Opinions - 10.02.2019

Riadh Zghal: La négociation de l’Aleca n’est pas qu’une affaire économique

Riadh Zghal: la négociation de l’Aleca n’est pas qu’une affaire économique

Le logiciel qui a servi aux négociations de l’accord d’association signé en 1995 avec l’Union européenne ne peut plus être fonctionnel pour la négociation de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) car la variable du processus démocratique en marche a changé la donne pour la prise de décision. La démocratie impose qu’au lieu de penser la négociation exclusivement au sommet, on admet une participation de la base impactant les décisions finales. Cela est d’autant plus nécessaire que la situation, aussi bien dans le secteur agricole que celui des services dans notre pays, est par trop fragmentée et fragile. Et ce sont ces secteurs que l’Aleca ouvrirait au marché libre. Or dans leur état actuel, ils ne disposent pas suffisamment d’avantages comparatifs pour affronter la concurrence sur le marché intérieur.

Certes, les premières discussions ont abouti à admettre la participation de la société civile au processus de négociation. Mais de quelle société civile s’agit-il ? Les organisations patronales historiques: Utica, Utap? Les organisations plus récentes: Synagri et Conect? D’autres organisations professionnelles spécialisées? Des associations triées sur le volet? Mais toutes ces organisations sont-elles en mesure de faire remonter à la table des négociations les préoccupations des petits agriculteurs aux diverses problématiques géographiques et sociologiques souvent exprimées en termes économiques et politiques?

Prenons le cas de la question de l’ouverture du secteur agricole aux accords de libre-échange avec l’Union européenne. Cette question a déjà été posée avec inquiétude lorsque de tels accords limités au secteur industriel ont été mis en application. Je citerai à ce propos l’analyse de Mohamed Elloumi  qui rappelait le morcellement des exploitations agricoles . Pour se maintenir à flot, l’auteur note le recours des petits agriculteurs à la main-d’œuvre familiale, à l’apport financier des membres de la famille qui travaillent dans d’autres secteurs et à l’exploitation groupée de micro-exploitations. Tout cela constitue une sorte de système D qui reflète la fragilité et la faible productivité de leur activité. Elloumi constate que la capacité de l’agriculture tunisienne à faire face à la libéralisation est différenciée, ce qui nécessite une approche territoriale pour aborder une telle question.

Adopter une approche territoriale revient à considérer les systèmes de propriété en place qui vont des micropropriétés parfois dispersées aux domaines publics exploités par l’Etat, loués, occupés illégalement ou inexploités, en passant par les grandes exploitations céréalières ou fruitières et par les propriétés collectives source de problèmes non résolus, parfois exprimés avec violence. Cela revient également à considérer les modes d’exploitation agricole. Assurer une véritable compétitivité du produit agricole tunisien est une question qui se pose différemment selon qu’il s’agit de culture irriguée ou extensive, du niveau de mécanisation. C’est aussi une question d’ordre culturel et psychologique, celle de la disposition des agriculteurs à introduire et s’approprier les changements nécessaires à la mise à niveau de leur activité pour affronter la concurrence aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Une autre question est aussi à considérer: ne pas reproduire l’erreur faite lorsqu’il s’agissait de mettre à niveau le secteur industriel – tout en reconnaissant ses bienfaits - et se contenter de se positionner au bout de la chaîne de valeur. Il va falloir se préoccuper de la maîtrise de la chaîne de valeur depuis les fournitures d’équipements et des divers intrants jusqu’à la transformation, le conditionnement et la commercialisation. Cela se traduirait par l’introduction de nouveaux systèmes de gestion de l’exploitation, par l’investissement en recherche et développement et par l’essaimage d’entreprises relevant des divers maillons de la chaîne de valeur.

Si l’on tient compte de toutes ces variables et bien d’autres encore, force est de reconnaître que la mise à niveau du secteur agricole - qui devrait précéder son exposition à une rude concurrence - est par trop complexe pour être abordée avec une méthodologie applicable à tous, ni avec une approche top down où les décisions se structurent et se prennent au sommet.

L’initiative d’entrer en négociation en vue d’accords de libre-échange complet et approfondi  vient de l’Union européenne qui y trouve son intérêt, et c’est de bonne guerre. Mais où se trouve notre intérêt national? Où se trouve l’intérêt des petits et ceux des grands agriculteurs? Où se trouve l’intérêt des régions? Où se trouve l’intérêt des localités dont le paysage naturel et sociologique est plutôt particulier? C’est à de telles questions, nous semble-t-il, qu’il faudra répondre pour forger, optimiser une capacité de négociation à même de sauvegarder l’intérêt du pays et d’assurer un développement durable de notre agriculture.

La démocratie a ceci de positif au sens où elle exige un regard approfondi tourné vers la base et une recherche fouillée de ce que peut être l’intérêt commun à plus d’un niveau : macro, méso et micro. Et cela ne peut se faire sans une participation. Certes, cela est beaucoup moins aisé que la constitution d’une équipe de négociation hautement qualifiée. Celle-ci peut être particulièrement engagée envers l’intérêt national mais elle a sa propre vision de cet intérêt. En conséquence, certaines variables peuvent lui échapper.

La participation a ses exigences de temps, de pédagogie, de prise en considération des facteurs sociologiques et économiques locaux, de prospective pour que le local n’empêche pas de penser global… Avec la démocratie, on est entré dans l’ère de la complexité de gestion de la chose publique. Un autre prix de la révolution qu’il faudra payer si l’on veut réunir les conditions d’un avenir meilleur pour notre peuple. Toutefois, le débat autour de l’Aleca est une opportunité à saisir et pour l’économie et pour l’exercice de la démocratie délibérative, tout en continuant à explorer de nombreux autres marchés dans le monde.

Riadh Zghal