News - 24.02.2024

Ammar Mahjoubi: Sbeïtla, l’antique Sufetula

Ammar Mahjoubi: Sbeïtla, l’antique Sufetula

Les origines de Sbeïtla sont encore obscures et aucun texte, aucune inscription n’éclaire sa fondation. On peut seulement tirer parti de son nom, puisque Sufetula est un diminutif de Sufes, qui désigne une cité voisine, distante d’une trentaine de kilomètres au Nord-Ouest. Sufetula serait donc postérieure à Sufes (Sbiba) où une inscription est attestée dès le Ier siècle, sous le règne de Claude (41-54). Peut-être peut-on encore ajouter que quelques stèles, parmi celles qui ont été exhumées, sont aussi datées du Ier siècle, mais aucun indice ne permet de confirmer sa fondation par des vétérans des armées romaines, origine proposée par certains historiens.

Faute de découvertes, le statut de la cité primitive est encore sujet à des conjectures. On sait, cependant, qu’à l’issue de la guerre contre Tacfarinas (17-23) et de la résistance à l’occupation romaine par l’ensemble des tribus berbères musulames, Rome avait organisé une rocade militaire, une route qui, à partir d’Ammaedara (Haïdra), traversait tout le Sud-Ouest du pays ; et elle avait aussi couvert la Haute Steppe d’une grille cadastrale, avec la fondation de plusieurs castella établis sur les terres confisquées aux tribus autochtones. Du fait de ce contexte historique, on a attribué à la dynastie flavienne (69-96) l’urbanisation d’une partie importante de la Haute Steppe. Les empereurs flaviens auraient aussi octroyé à Sufetula le statut de municipe, qui accorde la citoyenneté romaine soit à l’ensemble des citadins, soit seulement aux notables de la cité. On dispose notamment, pour prouver l’existence de ce statut de municipe, de bornes territoriales découvertes au Nord-Est de Sbeïtla, où l’inscription PMSM a été développée par P(ublica) M(unicipii) S(ufetulensis)…mais la lettre M, à la fin du sigle, reste sans explication.

A une date encore imprécise, la cité avait obtenu le statut de colonie, la première inscription qui mentionne cette promotion étant datée du IIIe siècle ; plusieurs autres textes épigraphiques mentionnent aussi l’ordo decurionum, les notables du sénat local qui, avec les magistrats, détiennent le gouvernement intérieur de la cité. Plusieurs inscriptions font l’éloge de ces notables, dont la générosité, avec les sommes d’argent dont ils devaient obligatoirement s’acquitter à l'entrée en charge de chaque fonction, avait couvert la cité de statues dédiées aux divinités romaines et aux empereurs ; mais curieusement, une seule de ces inscriptions semble indiquer la donation d’un monument, puisque la base de ce donateur, un certain L. Valgius Florus Carpentius, avait été posée à l’entrée des grands thermes publics de la ville. Les magistratures locales et l’ensemble du cursus municipal ne présentent aucune originalité, à l’exception de la mention, vers 196, d’un «curatorcivitatis» pour la première fois dans la province africaine.

Parmi les cultes officiels, l’épigraphie signale, avec le culte impérial, ceux de Neptune, Venus Genitrix et Sol, ainsi que la dévotion vouée à un «deus patrius» et au «genius» du sénat municipal. Mais aucun des temples exhumés n’est attribué de façon précise, bien qu’on suppose que les trois sanctuaires qui bordent le forum étaient dédiés à la triade capitoline, Jupiter, Junon et Minerve. Le culte de Baal Hammon – Saturne est attesté par quelques stèles, mais même si l’une d’entre elles a été découverte à la limite de la cité, près de la masse de cendres d’un lieu de sacrifices, on n’a pas réussi à localiser le sanctuaire de cette grande divinité de l’Afrique antique.

Comme dans la plupart des cités africaines, les institutions municipales, avec le sénat local et les magistratures, s’étaient sans doute maintenues après le IVe siècle, sous le Bas-Empire, et les gouverneurs de la province avaient, comme ailleurs, accru leurs interventions dans la vie municipale. L’un d’entre eux, qui joua un rôle important dans la construction ou la rénovation du théâtre, aurait été celui qui devint préfet de la ville de Rome en 365-366 ; mais l’identification est encore hypothétique, pour cet ancien gouverneur comme pour ceux dont l’intervention est révélée dans des rénovations du forum ou dans la construction d’une fontaine publique.Mais avec la christianisation, un changement radical transforma la vie de la cité. Un évêque est attesté dès 256 ; et du IVe jusqu’au début du Ve siècle coexistèrent, dans la ville, deux communautés chrétiennes, puisque deux évêques, l’un catholique et l’autre donatiste, étaient présents à la grande conférence de 411. Dans la seconde moitié du IVe siècle, plusieurs églises furent édifiées à proximité du centre, au-dessus des constructions publiques désaffectées dont un ou même deux anciens temples en partie détruits. Mais il faut attendre le VIe siècle pour mieux connaître la communauté chrétienne de la ville, la structure de son clergé et quelques-uns des saints vénérés. Grâce à l’épigraphie et à la multiplication des réalisations architecturales destinées au culte chrétien, une partie importante de la communauté citadine a pu être étudiée.

L’étude onomastique ne permet pas d’éclairer véritablement l’origine de la population, et malgré les efforts de R. B. Hitchner, la présence de vétérans ou de descendants de vétérans est encore incertaine. Trois bases datées de la fin du IIe siècle mentionnent le nom de la famille sénatoriale des Servaei, déjà connue à Gightis (Boughrara), et deux autres cursus sénatoriaux concernent des familles originaires de Sbeïtla, qui avaient accédé à cet ordre nobiliaire. Quelques familles avaient également accédé à l’ordre équestre. Quant à l’ensemble des citoyens, ils présentent, de façon générale, une grande diversité de noms et de surnoms qui n’offrent pas de renseignements particuliers, à l’exception des quelques cas de groupes familiaux à Sbeïtla ou dans les environs de la ville. Aussi bien les affranchis que les esclaves sont pratiquement absents dans l’épigraphie, en dehors des deux affranchis de la famille des Servaei et d’un troisième, affranchi d’un Turranius Septiminus. Absents aussi sont les métiers exercés, à l’exclusion de deux médecins qui avaient aussi assumé des charges municipales.

Le territoire de Sufetula, que R. B. Hitchner avait tenté de déterminer, était plausiblement délimité par plusieurs oueds, au Nord, au Sud et à l’Ouest, à mi-chemin des villes de Sufes, au Nord, de Cillium (Kasserine) à l’Ouest et Nara (peut-être Bir el Bey, à 25 km au Sud-Est de Sufetula) au Sud. Mais à l’Est, la limite est beaucoup plus discutable, assure N. Duval dans un article sur «L’histoire de Sufetula, à la lumière des recherches récentes», dans «L’Afrique dans l’Occident romain», (pp. 495-536), qui est la source principale de cette chronique. Duval objecte qu’à l’Est, la limite proposée par Hitchner comprend, dans le territoire de Sufetula, les agglomérations anciennes de Cilma (Djilma) et Masclianae (Hajeb el-Ayoun).

Un schéma d’histoire économique de la région de Sufetula a enfin été esquissé, malgré l’absence de fouilles stratigraphiques et la validité incertaine des datations proposées pour les sites archéologiques. A l’origine, les habitants s’adonnaient sans doute à des cultures de subsistance, peu adaptées à la pluviosité limitée des Hautes Steppes. Il aurait fallu attendre le IIe siècle et l’essor économique de la province africaine pour constater une montée en puissance de l’oléiculture, dont les ruines de pressoirs et autres vestiges archéologiques attestent la persistance et les progrès constants jusqu'au IVe siècle. Plus tard, on a décelé une décadence progressive jusqu’au VIIe siècle, marquée par l’abandon de plusieurs exploitations agricoles. Quelques activités minières ont été aussi vérifiées, du fer notamment au Jebel Koumine et des carrières de pierre locale, avec des ateliers de céramique à Henchir es-Srira, au Sud-Ouest de Djilma.

Depuis le IIe siècle et jusqu’à une époque tardive, la production oléicole a été abondante et répandue dans toute la région. Mais si l’on se fiait au ramassage de surface de la céramique datable, on constaterait un affaiblissement qui aurait commencé un peu avant la conquête vandale au Ve siècle. Pourtant, on décèle en même temps une apparence de prospérité manifestée, jusqu’au VIe siècle avancé, par l’activité constructive, avec des extractions de la pierre à bâtir et de l’argile pour les ateliers de céramique, tandis qu’un abondant gisement de gypse, au Nord de Sufetula, fournissait à foison les « briques » de plâtre, utilisées à partir de IVe siècle parmi les matériaux de construction.

Il faut ajouter que cette récapitulation des recherches récentes ne pourrait aider la rédaction d’une monographie convenable de Sufetula, que si l’on commençait par étudier et publier, de façon détaillée, le forum et les monuments exhumés depuis longtemps et dont on n’a pu présenter qu’une description sommaire. Une extension importante des fouilles et des sondages stratigraphiques permettrait aussi de préciser l’évolution de l’urbanisme et fournirait les repères chronologiques ; et les inscriptions qui seraient découvertes, en poursuivant notamment le dégagement de l’amphithéâtre incomplètement fouillé, pourraient enfin compléter l’histoire des institutions municipales.

 

Ammar Mahjoubi