Notes & Docs - 23.02.2011

Président de la République par intérim : Jusqu'où peut aller Foued Mebazaa ?

Que se passera-t-il le 15 mars 2011, date échéance constitutionnelle du mandat de la présidence de la République par intérim ? Différentes options se présentent. En attendant les clarifications et les décisions, portrait du Président Foued Mebazaa et retour sur ce qui s’est passé ces jours-là.
 

Ce vendredi 14 janvier, Foued Mebazza, 77 ans, président de la Chambre des Députés, suivait avec réelle attention, minute par minute, sur les chaines de télévision, les dernières nouvelles des manifestations devant le siège du ministère de l’Intérieur, sur l’avenue Bourguiba. Après la prière du Vendredi, il ne pouvait se permettre la moindre sieste, tant il se sentait interpellé par ce qui se passe dans le pays. Pour reprendre son haleine, il plongeait dans la lecture du livre qu’il venait de commander de Paris : «Cartes sur tables»  des frères Patrice et Alain Duhamel. Mais le cœur n’y était pas. Tout va rapidement s’accélérer pour lui et le voilà porté à assurer, conformément à la Constitution, la charge suprême à la tête de l’Etat, en Président de la République par intérim.
Un coup de fil de la présidence de la République le convoque d’urgence au Palais présidentiel de Carthage, à quelques centaines de mètres de chez-lui et voilà qu’une équipe de la garde présidentielle qui débarque pour l’y escorter. Arrivé, il y retrouvera le Premier Ministre, Mohamed Ghannouchi, ainsi que le Président de la Chambre des Conseillers, Abdallah Kallel. Nous n’en saurons pas plus. Motus.

Un guet-apens?

On les verra tous les trois, quelques instants plus tard, sur la chaine télévisée publique. Encadrant Ghannouchi, le regard hagard, les présidents des deux chambres, assistent à la déclaration de la vacance provisoire du pouvoir et l’activation de l’article 56 de la Constitution, transférant au Premier Ministre l’intérim du Chef de l’Etat. Ceux qui connaissent bien Foued Mebazaa, ne le reconnaissent pas. Blême, abasourdi, comme s’il était pris en otage, soumis à un diktat armé, tout comme Ghannouchi et Kallel. L’heure est grave, les circonstances exceptionnelles. Que se passe-t-il au juste ? On ne le sait pas encore avec précision. Etait-ce un guet-apens ? A quel sort devait être livré ce trio ? Aurait-il été épargné, gardé en otage, puis, liquidé pour créer un vide constitutionnel et favoriser un coup d’Etat fomenté par un homme du clan de Ben Ali contre l’Etat ? L’histoire nous le dira.

La fuite du tyran, inespérée, déclenchant une euphorie inégalée, emporte ce soir-là tous les Tunisiens, et le monde entier, dans l’allégresse. La Tunisie passera la nuit avec, comme président de la République par intérim, Mohamed Ghannouchi. En attendant la suite. Alors qu’il n'aspirait  qu'à une retraite bien tranquille…

Dès le samedi matin, attaché au respect de la Constitution, Ghannouchi saisit le Conseil Constitutionnel qui constate la vacance effective, ce qui conduit à passer à l’article 57, faisant du Président de la Chambre des Députés, l’intérimaire constitutionnel. Et voilà donc Foued Mebazaa, propulsé à la magistrature suprême, au moins pour une période de 45 à 60 jours. Y avait-il un seul jour songé ? Jamais, cela n’avait effleuré sa pensée.

« Depuis 13 ans qu’il était à la tête de la Chambre, croyant pouvoir s’en délivrer à chaque nouvelle session législative, il n’avait de cesse que de reprendre sa liberté pour savourer une douce retraite », raconte à Leaders, l’un de ses proches. » Ce vœu, en fait, il l’avait caressé, dès le début des années 80, lorsqu’il avait achevé en 1986, sa mission de Représentant Permanent de la Tunisie auprès de l’ONU à Genève. Mais, il n’avait alors que 53 ans et ne pouvait prétendre à la retraite. Le voilà donc muté à Rabat, en tant qu’Ambassadeur auprès du Roi Hassan II.

Sa nouvelle affectation ne durera pas longtemps, puisque, le 27 octobre 1987, dix jours avant le 7 Novembre, Bourguiba le rappelle à Tunis pour reprendre, une deuxième fois le ministère de la Jeunesse et des Sports. Il y restera quelques mois, avant de reprendre l’exercice de son métier d’avocat, présider la municipalité de Carthage, puis la Chambre des Députés, deux charges, certes importantes, mais conformes au rythme de vie qui commence à s’imposer à lui. Tout son temps, de retour du Palais du Bardo, siège de la Chambre où il se rend chaque jour avec une rare assiduité et y accomplit toutes ses tâches, il le consacre à sa famille, à la lecture et à l’association des anciens Sadikiens qu’il préside avec force délectation.

Un moment décisif

Ce samedi 15 janvier, Foued Mebazaa, se retrouve ainsi mis par la révolution face à son destin. Admiratif de cette jeunesse combattante à mains nues qui lui rappelle les moments forts du dernier quart d’heure pour l’accession à l’indépendance, il ne se pose pas de questions . Il sent rapidement tout le poids de la responsabilité historique qui lui échoit sur les épaules et réalise l’ampleur de l’effort à fournir, afin de faire aboutir cette transition salutaire.
Pour avoir été  depuis son retour de France, en 1961, à de hauts postes, notamment Gouverneur de Tunis (1969-1973), Directeur de la Sureté nationale (1965-1967), Ministre de la Jeunesse et des Sports (1973-1978, le Mondial de l’Argentine, et 1987-1988), puis de la Santé Publique (1978-1979), de la Culture et de l’Information (1979-1981), etc.

Il connaît parfaitement les rouages de l’Etat et leur mode d’emploi. Au perchoir de la Chambre des Députés, il ne pouvait qu’assister stoïquement, à la confiscation de l’Etat et du pays, par le président déchu et son clan. D’ailleurs, n’en avait-il pas fait les frais, en 1998, lorsqu’il avait été débarqué de la Mairie de Carthage, pour une simple affaire de jalousie quant à ses liens privilégiés avec l’ancien président français, Jacques Chirac. La brimade rendue publique, valait un sursis au perchoir. La menace était à peine déguisée.

Assumer son destin

Foued Mebazaa n’a pas eu beaucoup de temps pour réfléchir, ce samedi 15 janvier. De vieux camarades de lutte, des amis de 50 ans, et surtout une grande figure du mouvement national, l’ont adjuré, au nom de tous les martyrs, d’hier et d’aujourd’hui, d’assumer l’intérim. Les risques étaient énormes : selon la constitution, dans l’impossibilité pour la chambre des députés d’assurer l’intérim, celui-ci échoit automatiquement à président de la Chambre des Conseillers, qui était alors Abdallah Kallel, ancien ministre de l’Intérieur et trésorier du RCD. La révolution ne l’aurait jamais accepté. Dans quelle tourmente se trouverait, alors, le pays ? Souvenez-vous, nous n’étions alors qu’à quelques heures seulement de la chute du régime de Ben Ali, que la sécurité commençait à se relâcher, que les prisons s’ouvraient, les bandes armées se répandaient dans toutes les régions et les pillards pratiquaient derrière leurs forfaits, la politique de la terre brûlée.

Prenant son courage à deux mains, Foued Mebazaa, profondément croyant, et nourri de valeurs patriotiques, répondra à son aîné, qu’il assumera son destin et se met immédiatement au service de la patrie. Le voilà donc prenant le chemin de la Kasbah, siège historique de la Présidence de la République, à l’aube de l’Indépendance, avant de s’installer à Carthage. Il s’installera dans le grand bureau qui a servi au président Bourguiba.

« Tenez bon, ne cédez pas ! »

Et c’est ainsi que le mandat présidentiel intérimaire commencera immédiatement pour Foued Mebazaa : déclaration solennelle, le jour-même à la télévision, reconduction du premier ministre chargé de former un nouveau gouvernement d’union nationale,  concertations continues, consultations juridiques et examen des urgences. Tout s’accélère. Chaque matin, le nouveau président arrive tôt à la Place de la Kasbah, dans sa Mercédès noire, bien escortée.

Mais, ce jour-là, une grande surprise l’attendait: une foule compacte lui barrait la route avec en tête… des policiers. La voiture était prise d’assaut, on tapait sur la carrosserie, et les revendications les plus diverses pleuvaient. Il a fallu l’intervention rapide des forces armées, pour l’en dégager et lui permettre d’accéder à son bureau. Grosse frayeur pour les siens, mais lui, il gardera la tête froide. A la sortie du bureau, une vieille dame qui guettait sa réapparition, s’est jetée sur lui pour l’embrasser et lui répéter : « tenez bon, Si Foued ! Ne cédez pas ! » Cela lui a donné du baume sur le cœur, mais il savait qu’il n’était pas au bout de ses peines.

L’arrivée des manifestations venus de l’intérieur du pays s’installer sur la place de la Kasbah, sous ses fenêtres, s’amplifiait, jusqu’à lui interdire pratiquement l’accès à son bureau. Décision fut alors prise de se replier, avec Ghanouchi et une équipe réduite de collaborateurs, sur l’aile administrative du Palais de Carthage. Dans cette bâtisse à deux étages construite dans la grande enceinte, mais tenue à l’extérieur du Palais lui-même, étaient installés les membres du cabinet présidentiel que Ben Ali, méfiant et redoutant toute indiscrétion, tenaient loin de ses propres bureaux.

L’émotion au rendez-vous, le sens de l’Etat aussi !

Installé au deuxième étage, Mebazaa a occupé le bureau qui était réservé au Président de la République et non-loin de lui, Ghannouchi. Des salons et salles de réunion sont disponibles et peuvent donc servir aux réunions restreintes ainsi qu’au conseil des ministres. C’est là que se dérouleront les cérémonies de prestation de serment des nouveaux membres du gouvernement provisoire, dès le vendredi 28 janvier, puis des gouverneurs. Ces lieux jusque-là inconnus du grand public étaient révélés pour la première fois à la télévision lors des couvertures des différentes activités du président intérimaire et du premier ministre.

L’émotion est souvent au rendez-vous. C’est ainsi que se présentant pour la première devant le Président intérimaire, le jeune ministre du Commerce et du Tourisme, Mehdi Houas, ne croyait pas rencontrer une vieille connaissance de son père. C’est à bras ouvert, comme il l’a fait avec tous les autres, que Foued Mebazaa l’a accueilli, lui demandant : « vous êtes bien le fils de Si Béchir Houas ?» Mehdi en était stupéfait, sans pouvoir lui demander des détails, avant qu’il n’apprenne de la bouche du Président intérimaire : vous savez, en débarquant à Marseille, en 1954, chassé par les autorités coloniales, pour faire mes études, c’est votre père qui m’avait accueilli et entouré de toute son attention tout au long de mon séjour, même lorsque je suis parti à Montpellier, puis à Paris. J’en garde le meilleur souvenir et je suis heureux de voir son propre fils, une grande compétence tunisienne, accepter dans ces moments exceptionnels, de renoncer à ses entreprises, et rentrer en Tunisie se mettre au service de la Patrie!» Le nouveau ministre en avait les larmes aux yeux.

A Mokhtar Jallali, ancien député de Sidi Bouzid sur la liste de l’UDU et nommé ministre de l’Agriculture et de l’Environnement, Foued Mebazaa recommandera à cette vieille connaissance : « surtout gardez votre indépendance et votre franc-parler tel que je vous ai connu au Parlement ».

Avec Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales, les retrouvailles sont très chaleureuses : « Si Mohamed, nous avions commencé notre carrière ensemble, presqu’en même temps, au cabinet de Si Mondher Ben Ammar, alors secrétaire d’Etat à la Santé, lui rappellera-t-il. »

Incarnant la continuité de l’Etat tunisien, Foued Mebazaa est conscient de l’ampleur de la charge à la quelle il se consacre de toutes ses énergies, déterminé à y aller jusqu’au bout. Il est certes conscient des dangers qui guettent la révolution, et connaît parfaitement les limites de son mandat ainsi que les étroites marges de manœuvres possibles. Mais, tout ce qu’il espère, c’est s’acquitter  de cette « amana », pour restituer au plus vite la magistrature suprême à l’élu légitime que choisira souverainement le peuple tunisien.

Bio-Express

•    Né le 15 juin 1933 à Tunis
•    Engagé au Néo-Destour depuis 1947, membre de la cellule d’Aix-Marseille  (1954), puis président de la cellule de Montpellier (1956), puis membre des instances du PSD et du RCD (Au bureau politique 1974-1981, puis depuis 1997 en sa qualité de président de la Chambre des Députés)
•    Membre de la commission administrative de l’UGET (1957-1959), président de l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains à Paris (AEMNA, 1959-1960)
•    Licencié en droit et sciences économiques
•    Avocat au barreau de Tunis
•    Ancien Maire de la Marsa (1975-1980), puis de Carthage (1995-1998)
•    Député (depuis 1964, en plusieurs mandats succincts, le dernier sans discontinuité depuis 1995) et élu président, en 1997.