News - 13.02.2019

Une «dystopie» égyptienne

Une dystopie égyptienne

La dystopie est, selon Wikipédia, «un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur».

C’est précisément à ce genre de littérature qui s’oppose à l’utopie, que l’on songe en refermant le roman,  La Bibliothèque enchantée, de l’Egyptien Mohammad Rabie, que les Actes Sud viennent tout juste de publier. Né au Caire en 1978, Mohammad Rabie est ingénieur de formation. Son premier roman, La Bibliothèque enchantée, a obtenu le prix Sawarius Cultural Awarden 2011.

L’auteur est un habitué du genre. Lors d’un colloque organisé en avril 2017, à l’Université américaine du Caire, portant sur la dystopie comme genre littéraire, Mohammad Rabie a longuement expliqué les motivations qui l’avaient poussé à adopter ce genre dans son premier roman, La Bibliothèque enchanté, paru en 2010 sous le titre Kawkab Anmbar, puis dans son second roman, Otared, publié en 2015.

L’ouvrage est d’une structure particulière. Ecrit à deux voix, celle de Maher, un jeune fonctionnaire du ministère des ‘Biens de mainmorte’ (waqfs) et Sayyid, un vieil intellectuel, désabusé, cynique, habitué de la bibliothèque. Deux voix qui ne feront qu’une à la conclusion du livre. Maher rappelle le héros, Winston Smith, de la célèbre anti-utopie, 1984, de George Orwell, ce fonctionnaire qui travaille au Ministère de la Vérité́ et qui devient, peu à peu, opposant en son for intérieur. Toutefois Maher n’a pas les mêmes convictions subversives. Lorsqu’il s’est vu confier une mission d’évaluation concernant une vieille bibliothèque oubliée que le gouvernement compte raser pour faire passer une nouvelle ligne de métro à Abbasseya, un quartier populaire du Caire, il a d’abord applaudi:

«C’est tout à fait comique ; et on me demande de procéder à l’évaluation d’un endroit pareil ! je crois qu’en effet il convient de raser cette baraque à l’abandon et de construire à sa place une station de métro qui épargnera à la population les galères des transports pour se rendre à Abbasseya.» (p.10)

Mais il finira par saisir l’immense importance de cette bibliothèque, et se raviser. La démarche de l’auteur, ingénieur de formation, est une manière originale de transgresser certains tabous et de défier l’oppression politique et religieuse. Cette bâtisse, à l’abandon, est à l’image du Caire. Elle est délabrée et poussiéreuse, les pièces débordent d’ouvrages sans cotation ni indexation, d’assemblages incohérents de sujets hétéroclites ; néanmoins, elle fascine peu à peu le fonctionnaire Maher, par sa longue histoire, par son architecture, par ses traductions dans toutes les langues et aussi par les quelques originaux qui la fréquentent.

Le Dr Sayyid al-Ahl est l’un d’eux. Il est le plus âgé, le plus assidu et donc le plus informé. Personnage principal dans cette dystopie, évoluant dans cette bibliothèque décatie depuis une trentaine d’années, il en connait tous les coins et recoins. Grâce à lui, Maher finira par découvrir bien des secrets. Facétieux, usant de la parodie, Sayyid tire à boulets rouges non seulement sur la pauvreté et la misère des lieux mais également sur la reconstruction désordonnée de la ville, et surtout sur la gangrène qui sévit à tous les niveaux. Surpris chez lui par une coupure d’eau alors qu’il s’apprête à se raser, il s’exclame:

«Aujourd’hui, c’est le premier jour du mois. L’infection ambulante me demande : « Le loyer, dâctôôôr…» C’est bon j’ai compris, chien de proprio, gros dégueulasse ! Eteindre le moteur, c’était le coup de massue, un moyen imparable de faire pression sur moi avec ma barbe en savonnée. » (p.20). Il ricane à la vue du paysage qu’il aperçoit de sa fenêtre : « Comme la vue est belle de ma fenêtre ! Une jungle de béton obstrue l’horizon. C’est splendide, éblouissant et fort appétissant. Remercions Dieu pour Ses bienfaits. » (p.21) En route vers la bibliothèque, il a maille à partir avec le chauffeur du taxi « qui avance comme une tortue » et « qui se lamente sur les soucis de l’existence, les aléas du destin, le métier qui ne rapporte rien». (24) Mais c’est surtout à la bibliothèque que Sayyid laisse libre cours à ses invectives. D’abord contre le directeur de la bibliothèque constamment «occupé à échafauder une nouvelle combine pour escroquer quelque quidam. » (p.25), «un escroc, un chef de bande, un meneur de racaille.» (p.59) Puis contre «l’autre imbécile d’Ali. ‘M. le docteur’ Ali Ahmed, professeur à la faculté de langues, immense sommité, auteur de mille traductions…Les apparences sont trompeuses, c’est bien connu : le bonhomme n’entend rien à l’enseignement. Il n’est pas fichu d’expliquer un terme ni d’en illustrer le sens, ni de répondre spontanément aux questions de ses étudiants.» (p.41)

Mohammad Rabie, n’est pas le seul romancier égyptien à avoir adopté la dystopie. En effet, l’Egypte continue son rôle de pionnier en ce genre de littérature dans le monde arabe. Plusieurs voix nouvelles avaient précédé Mohammad Rabie, notamment Ahmad Khaled Tawfiq (Utopia, 2009) et (Fi Mammar Al-Feeran 2015), Ezzeddine Choukri Fishere (Bab Al-Khouroug2012), Nael Al-Toukhy (Nisaä Al-Karantina, 2013) ou, encore Basma Abdel-Aziz (Al-Tabour,2014).

En conclusion, disons que dans cette dystopie, il n’y a aucune histoire d’amour comme dans 1984. Elle n’offre pas, non plus, une image sombre où les hommes souffrent d’une oppression. Elle n’est ni nihiliste ni réactionnaire. Elle constitue simplement un reflet de ce que l’auteur peut voir au quotidien au Caire. Grâce à sa densité romanesque et à sa parodie, elle n’est pas une anti-utopie. Elle offre peut-être une vue quelque peu déformée, voire fantaisiste, mais qui, en définitive, peut servir de base à d’utiles réflexions, et constitue un enseignement utile, critique indirecte des temps présents, et possibilité donnée d’en tirer des conclusions.

Mohammad Rabie, La Bibliothèque enchantée, roman traduit de l’arabe (Egypte) par Stéphanie Dujols, Sindbad/ACTES SUD.176 pages.

Rafik Darragi


 

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