Opinions - 13.02.2019

Abdelaziz Kacem - Variations sur un thème : entre culte et culture, mon choix est fait

Abdelaziz Kacem - Variations sur un thème : entre culte et culture, mon choix est fait

I

L’intellectuel est de plus en plus marginalisé. Il est la Cassandre ou la Zarqâ’ al-Yamâma des temps présents. Il voit venir, il prévoit, il prévient. Mais nul ne le croit. Alors, par dépit ou pour se donner une contenance, il prend exemple sur  Abou Tammam (805-845) et proclame :

عَليَّ نَحْتُ القوافي مِنْ مَعادِنِها      وما عَليَّ إذا لمْ تَفْهَم البَقَرُ

Traduisons:

Il m’échoit de sculpter mes vers en leur nickel
Peu me chaut de rester incompris du cheptel

II

Dans un livre consacré à la militante algérienne Djamila Boupacha (Gallimard, Paris, 1962) par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, celle-ci écrivait : « Ce qu’il y a de scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue ». Pour ma part, je me refuse à toute accoutumance, à toute résignation. Je ne m’habitue guère à la dégringolade du dinar, qui va de pair avec la chute de nos valeurs. J’ai mal au prestige laminé de l’État ; j’ai mal à nos rues affligées de barbus et de femelles voilées. C’est une pornographie feutrée qui se joue sous nos yeux : la barbe,attribut de virilité, le voile, une ceinture de chasteté. Un psychodrame en quête d’un psychothérapeute. Je ne m’y habitue pas. La « révolution » me révolte encore et rien ne m’agace autant que la glorification du « modèle tunisien ». Le mensonge n’est pas mon fort.

III

Il y eut au sein même de l’islam un choc des civilisations. D’un côté, les Arabes sédentarisés en contact avec l’Inde, la Perse et Byzance, les A‘râb, de l’autre, hordes invétérées, hostiles à tout progrès. Or l’islam, au départ, était une idée neuve. Né à la Mecque, il se développe à Médine. L’islam est une religion citadine et le Coran n’est pas tendre avec ces bédouins incultes. Il cherche à les urbaniser. Un hadith attribué au Prophète dit : « Revenir au bédouinisme après s’être urbanisé est une sorte d’abjuration ». Tout bien pesé, l’islamisme, essentiellement rural, est une revanche sur l’islam citadin. C’est Nadjd contre le Hedjaz.

IV

Je salue nos vaillantes forces armées. Je les salue et je les plains. Elles traquent un monstre retors sans que leurs arrières soient réellement protégés. Nous savons maintenant que pour un terroriste supprimé, d’autres se préparent à le remplacer. À ce rythme, on n’en viendra pas à bout de sitôt.

Une médersa à l’afghane, aux environs paisibles de Regueb, est découverte, comme on découvre une cache d’armes, un « Nid de guêpes », au sens où l’entendait la CIA, quand elle créa la Qaida, en Irak. C’est un internat coranique, une première ! Intentionnellement insalubre, ce pénitencier enferme, dans une totale promiscuité, mineurs et adultes. Ils y apprennent à vivre dans le manque et la violence, au motif de les aguerrir et de les préparer au « djebel ». Ce n’est ni un fait divers ni un cas isolé et surtout pas une cellule dormante. Ces fabriques de brutes prêtes à tout, s’activent partout. J’ai une immense empathie pour ces  gamins martyrisés, dont on a volé l’enfance, et violé le corps et l’esprit, au vu et au su de leurs parents indignes. Sur You Tube et dans le net, circulent des bribes de vidéos où des mioches spoliés de leur identité se font appeler Abou Hafs, Abou Qatada, Abou Machin ; tel bambin s’y exerce à égorger un ours en peluche, tel autre, encore bébé, à qui l’on apprend à maudire Bachar El Assad, scènes abominables ponctuées de sinistres « takbir ». Cela ne se passe pas à Kaboul, c’est chez nous, en Tunisie, et c’est ainsi que s’enracine le « daéchisme ».

V

Les adeptes d’Abu Bakr Naji, pseudonyme de Mohammed Khalil al- Hakayma, alias Abou Jihad al-Masri, lieutenant de Ben Laden et auteur d’un livre d’horreur, إدارة التوحش (La gestion de la sauvagerie), infestent nos mosquées, nos établissements scolaires de la maternelle à l’Université. Mort au Waziristan, en 2008, lors d’un raid américain, Abou Jihad al-Masri prenait soin d’étayer ses jugements et opinions, en se référant solidement aux  sentences et statuts d’imams réputés et reconnus, tels qu’Ibn Taymiyya (1263-1328), Ibn Hajar al-Asqalâni (1372-1449), Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792) ou, plus près de nous, Sayyid Qutb (1906-1966), la quintessence de l’extrémisme.
Tuer, égorger, brûler, violer, réduire les femmes en esclavage, s’approprier les biens d’autrui au nom de la « ghanîma » (butin), tout cela est conforme aux textes développés par plus d’un prestigieux imam. Que l’on ne vienne plus nous dire que l’idéologie islamiste n’a rien d’islamique !

VI

Il y a, il est vrai, un autre islam plus humain, plus civilisé, celui des Mutazilites, des Averroïstes, des Soufis. Cet islam qui a laissé fleurir la poésie, la philosophie, les sciences, à Damas, à Bagdad, à Cordoue, dans quelle arrière-boutique, dans quel grenier sordide a-t-il été relégué ?

Ayant délocalisé mes activités culturelles, durant les années Ben Ali, j’ai défendu, tous azimuts, l’islam des Lumières, à des tribunes européennes académiques, politiques et religieuses. Mes conférences ont retenti dans des amphithéâtres universitaires, des temples maçonniques, des couvents. À cet égard, je ne suis pas près d’oublier que j’ai été, dans un monastère belge, l’hôte de l’Union des Religieuses Méditatives. J’ai dirigé, trois jours durant, leur séminaire sur l’islam, ce que je raconte dans le détail dans mon livre L’Occident et nous (L’Harmattan, 2016). Je crois avoir laissé, partout où je suis passé, l’idée d’un islam qui n’a rien à voir avec l’islamisme borné et criminogène. C’est donc en connaissance de cause que j’affirme que l’islam pourvoit amplement à notre besoin de spiritualité, mais ce serait le rabaisser que de le mêler à nos problèmes de gouvernance et d’intendance.

VII

En vous disant « l’islam est la solution », on vous ment. Depuis le premier califat à nos jours, la discorde prévaut, les Compagnons qui se sont mêlés de politique se sont entretués. LISEZ L’HISTOIRE ! Presque tous les descendants du Prophète, par sa fille Fatima, ont été martyrisés. LISEZ L’HISTOIRE ! Ne me parlez pas du bon SALAF. LISEZ L’HISTOIRE ! Or celle-ci, au grand dam des islamistes, nous apprend que la Culture est la vraie solution. Et l’obscurantisme est inversement proportionnel au déficit culturel dont souffrirait une société etquelles que soient les nuances que peuvent revêtir ses diverses formes,en Asie, en Afrique, il repose sur le même déni, la même prohibition : Boko Haram, la Culture occidentale est illicite.Chez nous, l’allergie de ces gens-là à la langue française est telle qu’ils ont fait de leur indigence en la matière un enrichissement identitaire. Cela vaut pour une grande partie de nos immigrés. Au cœur de l’Europe, s’épanouit la mentalité Boko Haram.

VIII

Je dois reconnaître, cependant, que les Frérots sont passés maîtres en matière d’entrisme et de noyautage. Dès 1970, c’est par l’Association de Sauvegarde du Coran qu’ils ont développé leurs « kouttabs » spécifiques.Ils ont infiltré tous les rouages de l’État et ciblé divers groupes d’influence, sportifs, médecins, avocats. En football, l’exemple de « Cheikh » Nabil Maaloul n’est pas unique, l’exemple nous vient d’Égypte. L’entraineur Hasan Chahata explique les performances de ses joueurs par le fait qu’ils font tous la prière. Depuis lors on propose que la Sélection nationale soit rebaptisée Sélection des prosternés (Muntakhab al-sâjidîn). L’arbitre est là. Le seul absent est le libre-arbitre. En Égypte, les médecins frérots sont surbookés. Ils sont si affables, et  leur auscultation est si mêlée de versets coraniques. C’est à vous donner envie de tomber malade. À noter que Aymen al-Dhawâhiri, le vicaire de Ben Laden, est chirurgien de profession. Le nombre de leurs adeptes tunisiens n’est pas négligeable. Bonne nouvelle : aux dernières élections du Conseil National de l’Ordre des Médecins de Tunisie, aucun candidat crypto-islamiste n’a été élu. Il faut s’en réjouir. Pour le reste, les propos outrageants de l’avocaillon de la médersa de Regueb, se passent de commentaire.

Plus insidieusement, la société a été virussé. Sans culture, la foi se transforme en superstition. Regardez autour de vous, essayez de titiller les gens, parmi ceux qui vous paraissent très ouverts, abordez avec eux le problème pressant et bien réel des hadiths apocryphes, vous les verrez s’indigner, se confondre en formules propitiatoires, Dieu pouvant, dans leur imaginaire anthropomorphiste, se fâcher et envoyer ses foudres sur les blasphémateurs. Si vous grattez un peu plus, vous vous apercevrez que les trois quarts de nos compatriotes sont « séropositifs », c’est-à-dire « talibanisables ».

IX

La Tunisie n’a pas connu de répit depuis que les islamistes sont au pouvoir. La colère gronde. On veut en découdre avec Ennahdha. Pour ma part, je tiens Abdelfattah Mourou pour un islamiste « modéré », je le crois même hostile à l’Organisation secrète de son parti. C’est pourtant lui, qui est allé calmer les ardeurs de cette crapule de Wajdi Ghonim venu, jusqu’au seuil de nos demeures, nous lancer son anathème : Crevez de rage ! (موتوا بغيظكم)- « Laissons tomber les parents, lui dit Cheikh Mourou, ciblons leurs rejetons ! » L’internat de Regueb n’a fait qu’aller jusqu’au bout de cette stratégie: séquestrer les jeunes, les soumettre à toutes les privations, aux châtiments corporels pour les endurcir. C’est par cet enfer qu’ils pourront passer au Paradis. Les Services concernés de l’État doivent lancer une vaste opération pour nous sauver de notre progéniture ensauvagée et pour répondre àune question pertinente,  lue sur le web : Cette médersa fonctionne depuis 2012. Où sont passées ses premières promotions ?

X

Notre mal est plus profond. Nous sommes manipulables, prêts à être « déculturés ». J’ai vu des agnostiques évoquer avec ferveur « l’I‘jâz al-‘ilmi », (le miracle scientifique du Coran). Cela s’appelle « concordisme » (chercher ce mot dans le dictionnaire ou sur internet). L’Église a été la première à s’y essayer pour établirune prétendue scientificité de la Bible. Elle s’en est abstenue, juste avant de se couvrir de ridicule. Qu’à cela ne tienne ! Les scientistes musulmans ramassent l’idée et prennent le relais. Leur charlatanisme leur a rapporté gros. Le très regretté Jacques Berque (1910-1995), excellent traducteur du Coran et grand ami du monde arabe, nous mettait en garde : la science évolue et certains résultats sont toujours susceptibles d’être revus, corrigés, augmentés, ne mettez pas votre Livre saint en porte-à-faux. Non, le Coran n’est pas un manuel de sciences exactes, c’est un livre de la foi, il suffit amplement au besoin des croyants pour sauver leur âme. De quoi ? De l’intégrisme, en priorité. Nous y reviendrons…

Abdelaziz Kacem