News - 01.10.2018

Adnène Khaldi : Pourquoi la virilité tunisienne n'est plus ce qu'elle était?

Crise de la masculinité en Tunisie

«Quoi? Tu parles de nous? C’est nous qui avons des pannes sexuelles? … Mais t’es fou? Jamais! … Nous, nous avons le soleil et l’harissa… On ne peut pas avoir de pannes sexuelles !» C’est ainsi qu’un ami de 38 ans, pourtant universitaire, m’avait révélé sa conception sur la virilité tunisienne, une virilité, selon lui, immaculée, toute puissante, sans faille, jamais mise en doute.
Ne serait-il pas choqué de savoir que 40% des hommes tunisiens souffrent d’un dysfonctionnement sexuel(1) _ et que l’industrie pharmaceutique tunisienne prépare le lancement du troisième générique de Viagra sur le marché? En effet, les Tunisiens consomment plus de 48 000 pilules par mois(2) _ pour pallier leur déficit viril. Les dysfonctions érectiles ne sont qu’une énième humiliation qui vient s’ajouter à une longue liste de misères subies par l’homme tunisien. Cela commence par ce qu’il a de plus bas, son nerf honteux et finit par ce qu’il a de plus haut et de plus noble, son intellect. En est témoin son retard considérable au niveau scolaire. En effet, 67% des diplômés à l’université sont des femmes(3). La virilité tunisienne perd de sa superbe et chute du haut de sa grandeur. On peut imaginer aisément la gravité de cette chute si on prend comme point de départ la tautologie de Nadia Tazi à propos du nomos du monde arabo-musulman structuré sur la prévalence du mâle: «Cette culture ne se borne pas à servir l’homme-adulte musulman au détriment des autres [...] minorisés. Elle sature et elle polarise le gender. L’homme doit se postuler comme souverainement masculin, comme Un, et il ne cesse de se définir négativement en rapport à l’autre. Son éminence est visible au point d’en devenir aveuglante: la virilité est la tache aveugle de ce monde.»(4) _. Ou celle encore de Raja Ben Slama: «L’étalon est le chef mâle, vigoureux et unique. C’est lui qui guide les individus de son espèce vers les sources d’eau et les mène en pâture. Il gère, à lui seul, les affaires de la communauté. La politique telle qu’elle est conçue par le Fiqh est l’apanage des hommes dont la virilité est hors de doute.»(5) _. Pour enfin échouer au constat humiliant fait par Hatem Meniaoui: «La Tunisie se classe en première position dans le monde arabe dans le domaine de la violence conjugale à l’encontre des hommes. Il a affirmé qu’un tunisien sur 10, est battu et humilié par sa femme»(6)  .

Fragilité de l’identité masculine

«Tu n’es pas un homme». Sitôt prononcée, cette insulte suffit pour mener au meurtre. Oser dénigrer l’identité masculine du tunisien est le pire des affronts. Il s’en faut de si peu pour détruire cet artefact fragile. Être un homme est un idéal qu’il doit atteindre, qu’il doit prouver, éprouver et préserver. Bourdieu relève le fait qu’il suffit de dire d’un homme, pour le louer, que « c’est un homme ». D’emblée, le garçon tunisien dans son développement psychosocial se trouve dans une crise de masculinité. Elevé dans un gynécée où d’une part, il y a un véritable culte de la mère doublé d’un maternage long et excessif et d’autre part, une carence paternelle évidente, ce que Bouhdiba appelle le complexe Jawdar ou le complexe du hammam. Cet enfant devra renoncer au monde féminin qu'il connaît si bien pour être "happé" littéralement par le monde masculin dont il ignore les contours. Il devra bannir toute trace de féminité en lui. La mue du garçon tunisien est difficile. Il ne pourra pas jaillir facilement de son éclosoir et se débarrasser complètement de son exuvie féminine. II restera longtemps en état de chrysalide. C’est un homme en devenir, en perpétuelle quête de masculinité.

La fragilisation du Patriarcat

Le patriarcat a, dit-on, la peau dure. Mais sous les coups de boutoirs d’un féminisme revanchard et victimaire, il vacille. Poussé jusqu’à ses derniers retranchements par les vicissitudes de la modernité, il finit par se fissurer. Et l’on voit à terre des pans entiers de masculinité. L’homme perd les repères historiques de sa suprématie basée essentiellement sur sa force physique. Cette dernière n’a plus son importance, vu la mécanisation des métiers et la féminisation des modes de gestion, devenus plus démocratiques et participatifs. Le style de leadership masculin défini comme étant autocratique, basé sur la compétition et la hiérarchisation n’a plus sa raison d’être. En outre, les femmes ont fait du contrôle de la procréation et de la gestion de la famille, leur royaume exclusif. En cas de séparation, les mères obtiennent systématiquement la garde des enfants.

Dépouillé de ses prérogatives et de son historique pouvoir, l’homme est un has been. Il se sent obsolète. Déchargé de son rôle traditionnel de pourvoyeur de la famille et n’étant plus un point d’ancrage, l’homme se trouve désorienté. On entend souvent: «Comment me prendre pour un homme, un vrai, quand je ne suis qu’un pauvre chômeur et c’est ma femme qui me prend en charge ?». On assiste au tableau de l’atrophie de son pouvoir réel et symbolique, face à un nouvel idéal de société étêtée, sans père, ou du moins une société privée de toute harmonie entre les deux genres.

Cette société, basée sur la compétition genrale, a trouvé sa meilleure illustration lors des délibérations pour la nouvelle constitution tunisienne. Les députées féministes se sont soulevées contre une proposition d’article comportant l’expression «principe de complémentarité qui sous-tend la relation homme-femme». Pour elles, les genres ne se complètent pas, ne s’harmonisent pas. Le terme «égalité»(7) _a été retenu pour répondre à leur attente. Ce concept renvoie à des frontières légales franchement délimitées et hermétiques, où chacun des deux genres est retranché derrière son arsenal juridique prêt à fourbir ses arguments légaux. A la complétude et à la complémentarité, les féministes préfèrent l’animosité entre anima et animus, la compensation Jungienne n’étant pas à l’ordre du jour.

Si La maternité s’inscrit dans l’expérience charnelle et sensible, la paternité quant à elle est produite par la pensée. Elle est fondamentalement une fonction symbolique, une pure métaphore, selon Lacan. Et nous voilà devant un processus d’émasculation symbolique qui tente de décomposer la métaphore du père par des dispositifs légaux. La dernière «attaque» en date provient de la commission de la Colibe (La commission des libertés individuelles et de l’égalité) qui propose un projet de loi permettant aux enfants, une fois majeurs de choisir le nom de famille de la mère ou du père. La filiation patriarcale n’est plus une certitude. Elle sera disputée avec l’enfant ou dans le meilleur des cas négociée. Il ne s’agirait, donc, plus d’ôter à l’homme des prérogatives légales mais d’une attaque réelle et frontale à la fonction paternelle. Le signifiant est ciblé et le « nom du père » décomposé. De là, la perte des re-pères de la structure familiale.

Un autre projet de loi génocidaire du patriarcat est proposé. Il vise la suppression de l’expression « le père en tant que chef de famille» et l’annihilation du statut juridique de l’autorité du père (le pater familias issu du droit romain). C’est le partage de la chefferie. Plus d’exclusivité pour lui ! Selon cette proposition, l’homme n’est plus perçu comme «souverainement masculin, comme Un» mais comme un DEMI.

Conséquences

Il serait légitime de s’interroger sur les conséquences d’un telle déréliction du père. Dans ce sens, Pascale Roger pose la question: « L’établissement du registre symbolique, comprenant la pensée, le langage et la loi (de nature anthropologique et non politique) transmis par le père, étant capital pour la culture — sans être infaillible comme en témoigne l’existence des névroses et des psychoses — la question est alors de savoir ce que devient «l’efficacité symbolique» si la fonction paternelle s’affaiblit ou disparaît, ou si elle tend à ne plus se distinguer de la fonction maternelle.»(8) _. Il serait donc utile de s’interroger sur les conséquences de cet affaissement symbolique du patriarcat. La réponse est donnée par le service pédopsychiatrique de l’hôpital Razi qui a tiré la sonnette d’alarme sur l’absence du père, le père disqualifié, oublié, humilié et à la limite encombrant. Ce constat a motivé l’organisation d’un atelier-séminaire en décembre 2017 sur la fonction paternelle(9) _. L’appauvrissement du langage, le recul des savoirs et de l’éducation, les constructions identitaires pathologiques, l’excès de jouissance, l’absence ou l’excès d’émotions sont les conséquences de l’affaissement symbolique de la fonction paternelle.
Et si le terrorisme était une autre conséquence de l’homme humilié ? C’est ce qu’avance Gérard Haddad: «Il se trouve que cette humiliation des pères atteint des sommets dans les sociétés maghrébines de ces grandes cités de banlieue…C’est en tout cas sur ce terrain déstructuré par le déclin de la paternité que les intégristes de tous bords prospèrent.»(10) _. Même conclusion tirée du séminaire organisé sur le thème : psychiatrie et terrorisme (faculté de Médecine de Sfax-mars 2017) qui fait de la blessure narcissique ainsi que de la déliquescence de l’autorité paternelle un noyau autour duquel se bâtit la radicalisation (Saida Douki Dedieu). Elle s’impose comme un dictame à toutes les humiliations. Le processus de radicalisation devient le moyen d’apaisement de la souffrance psychique par la quête d’un idéal. Ainsi, elle colmatera les blessures genrales. Les salafistes y trouveront une réinscription virile épurée, une masculinité défensive de protestation ou une hyper-masculinité. Le port de la barbe ou de la moustache, symboles de virilité viennent conforter ce script. Opérant toujours par compensation, la radicalisation apaisera aussi ce que Fethi Ben Slama appelle «l’idéal islamique blessé» qui poussera les jeunes à devenir des «sur-musulmans».

Face à une société en complète anomie où les genres, statuts et rôles se chevauchent, se court-circuitent et où les normes traditionnelles se perdent, le salafiste n’adore pas vraiment Dieu. Il n’adore que la norme qui devient sa Mecque, elle l’apaise, délimite son être éparpillé et répare ses failles narcissiques. Il refuse la norme moderne écrite sur le principe du «ni-ni». L’homme doit être viril, ni trop ni pas assez, le salafiste la veut franche, claire…RADICALE, quitte à ce qu’elle soit inscrite dans le sang. C’est un appel au père, à la norme virile, patriarcale qui colmatera toutes les humiliations.

Adnène Khaldi
Psychothérapeute Tcc, cabinet privé

(1) L’économiste maghrébin, 03/10/2013 : «Le coût de l’importation du Viagra en Tunisie est estimé à 3.983.972 dinars», L’économiste maghrébin, 03/10/2013. https://www.leconomistemaghrebin.com/2013/10/03/le-cout-de-limportation-du-viagra-en-tunisie-est-estime-a-3-983-972-dinars/
(2) Ibid
(3) Institut national de la statistique, « Rapport national genreTunisie 2015 » : http://www.ins.tn/sites/default/files/publication/pdf/rapport%20national%20genre%20Site%20_0.pdf
(4) Nadia Tazi, « Le désert perpétuel. Visages de la virilité au Maghreb », in : La virilité en Islam, Fethi Benslama et Nadia Tazi (dir.), Paris, L’Aube, 2004, p. 44.
(5) Raja Ben Slama, « Le mythe de l’étalon, le "réduit" des femmes au Parlement », In « Manifeste des libertés » : http://www.manifeste.org/article.php3?id_article=196
(6) Hatem Miniaoui (président de l’association tunisienne pour la promotion de la famille), un tunisien sur 10  est battu par sa conjointe. https://www.realites.com.tn/2017/04/violence-conjugale-un-tunisien-sur-10-battu-par-sa-conjointe/
(7) Les droits de la femme tunisienne sont-ils menacés ? France24: http://observers.france24.com/fr/20120813-statut-femme-tunisienne-est-il-menace-code-statut-personnel-ennahdha-compl%C3%A9mentaire-homme
(8) Pascale Roger "La disparition du père : de l’affaissement du symbolique à l’angoisse du réel." Filigrane 231 (2014): 67– 82. DOI : 10.7202/1026078ar
(9) Séminaire-conférence sur le thème: « Paternité et cognition »,Service de Pédopsychiatrie du CHU RAZI & Unité de Recherche 12 SP20. 16 décembre 2017, complexe scientifique, CHU Razi.
(10) Gérard Haddad, « La paternité et son déclin ». Figures et enjeux de la paternité. p73-74. Celi Editions, 2015