous le titre… « Le rap dans la musique moderne » avant d’être effacé par qui vous imaginez. L’auteur dut attendre le départ de Ben Ali pour le publier en février « à compte d’auteur », précise t-il. Il a tenu  à ce que le livre conserve son caractère de document historique, « je l’ai écrit pour l’histoire », note t-il.

Comme tous les Tunisiens, Mohamed Talbi a vécu le 7 Novembre comme une délivrance. Comme la plupart des Tunisiens, il finira par déchanter au bout de quelques mois. Dès lors, il entrera en dissidence et n’aura de cesse de dénoncer les pratiques du régime.  « Ben Ali, écrit-il avait promis la démocratie. Il aggrava la dictature et fit da Tunisie un goulag, un pays où il est plus facile d’introduire de la drogue qu’un livre qui fait penser ».  Il décoche quelques flèches à Bourguiba qui «fit incontestablement la Tunisie moderne, mais ne fit pas la démocratie ». Plus grave encore, »il fut « le premier artisan de la plus néfaste des dictatures ». Il s’attarde sur ce que la Boétie appelait « la servitude volontaire » des Tunisiens, « la trahison des clercs », « l’asphyxie de l’esprit ». Il appelle de ses vœux « le réveil des Tunisiens de leur catalepsie »  et les incite à réagir en « citoyens responsables »,  tout en invitant les jeunes à ne pas céder « aux tentations de la violence, car la violence fait toujours le lit d’une nouvelle dictature ».

La première cyber-révolution  de l’Histoire

Souvenons-nous, en septembre 2007, lorsque le livre est sorti sur internet, le pays s’apprêtait  à célébrer en grande pompe le XXe anniversaire du 7 novembre.  Ben Ali régnait en maître absolu sur un pays où l’opposition était réduite  à un rôle décoratif, la Ligue des Droits de l’Homme,  complètement muselée, les rares opposants, objet de tous les harcèlements et tracasseries possibles et imaginables (filatures, poursuites judiciaires, tortures psychologiques et physiques) dans l’indifférence quasi générale. Désabusé, Talbi commente : « aujourd’hui, mon pays est sans valeurs morales. Il est un désert d’indifférence et d’égoïsme. Sauf miracle en Tunisie, la liberté, ce n’est pas demain la veille ». Il persiste et signe quelques pages plus loin : « sauf intervention d’un facteur impondérable, la Tunisie n’a aucune chance d’accéder à brève échéance à la démocratie » avant de se rattraper : « Il faut attendre que la  génération émasculée par Bourguiba et Ben Ali, son fils en politique disparaisse dans la honte  et qu’une autre génération, celle de notre jeunesse, échappant à l’humiliation et l’asservissement la remplace (…)  La démocratie, c’est notre jeunesse qui la fera ». Enfin, il s'en prend à ceux qui invoquent une spécificité tunisienne pour justifier les scores soviétiques aux élections et les atteintes aux droits de l'homme.

  Pourtant, le miracle aura bien lieu et plus tôt que ne le prévoyait le Pr Talbi et avec lui, la quasi-totalité des Tunisiens. Les tyrans ont beau s’entourer de toutes les précautions, ils ne sont pas indéboulonnables, car il y a une justice immanente ; et puis quand on a vécu la chute de l’empire soviétique et à sa suite, la fin du communisme ;  le passage  de la Chine du communisme pur et dur au capitalisme le plus débridé en l’espace de deux générations ; quand on a assisté à la fin des empires coloniaux, à la victoire retentissante des Vietnamiens sur les Français à Dien Bien Phu, on doit tout envisager,  y compris le sursaut salvateur  d’un peuple fût-il « apaisé, aseptisé, épuisé, anifié (…) par la plus néfaste des dictatures, celle qui émascule les hommes ».  Car moins de quatre ans plus tard, Ben Ali sera acculé à la fuite par une révolution conduite précisément par les jeunes, sans violence,  via facebook, à peine vingt jours après le déclenchement de ce « facteur  impondérable » qu’évoquait l’auteur, l’immolation d’un jeune marchand ambulant de Sidi Bouzid , le 17 décembre  devant le siège du gouvernorat pour protester contre l’indifférence des autorités locales à son sort. Personne n’y avait prêté attention, pas même le président déchu pourtant prompt à réagir  à tout ce qui risquait de ternir l’image de cette Tunisie « où tout est ordre et beauté ; luxe et calme ». Il  entraînera  dans sa chute, l’Egyptien Hosni Moubarak et peut-être demain,  Kadhafi, « le doyen des Chefs d’Etat dans le monde » avec 42 ans de règne, le Yéménite, Ali Abdallah Salah et la liste n’est pas close.

Ce peuple qu’on disait cataleptique venait de déclencher la première cyber-révolution de l’Histoire.

Nous sommes heureux pour Mohamed Talbi, cet infatigable défenseur des droits de l'homme, d'avoir vécu le couronnement de ses efforts et  le remercions de nous avoir offert ce témoignage poignant sur l'une des périodes les plus sombres de notre histoire.

H. B

Mohamed Talbi, « Goulag et Démocratie » février 2011 publié à compte d’auteur
Bonnes feuilles: lire l'introduction